Dans son nouvel ouvrage édité au Luxembourg par Ernster Editions, Philippe Depoorter aborde une fois de plus le sujet de l’argent. Acteur majeur de la philanthropie au Luxembourg qu’il a contribué à développer, il a aussi fondé l’activité de Family Practice au sein de la Banque de Luxembourg. S’il a aujourd’hui quitté la banque, il reste mobilisé et poursuit son engagement sociétal à deux niveaux: celui de la contribution sociale et économique des entreprises familiales à Luxembourg au sein du Family Business Network (FBN) ; et sur les questions touchant au « vivre ensemble », et notamment celles de la jeunesse marginalisée avec la Fondation EPI.
Ce livre n’est pas un énième guide ou manuel pour bien gérer son argent. Comment l’avez-vous pensé?
Philippe Depoorter. – «L’origine du livre remonte à cinq ans, à l’époque où je commençais à penser à me retirer de mon activité à la Banque, auprès des familles. Mais je ne pouvais pas m’en aller sans avoir compris certaines choses. Dans ma carrière, j’ai beaucoup travaillé sur les problématiques de transmission et de l’argent. Au cours de ces expériences, certains questionnements ou faits étaient récurrents. J’avais envie de les approfondir. Notamment les tensions liées à la détention d’argent, en particulier la thématique de la dépossession.
Avec ce livre, j’avais envie d’aller plus loin, en abordant aussi les questions que pose l'argent dans la société. Il est un fort déterminant social, il est peut-être trivial de le dire, mais je pense qu’il est bon de le rappeler. Le fossé croissant entre les gens, le cloisonnement et les problèmes de justice sociale en sont un des effets. L'argent est un sujet incontournable lorsque l’on s'intéresse aux problématiques sociales d’aujourd'hui. Il peut vite devenir un instrument de pouvoir. Avec ce livre, mon objectif n’était surtout pas de donner des leçons, ni de solutions, mais d’inviter à se questionner.
Il a été co-écrit avec une philosophe et psychothérapeute et un spécialiste de la philanthropie. Comment chacun a-t-il apporté son expertise?
«J’avais déjà travaillé avec Nicole Prieur qui a beaucoup abordé les questions d’argent et de la famille, avec beaucoup de recul sur ce sujet, mais aussi avec Étienne Eichenberger avec qui j’ai travaillé depuis vingt ans sur les questions de philanthropie. Ce sont nos trois expériences de discussions et d’échanges qui ont donné naissance à ce livre. Tout l’enjeu était de ne pas tomber dans la stigmatisation, dans la simplicité de dire que ce sont des problèmes de riches.
Comment avez-vous choisi d’aborder ce sujet sans pour autant tomber dans la caricature?
«D’abord, mon parti pris a toujours été de me baser sur mon expérience, ce que m’ont dit mes clients, car je ne suis pas docteur en argent! Je suis un homme de terrain, c’est de là que viennent mes observations. J’avais l’intuition que prendre une problématique par un extrême permettrait d’en tirer des enseignements peut-être applicables pour tous. J’ai d’abord interviewé des familles disposant de patrimoines extrêmes (ndlr: plusieurs centaines de millions d’euros).
J'ai également participé à un atelier au Réseau international de sociologie clinique à Paris, avec des personnes qui avaient des revenus plus «normaux». Finalement, la problématique et les questionnements étaient souvent les mêmes. Aujourd’hui, il y a une tendance à mettre les gens dans des cases car cela rassure. Nous sommes plutôt dans un monde du prêt-à-penser, donc l’objet du livre n’est pas de donner des leçons, d’inviter à un cheminement, de prendre du recul. Il est illustré et avec beaucoup de citations issues des entretiens, et je crois que c'est aussi l'originalité de ce livre.
Dans le livre, il est mentionné que Nicole Prieur constate, en tant que psychologue, beaucoup moins d’inhibition à parler de sexualité que d’argent qui suscite davantage de blocages. L’argent est-il à ce point intime?
«J’ai en effet souvent constaté la difficulté à parler d’argent. C’est un sujet ‘chaud’. Il est source d’intuitions, de peurs, de questions… C’est un objet total et un sujet totem, paradoxal en ce sens qu’il suscite des tensions entre des sentiments qui sont opposés sans être contradictoires. Entre la chance et la culpabilité pour une personne qui a hérité par exemple. D’autres ont peur d’en parler parce qu’ils ne veulent pas être réduits à leur richesse. Il est important de faire la paix avec son identité de possédant. Et c’est là que la question de l’usage est importante, car en soi, l’argent n’est ni bon ni mauvais, il n’est ni uniquement trésor, ni uniquement poison. C’est l’usage que l’on en fait qui peut déterminer cela.
L’industrie financière a mis en place un arsenal de règlementations: AML, KYC… Mais ça n’a rien réglé du tout sur l’usage de l’argent!
L’argent est toujours tabou dans notre société, pourtant, d’une certaine façon, il est partout. Pourquoi est-il si difficile à aborder?
«Car derrière il peut y avoir une sorte de honte, de peur. L’argent peut exposer au jugement. Aujourd’hui, je crois que si l’argent est problématique, c’est parce qu’il pose des questions éthiques. Nous vivons dans un monde, avec des règles et des lois, qui sont censées régenter tout cela. La sphère financière a mis en place un arsenal de réglementations: AML, KYC, contrôles, lutte contre le blanchiment… Mais cela n’a rien réglé du tout sur l’usage de l’argent. Cela nous dit simplement que les réponses concernant le bon usage de l’argent, si tant est qu’il y en ait, se trouvent en soi, dans la relation que l’on entretient avec soi-même.
Aujourd’hui, l’argent n’est plus vraiment palpable. On paie sans contact, par virements instantanés, avec des cryptomonnaies… Cela ne contribue-t-il pas, selon vous, à faire évoluer notre rapport à l’argent?
«Selon moi, cela confirme surtout que l’argent est un pouvoir, qui n’est rien tant qu’on ne le transforme pas en quelque chose. C’est là aussi la complexité de l’argent. S’il n’a pas d’autre utilité que de s’accumuler, il peut être vécu comme une punition parce qu’il peut devenir la source d’encore plus de questions et de tensions.
Dans le livre, vous citez «La Philosophie de l’argent» de Georg Simmel qui distingue les fonctions économique et extra-économique de l’argent. Comment l’expliquer?
«Anthropologiquement, l’argent est un moyen d’échange, un moyen d’action. Tant qu’il reste cela, il a une valeur d’usage et un usage qui est clair, qui est entendu, qui ne pose pas de problème. C’est la fonction économique. Il commence à poser problème dans deux cas: quand il y a un excès difficilement attribuable à un usage et peut donner le vertige. Le deuxième problème, c’est lorsque ce pouvoir d’action devient un pouvoir sur l’autre. On voit d’ailleurs ce qu’il se passe aux États-Unis en ce moment…
Comment le contexte familial et le contexte sociétal contribuent-ils à forger puis à influencer notre rapport à l’argent?
«À peine arrivés sur Terre, nous sommes déjà chargés de tous les espoirs et des représentations des parents. L’histoire familiale joue un rôle important, avec des fidélités familiales inconscientes… À cela s’ajoute la doxa avec tous ces dictons et expressions que nous entendons depuis toujours et qui nous formatent forcément. Tout ce qu’il se passe pendant l’éducation, l’argent de poche par exemple, joue aussi un rôle fondamental. C’est une grande et lente construction. L’argent est aussi un formidable miroir de soi-même, c’est un révélateur.
Ensuite, l’endroit où l’on nait n’est pas neutre d’un point de vue règlementaire, fiscal, religieux. En Europe, et au Luxembourg, s’ajoute aussi le cadre règlementaire de la loi réservataire. Donc pour celui qui doit donner ou transmettre, le cadre de pensée est totalement biaisé. Pour celui qui va recevoir aussi, parce qu’il sait qu’il aura le droit à quelque chose. S’ajoute aussi la problématique de la fiscalité. Ce contexte prive de réflexion sur ce qu’il est bon de faire ou pas avec son argent. Au Royaume-Uni ou aux États-Unis, cela n’existe pas, et je pense que cela évite la problématique de la ‘dette’ que l’on retrouve dans de nombreux cas, qui est vraiment une problématique forte qui pèse et crée des tensions chez certains.
Cette notion de «dette» semble encore plus forte chez ceux qui ont hérité…
«Oui, et nous aurions pu davantage creuser cette question. Les gens qui font fortune sur une vie, ce ne sont pas des gens qui avaient décidé au départ de devenir riches. Ils avaient une passion et l’argent est la conséquence de l’accomplissement de cette passion, d’une idée. Dans les cas d’un héritage, certains ont le sentiment que cet argent ne leur appartient pas vraiment, qu’ils ne l’ont pas mérité, ou ne savent pas quoi en faire. Leur argent peut leur permettre de tout acheter, sauf la réponse à cette question, qui se trouve dans la petite musique intérieure de chacun. Il est important d’en parler, d’être accompagné, et si possible avant l’arrivée de l’argent, car c’est quelque chose qui peut être difficile à concevoir.
On le voit pour les gagnants du loto: on ne les laisse pas livrés à eux-mêmes. Le projet de vie ne doit pas se faire selon l’argent que l’on recevra. Il s’agit plutôt d’aligner son argent sur ses valeurs et non l’inverse. Mais j’ai aussi vu des patrimoines passer de génération en génération sans que personne n’y touche. Il est essentiel que l’argent soit vivant, qu’il ait un usage, qu’il soit en mouvement, sinon il peut paralyser celui qui le possède.
Le patrimoine peut vite devenir une sorte de sanctuaire pour les parents, et d’une certaine façon, l’idée de le découper, le démembrer n’est pas facile.
Comment se défaire de ces tensions?
«En les acceptant comme la manifestation de notre conscience morale, en se disant que tant que l’on se pose des questions, c’est que tout va bien.
En famille, l’argent prend encore une tout autre dimension. Pourquoi?
«Le lien parents-enfant et encore différent de la fratrie où peut vite se déclencher ce que Nicole Prieur appelle la calculette inconsciente. Cela veut dire que toute sa jeunesse, on va calculer de façon inconsciente ce que le frère ou la sœur a eu de plus, ce que l’on estime qu’on aurait dû avoir, avec des questionnements sur l’égalité et l’équité. Cela montre encore que l’argent véhicule autre chose que sa seule valeur financière, de la reconnaissance par exemple, tout cela relève de l’extra-économique.
Dans le couple aussi, la question de l’argent aussi peut-être compliquée. Comment l’aborder?
«C’est un sujet dont il faut discuter. Encore plus quand le niveau de patrimoine est déséquilibré, si quelqu’un arrive avec un héritage et l’autre pas, si l’un des membres du couple gagne beaucoup plus d’argent. Dans un couple, le rapport à l’argent nécessite d’être co-construit, donc d’être verbalisé. Il va falloir exprimer sa conception, être ouvert, pour trouver un consensus.
Dans le livre vous abordez le cas des transfuges de classes. Qui sont-ils?
«C’est quelqu’un issu d’un milieu modeste, d’une famille qui avait ce qu’il fallait pour vivre, mais rien de plus, et qui tout à coup, parce qu’il a eu une idée, une passion, un projet, ou un peu de chance, se retrouve avec beaucoup d’argent. Il peut se sentir tiraillé, jamais à sa place. Ses parents sont fiers de lui, mais lui peut avoir une forme de culpabilité et aller, par exemple, jusqu’à rater délibérément ou inconsciemment sa vie amoureuse ou autre chose pour prouver qu’il n’a pas tout réussi et qu’il est encore fragile.
Une notion liée et largement abordée dans le livre est celle de la dépossession. De quoi s’agit-il?
«C’est le sentiment que peut sentir une personne au moment de donner, de transmettre son patrimoine ou son argent. C’est parfois très difficile car l’argent, le compte ou le patrimoine peuvent vite devenir une sorte de sanctuaire pour les parents, et d’une certaine façon, l’idée de le découper, le démembrer n’est pas facile.

Le livre est illustré par Vanina Gallo. (Photo: Maëlle Hamma/Maison Moderne)
Au Luxembourg, pays où la finance joue un rôle central, pensez-vous que cela influence le rapport à l’argent des habitants?
«On montre souvent le Luxembourg du doigt dans la presse, en le qualifiant de pays le plus riche du monde. Et moi, je me plais à rappeler que, oui, un grand nombre de personnes vivent confortablement, bien qu’on ait tendance à occulter qu’il y en a d’autres qui ne vivent pas confortablement du tout. On n’a pas ici de fortunes de la même importance et de la même ancienneté que dans certains pays à l’étranger. Mais il est clair qu’il y a un niveau de vie moyen qui est très élevé. Au Luxembourg, disons qu’il y a deux grands types de fortunes; des fortunes immobilières et celles liées à l’industrie financière et à tous les services autour, mais qui sont à des niveaux moindres par rapport à ce que l’on peut voir ailleurs. Mais cela contribue aussi à construire un rapport à l’argent».