Il aura été un personnage emblématique de la vie citadine de ce dernier demi-siècle. Pierre Brahms a influencé, soutenu, aidé bon nombre d’acteurs de la vie publique et privée et contribué à développer le talent créatif de jeunes artistes ou architectes. Rien ne semblait lui être plus important que de voir la forme donner de l’élégance et un esprit novateur au fond. Il nous a quittés ce mardi 5 novembre 2019 selon son habitude presque légendaire. En tirant sa révérence en toute discrétion. Il avait 85 ans.
Pendant toutes ces années où j’aimais m’amuser à «portraiter» dans la presse écrite des personnages intéressants de notre microcosme citadin, Pierre Brahms était le seul à me résister avec véhémence. «Tu écriras mon épitaphe», disait-il avec un sourire narquois. Il ne croyait pas si bien dire. Pierre n’aimait pas parler de lui, il préférait être à l’écoute de l’autre.
De son enfance on saura à peine que ses parents se sont exilés avec leur famille au Brésil pendant la Seconde Guerre mondiale. Car le petit Pierre, comme tant d’autres, avait été mis sur une liste d’enfants juifs dénoncés par l’instituteur collabo. Revenu au pays, rien ne le prédestinait à devenir commerçant, car il se préparait plutôt à apprendre un métier pratique.
Une adresse: Maison Moderne
Et pourtant, dans un des immeubles familiaux, il finit par installer, sur plusieurs étages, la boutique de mode la plus originale que Luxembourg aura connu à l’époque et qui a donné son nom au groupe de presse indépendant créé par : Maison Moderne.
À un étage il proposa des marques établies pour l’élégance féminine, à un autre des maisons plus avant-gardistes. Avec ses responsables, il adorait parcourir les capitales internationales comme Paris et Londres, toujours à la recherche de griffes inédites. Même pour l’homme, il trouvait des créateurs inventifs, chics et pas chers. Les bébés n’étaient pas oubliés au dernier niveau, où l’on trouvait par ailleurs de belles parures pour le lit. On croisait le tout-Luxembourg dans les escaliers de cet immeuble où l’on finissait par se sentir comme chez soi.
On y était tellement bien que lorsque Pierre décida d’arrêter les activités de la maison, pour sa soirée d’adieux, tous nos exilés rentraient de New York ou de Rio pour être de la fête. Ce fut un «happening» tellement remarquable que nous décidâmes en équipe de le couronner meilleur événement de la décennie dans une rétrospective consacrée aux années 90.
Curieux de tout, soutien des autres
En exergue de cette activité principale, Pierre aida certain(e)s de ses protégé(e)s à lancer leur propre boutique. À une certaine époque, la rue du Nord fut rebaptisée par les insiders «rue Pierre Brahms», car outre y avoir installé des poulains dans leurs commerces, il offrit à d’autres de les loger dans un de ses studios ou appartements.
Entre-temps, il avait lancé à Hollerich le Marx Bar, lequel devint très vite, avec son intérieur novateur qui n’avait rien à envier aux lofts new-yorkais, l’endroit nocturne le plus couru de la ville. Lui-même vivait pendant tant d’années, en toute simplicité, dans un de ces studios de la rue du Nord, alors qu’il recevait ses amis dans un grand espace situé à l’intérieur de l’immeuble de la Maison Moderne, et dans lequel on se glissait par une petite porte de la Côte d’Eich.
Ce fut dans ce lieu qu’il finit par devenir un personnage mythique lorsqu’il commença à y organiser ses fameux rendez-vous hebdomadaires. Ce n’étaient pas des déjeuners comme les autres, car il essaya de créer à chaque fois un mix qui se refusait l’homogénéité totale. Les tendances politiques comme celles de la création de ses invités pouvaient être à l’opposé les unes des autres.
Créer la polémique était moins le but que d’écouter l’avis de tout le monde, car Pierre était curieux de tout. Et il vous appelait au préalable pour vous demander si la présence d’une telle autre personne ne vous dérangerait pas. Lui ne se livrait pas, il se contentait de poser des questions. Comme un grand post-adolescent, un peu espiègle, pas mal ironique, qui adore continuer à tirer les ficelles sociales tout en se refusant que cela se termine en jeu d’échecs.
Car, au contraire, nombreux sont celles et ceux qui, en lisant ces lignes, se rappelleront l’aide que Pierre leur a apportée. Qu’elle fut matérielle ou qu’il logea l’un(e) ou l’autre pendant des moments difficiles, il était devenu le bienfaiteur de beaucoup de monde, moi inclus.
En me proposant un bureau sous son toit il y a plus d’une vingtaine d’années, cela était devenu un vrai plaisir de prendre le café avec lui le matin en philosophant sur tout et sur rien avant de m’atteler à mon travail. Je me rappelle que je dus me battre pour lui payer un loyer et qu’il apposa finalement sa signature au bas du contrat sans le lire.
Il était comme ça, Pierre. Il ne s’arrêtait pas à tous les détails. Ces dernières années, on le vit quitter les vernissages ou ouvertures diverses quand les autres arrivaient. Loin des mondanités, il gardait sa curiosité des domaines créatifs, mais il fuyait la foule.
Si personnellement je regrette une seule chose en pensant à lui aujourd’hui, c’est de ne pas assez lui avoir témoigné ma gratitude. Cela aurait sans doute juste provoqué un haussement d’épaules de sa part. Et il se serait modestement éclipsé. C’était Pierre. Et on l’aimait aussi, et surtout, pour ça.
Note sur l’auteur:
Claude Neu est chroniqueur de la vie urbaine, culturelle et nocturne depuis le début des années 90, période à laquelle il a commencé à collaborer avec Mike Koedinger. Il fut le premier rédacteur en chef de Papejam, en 2000.
De Maison Moderne... à Maison Moderne
Lorsqu’en 2010, Mike Koedinger choisit de renommer sa maison d’édition Maison Moderne, il s’agissait bien d’un hommage rendu à son fidèle ami Pierre Brahms qui l’avait certes soutenu depuis ses premiers pas d’éditeur à 18 ans, mais qui l’avait surtout inspiré. Avec sa générosité habituelle, Pierre avait donné son accord pour l’utilisation de sa marque.
Mike Koedinger, le conseil d’administration et toute l’équipe de Maison Moderne expriment leurs condoléances à tous les proches de Pierre.