Après 36 ans au sein de la Banque de Luxembourg, dont une quinzaine à accompagner des familles autour des questions de transmission, Philippe Depoorter laisse sa place à Anne Goedert. Une page qu’il a voulu tourner à travers un livre paru fin juin.  (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Après 36 ans au sein de la Banque de Luxembourg, dont une quinzaine à accompagner des familles autour des questions de transmission, Philippe Depoorter laisse sa place à Anne Goedert. Une page qu’il a voulu tourner à travers un livre paru fin juin.  (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Après 36 ans à la Banque de Luxembourg où il a développé l’activité de family practice, Philippe Depoorter prend sa retraite pour se consacrer à d’autres projets. Un chapitre qu’il a voulu clore avec «Ce que j’ai appris de vous», un livre de près de 200 pages qui raconte ses années passées auprès des familles en entreprise et ce qui l’anime, «restaurer du sens là où l’argent le fait disparaître». 

Il n’est ni banquier ni psychologue. Encore moins consultant. Et surtout pas coach de vie. est ce qu’on appelle un «facilitateur». Sa mission? Accompagner des familles en entreprises, confrontées à des questions de transmission, de gouvernance. C’est d’ailleurs lui qui a lancé et développé au sein de la Banque de Luxembourg l’activité de family practice, basée sur une approche pluridisciplinaire.

Dans «Ce que j’ai appris de vous», il livre onze récits anonymisés, qui sont autant d’exemples concrets des problématiques rencontrées par les familles en entreprise. Il donne aussi quelques pistes de réflexion, «sans leçon ni recette magique…»

Pourquoi écrire ce livre? Et pourquoi sous forme de récits?

Philippe Depoorter. – «Je voulais restituer tout ce que j’ai appris en accompagnant ces familles. Je me suis d’abord demandé ce que j’avais à raconter. Je ne voulais pas tomber dans le conseil, c’est le métier des consultants, pas le mien. Je ne voulais pas non plus en faire un recueil de solutions, car la seule solution, c’est celle que les gens se créent. Mon expérience littéraire m’a appris certaines techniques narratives qui permettent de faire passer des messages de façon plus concrète et agréable. J’ai rédigé onze récits, en allant puiser dans mes notes accumulées toutes ces années, en reprenant contact avec d’anciens clients. J’ai ressorti des sujets et situations qui reviennent souvent dans ces entreprises. J’ai voulu ce livre comme un miroir tendu pour susciter une réflexion. À la fin de chaque chapitre, je propose quelques petits pavés théoriques (lire les extraits plus bas, ndlr) pour aller plus loin.

Vous n’étiez pas au départ prédestiné au domaine de la banque, pourquoi ce virage?

«J’ai une formation littéraire et de psychologie. J’ai fait du journalisme pendant cinq ou six ans, puis j’ai enseigné le français, avant un détour par la communication, et un copain de l’école m’a dit que la Banque de Luxembourg cherchait quelqu’un pour le marketing et les relations publiques. Je me suis dit pourquoi pas, c’était vraiment de la curiosité.

Vous y êtes finalement resté 36 ans. Quelles étaient vos missions?

«Longtemps je me suis occupé de l’image de la banque. En 2007, j’ai découvert la philanthropie en Suisse. À l’époque au Luxembourg, cela n’existait pas vraiment ici parce que nous sommes un État social, bienveillant et qui prend les choses en main. Nous avons lancé la Fondation de Luxembourg qui abrite aujourd’hui 200 fonds.

Comment est venu cet intérêt pour les familles en entreprise, au cœur de ce livre?

«Un peu par hasard. À l’époque, à la Banque, nous cherchions à parrainer une université en Belgique. Nous nous sommes rapprochés de l’ICHEC Brussels, j’ai découvert ce sujet, je suis tombé dans la marmite et n’en suis plus jamais sorti. Cela m’a valu de reprendre l’activité entreprise de la banque et de la relancer. C’était merveilleux, car ce que j’avais appris jusqu’alors, je pouvais le mettre en œuvre. Je me suis beaucoup occupé de la partie transmission dans les entreprises familiales. Le meilleur service que je pouvais leur apporter, ce n’était pas de leur dire quoi faire, mais de les aider à trouver leurs propres solutions. Mon rôle était de réunir toutes les parties prenantes de la famille, ceux qui transmettent et ceux qui reçoivent, et faire en sorte qu’ils se parlent. La famille est un système qui interagit, c’est ce qui m’intéresse: l’humain, les histoires derrière. 

L’éthique de la famille, ce sont tous ces interstices et ces espaces dans lesquels ni lois ni règles ne vous disent quoi faire.
Philippe Depoorter

Philippe DepoorterFamily Practice LeaderBanque de Luxembourg

Quelle est la principale problématique de ces familles en entreprise?

«Au Luxembourg, la loi désigne des parts réservataires pour les héritiers. C’est aussi le cas en Belgique, en France. Cela peut être de l’argent, les parts d’une entreprise… Les parents doivent donner à leur(s) enfant(s) 50% de la masse successorale. Sans que l’enfant n’ait demandé, et sans que les parents ne puissent le changer. Se pose alors la question de la transmission du patrimoine, avec des fondateurs qui ne savent pas comment transmettre, et des jeunes qui reçoivent quelque chose qu’ils ne veulent peut-être pas, ou ne savent pas si c’est ce qu’ils veulent. Ce sont des problèmes de riches, me direz-vous, mais cela suscite des questionnements dans ces familles. 

Comment trouver le bon équilibre entre famille et entreprise?

«On se rend compte que l’entreprise familiale est devenue une sorte de mythe. Oui, il y a des histoires fabuleuses, et beaucoup de bons côtés, mais pas que. Une famille, c’est déjà compliqué, alors quand s’ajoute une entreprise, du patrimoine, c’est encore plus difficile. On peut représenter une entreprise familiale par trois cercles: famille, entreprise, actionnariat. Les trois se chevauchent et il faut trouver l’équilibre. Le métier de facilitateur est particulier, on ne sait jamais ce qu’il va se passer avec le client, parfois certains rient, pleurent, ne se parlent plus. Il y a des conflits.

Dans le livre, vous parlez de la notion d’éthique de la famille, de quoi s’agit-il?

«L’éthique de la famille, ce sont tous ces interstices et ces espaces dans lesquels ni lois ni règles ne vous disent quoi faire. L’éthique est importante, car l’entreprise est à la famille, et les membres ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent. Je parle parfois d’abus de bien familial, par analogie avec l’abus de bien social. On ne peut pas confondre le tiroir-caisse et la poche portefeuille. Je pense qu’il y a parfois un certain nombre de situations dans lesquelles, consciemment ou pas, on va utiliser la famille à d’autres fins.

Dans le livre, vous parlez aussi de la charte familiale comme une façon de formaliser certaines règles de gouvernance en famille dans l’entreprise. Comment l’élabore-t-on?

«La charte familiale, en soi, en tant que papier, c’est quelque chose qui a zéro intérêt. Ce qui est important c’est le processus mené pour y arriver. C’est là toute sa valeur, car elle reflète un consensus, et non un compromis. C’est un exercice structuré et quand la charte est rédigée, on la range dans l’armoire, elle ne servira plus que lorsqu’il y aura un problème. C’est un processus qui évolue en permanence. 

Dans le livre, on découvre l’histoire d’un fondateur qui peine à transmettre, d’un fils qui préfère tout quitter et partir loin ou encore d’une fille qui se retrouve submergée par ce qu’elle s’impose comme un devoir… On comprend qu’il n’existe pas un unique processus pour bien gérer son entreprise en famille…

«Tout à fait, quand je commence avec des clients, je leur dis: “Je ne vais pas pouvoir vous dire comment faire, mais nous allons chercher ensemble”. Ce qui compte, c’est ce qui fait que l’entreprise va pouvoir continuer, et que cela corresponde bien à la famille. La meilleure chose, c’est de rester en chemin, toujours chercher à conserver le juste équilibre entre les trois cercles (cités plus hauts ndlr). C’est ce que j’ai toujours essayé d’apporter à ces familles: une sorte “d’hygiène”. Ma conviction, c’est qu’une entreprise familiale progresse ou s’écroule selon la capacité de ses membres à se réunir quand ça ne va pas pour trouver des solutions.

Un autre sujet qui vous anime est celui de la Next gen. À quoi sont confrontés ces jeunes?

«Ils sont parfois en proie à de vrais conflits de loyauté. Ils se mettent une pression dingue sur la question de la transmission. Il y a beaucoup de questions qu’il faut les aider à dénouer. Ce qui est important, c’est ce que j’appelle la musique intérieure: se demander pourquoi je suis là? Quel est mon chemin? Qu’est-ce que je peux apporter? J’ai mis en place deux programmes pour les entrepreneurs familiaux: l’Académie d’été pour des jeunes issus de familles en entreprise, de 18 à 25 ans et le programme Family business junior executive pour des jeunes de 25 à 35 ans.

Les fondateurs d’une entreprise familiale sont des monstres d’intelligence, mais ils peuvent mettre en danger l’équilibre de l’entreprise en cas de difficulté à transmettre.
Philippe Depoorter

Philippe DepoorterFamily Practice LeaderBanque de Luxembourg

Qu’est-ce qui peut rendre la transmission difficile?

«C’est parfois très compliqué pour un fondateur de transmettre, car l’entreprise représente l’œuvre de sa vie. Quand on envisage la transmission, il faut mettre une limite, et accepter de ne plus venir tous les jours. Dans certains cas, le fondateur transmet la place, mais pas le pouvoir, c’est terrible. Les fondateurs d’une entreprise familiale sont des monstres d’intelligence, mais ils peuvent mettre en danger l’équilibre de l’entreprise en cas de difficulté à transmettre. Pour y parvenir, il faut réaliser un cheminement psychique et trouver un autre lieu d’épanouissement. 

La difficulté pour celui qui reçoit est souvent liée à un «conflit de loyauté», comment se positionner face à un fondateur, souvent le père, qui peine à transmettre?

«Ceux qui reprennent ne sont pas moins visionnaires. On ne se libère de ce sentiment de dette qu’à partir du moment où l’on arrive à formuler une contre-dette. Il faut s’approprier l’entreprise, cela ne veut pas dire tout changer, ni être dans le mimétisme.

Quelles sont les menaces extérieures qui pourraient peser sur ces entreprises familiales?

«Le marché immobilier est le plus grand adversaire des entreprises familiales. Vendre un terrain à un promoteur peut rapporter beaucoup plus que de produire des verres, des chaussures ou autres choses… Beaucoup d’entreprises familiales sont déjà mortes comme ça, et il y en aura encore. C’est à pleurer. On détruit beaucoup de valeurs, de savoir-faire et d’histoires familiales parce que l’immobilier connait l’essor que l’on sait. Cela va à l’encontre de l’esprit de ces entreprises, car les terrains sont de plus en plus chers pour conduire une activité économique. Les entreprises doivent parfois se relocaliser, le chèque qu’elles reçoivent fait tourner la tête, mais finalement ça n’est plus assez pour investir ensuite. Et puis, imaginez un patron qui dispose d’une valeur patrimoniale de 100 millions d’euros. Le week-end, il vend son entreprise. Le lundi, il aura toujours 100 millions d’euros, mais sous forme de chèque, et souvent, il “pète les plombs”. Parce que l’argent est un pouvoir d’action qui, tant qu’il n’est pas assigné à quelque chose, donne le vertige. C’est là l’importance de donner du sens au patrimoine.

«Restaurer du sens là où l’argent le fait disparaître», c’est justement votre «crédo». Pourquoi ce sujet est-il essentiel selon vous?

«Je ne connais pas de grand fondateur qui se soit levé avec l’objectif de devenir riche. Les gens qui ont créé leur propre fortune, ont été guidés d’abord par la passion, l’envie de conduire leur projet. C’est cela, “la musique intérieure”. L’argent est venu après, et d’ailleurs, ils n’en profitent souvent pas. Mais ils ont une grande responsabilité: à partir du moment où l’on constitue cela, on a la responsabilité de le transmettre. J’ai vu des patrimoines très importants passer d’une génération à l’autre sans que personne n’y touche. Ce sera le sujet de mon prochain livre qui devrait sortir d’ici la fin de l’année.

Vous prenez votre retraite à la Banque de Luxembourg, quels sont vos projets pour la suite?

«Je saisis le fait que j’ai 60 ans et que le système me permet de m’arrêter maintenant car je crois qu’après 36 ans, on a donné tout ce qu’on avait à donner. Céder ma place, c’est aussi transmettre à des jeunes, à Anne Goedert avec qui je travaillais déjà et qui me succèdera. Je continuerai à transmettre ce que j’ai appris, mais sous d’autres formes. J’aimerais mettre l’accent sur la partie sociale, en utilisant ce que j’ai appris sur des problématiques de vivre-ensemble. Autour de grands sujets comme l’âge et le vieillissement, la communication intergénérationnelle, la réinsertion des jeunes exclus.

Pour finir, si vous deviez résumer en une phrase ce que vous avez appris de ces familles, que diriez-vous?

«Conduire sa vie et son entreprise dans ce système relativement complexe où se chevauchent l’entreprise, une famille et de l’argent, demande un soin et une réflexion permanents. C’est un chemin de vie qui n’est pas linéaire, et qui doit tenir compte les notions d’accomplissement de soi, de responsabilité.»