Philippe Sylvestre veut faire prospérer l’art oratoire au Luxembourg. (Photo: Andrés Lejona/Maison Moderne)

Philippe Sylvestre veut faire prospérer l’art oratoire au Luxembourg. (Photo: Andrés Lejona/Maison Moderne)

Les «jeunes» avocats du Barreau vont s’affronter à coups de mots lors du prochain concours d’éloquence Tony Pemmers, organisé par Philippe Sylvestre, le président de la Conférence du Jeune Barreau de Luxembourg.

En premier lieu, qu’est-ce que la Conférence du Jeune Barreau de Luxembourg?

Philippe Sylvestre. – «C’est une institution qui date de 1923 et dont nous fêterons le centenaire dans deux ans. Elle représente tous les avocats ayant jusqu’à 10 ans d’ancienneté. Il n’y a pas de cotisations, les avocats sont automatiquement membres de la Conférence du Jeune Barreau de Luxembourg (CJBL).

Quelle est sa fonction?

«Elle est multiple. Elle va de l’organisation d’événements pour permettre aux avocats de se rencontrer à l’organisation de formations. Cette année, avec le Covid-19, il y a eu moins d’événements en raison des restrictions. Quant aux formations, au début, elles étaient surtout dédiées aux jeunes avocats, mais maintenant, ce sont des formations qui s’adressent à tous.

La crise sanitaire a eu le mérite de faire augmenter le nombre de participants. Les formations se déroulant en visioconférence, nous avons vu passer leur nombre d’une centaine en présentiel à 250, et même 350 personnes en visioconférence. Enfin, on organise tous les deux ans la rentrée judiciaire. On y invite entre 200 et 300 avocats, ainsi que des orateurs prestigieux.

Et l’année où on ne fait pas la rentrée judiciaire, on met en place une pièce de théâtre satirique. Il ne faut pas oublier que nous jouons également un rôle de soutien auprès des jeunes avocats, qui peuvent toujours se tourner vers nous pour des questions portant sur la rémunération, les examens, etc.

Le président a-t-il un rôle spécifique au sein du Jeune Barreau?

«Il doit fédérer les membres de la Conférence du Jeune Barreau de Luxembourg en organisant des événements qui touchent l’ensemble des avocats, qu’ils viennent de grands ou de petits cabinets. Il y a parfois une distinction entre ce que l’on appelle les avocats du ­Kirchberg et ceux de la ville, qui vont davantage plaider, alors que ceux du Kirchberg vont rarement le faire. Donc, nous devons veiller à fédérer tout le monde en restant accessibles à tous les avocats. Mais au-delà du rôle du président, c’est surtout un travail d’équipe qui est réalisé au sein du Comité de la Conférence du Jeune Barreau de Luxembourg.

Ce concours d’éloquence a pour but de faire prospérer l’art oratoire. Au Luxembourg, l’éloquence est peut-être moins ancrée dans la culture qu’elle ne l’est aux Barreaux de Paris, de Bruxelles, ou encore de Liège.
Philippe Sylvestre

Philippe Sylvestreprésident de la Conférence du Jeune Barreau de Luxembourg

Parlons un peu de ce concours d’éloquence Tony Pemmers…

«Ce concours d’éloquence a pour but de faire prospérer l’art oratoire. Au Luxembourg, l’éloquence est peut-être moins ancrée dans la culture qu’elle ne l’est aux Barreaux de Paris, de Bruxelles, ou encore de Liège, qui ont leurs propres concours d’éloquence. Les avocats luxembourgeois n’aiment pas tellement l’exercice, du fait de la barrière de la langue. Le français n’est pas leur langue maternelle, et, au Luxembourg, on apprend sans doute le français différemment que lorsqu’il s’agit d’une langue maternelle.


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Justement, pourquoi n’y a-t-il pas de concours d’éloquence en luxembourgeois ou en allemand?

«Pour ne pas limiter l’audience. Il faut comprendre le fonctionnement de la justice au Grand-Duché. Le luxembourgeois, le français et l’allemand sont les trois langues administratives du pays. Mais devant le tribunal, tout se fait en français. Il est possible d’écrire en allemand, mais ce n’est pas bien vu. L’ensemble des juges et des avocats ont une formation en droit qui s’est faite en France ou en Belgique. La terminologie juridique allemande est tellement différente.

Les plaidoiries peuvent se faire en luxembourgeois, mais vous devez plaider en français si votre confrère ne plaide pas en luxembourgeois, ce qui donne lieu parfois à de petites querelles. Ce fonctionnement oriente donc naturellement les débats vers la langue française, et non vers l’allemand ou le luxembourgeois. Il y a quelques exceptions, comme, par exemple, en droit fiscal, même si les lois ont été traduites en français.

Qu’est-ce que l’éloquence?

«C’est de pouvoir convaincre une personne d’un sujet ou d’une idée que l’on ne porte pas forcément soi-même. Avec l’éloquence, il est possible de transmettre cette idée sans nécessairement être dans la complexité au niveau du phrasé. Le plus important étant de transmettre une idée et de convaincre son contradicteur, ou le juge, dans le cas d’un avocat.

Comment peut-on progresser en éloquence?

«L’éloquence n’est pas seulement l’art de parler. Les silences, la gestuelle, le regard, la prise de possession des espaces forment un tout. De par son métier, l’avocat peut évidemment avoir des facilités. Mais le meilleur moyen de progresser est peut-être d’observer les avocats plus anciens. Le matin, au tribunal, les affaires sont plaidées suivant l’ancienneté des avocats. Les plus jeunes se mettent dans le fond de la salle, et ils peuvent écouter et ap­prendre en regardant la façon de plaider des avocats expérimentés.

Il y a plusieurs façons de plaider?

«C’est parfois intéressant. Certains viennent avec des fiches dactylographiées ou imprimées. D’autres viennent avec seulement quatre lignes écrites au stylo-plume sur une feuille. J’ai déjà vu un avocat très expérimenté plaider pendant quatre heures avec seulement quatre lignes couchées sur la feuille. Il avait un fil conducteur, et il a réussi à conserver son idée tout au long de son plaidoyer.

Peut-on juger la qualité d’un avocat à son éloquence?

«Je pense que l’on peut juger la transmission de son idée, mais pas la qualité de celle-ci. La forme peut être bonne, mais le contenu, fait d’arguments juridiques, mauvais. L’art oratoire ne veut pas forcément dire que l’avocat est bon. Cela embellit sa prestation. L’avocat ne va pas gagner son affaire uniquement par l’éloquence. Le juge détient aussi les pièces de l’affaire. L’éloquence permettra peut-être au juge de mieux garder en tête une position et faciliter sa compréhension du dossier. Ce n’est pas l’éloquence qui fera gagner l’affaire, mais bien les pièces du dossier.

L’événement se veut ouvert, et il ne faut pas nécessairement être issu du monde juridique pour apprécier le concours.
Philippe Sylvestre

Philippe Sylvestreprésident de la Conférence du Jeune Barreau de Luxembourg

L’éloquence est-elle toujours indispensable dans le métier d’avocat?

«Je pense que, si vous avez des dossiers financiers traitant de sujets plus techniques ou abstraits, l’éloquence pourra être utilisée pour mieux les résumer et réaliser une meilleure synthèse. Mais il y a aussi des juges qui n’écouteront pas, ou feront semblant d’écouter l’avocat, et qui se baseront uniquement sur ce qui est écrit.

Revenons au concours en lui-même. Est-il ouvert à l’ensemble des avocats, même ceux qui ne plaident pas au quotidien?

«La circulaire a été envoyée aux 3.000 avocats du pays. On a de petits cabinets et de grands cabinets qui participent. Nous avons même des cabinets qui ne vont jamais au tribunal. Les participants viennent surtout car ils aiment l’art oratoire, qu’ils plaident ou non au tribunal.

Si l’on parle d’un concours, c’est qu’il y a un jury. Comment se composera-t-il?

«Le président du jury est Francis Delaporte. Il est le président de la Cour administrative, la plus haute juridiction du pays d’un point de vue administratif. Dans le jury, il y a aussi , la procureure générale d’État, qui est le plus haut représentant du Parquet. La ministre de la Justice, (déi Gréng), qui est une ancienne avocate plaideuse, est également dans le jury.

Enfin, on retrouvera Me Pierre-Emmanuel Roux, lauréat de l’édition 2020 du concours, et , fondateur et président de Maison Moderne. Normalement, nous n’avons que des avocats dans le jury, mais nous avons décidé d’innover un peu, avec la présence de la ministre, mais aussi de Mike Koedinger, qui peut, je pense, avoir une vision complètement différente des autres membres du jury.

Combien d’orateurs vont s’affronter?

«Il y aura 10 orateurs, qui auront entre 6 et 8 minutes pour présenter leur sujet et qui devront répliquer à une ou deux questions du jury. La réplique fait également partie de l’art oratoire. Les candidats doivent pouvoir s’adapter rapidement en réplique et en répondant aux questions du jury.

Cette année, le concours d’éloquence aura lieu en comité restreint…

«Il n’y aura pas de public afin de respecter les mesures sanitaires. Pour autant, le jury et les membres du Comité de la Conférence du Jeune Barreau de Luxembourg seront présents. Disons que le public sera effectivement très restreint. Pour compenser, il sera tout de même possible de suivre le concours en ligne sur le site de Paperjam. C’est ouvert à tout le monde, et il n’y a aucune restriction, que l’on soit avocat ou non. Il faut uniquement s’inscrire au préalable sur internet.

L’événement se veut ouvert, et il ne faut pas nécessairement être issu du monde juridique pour apprécier le concours. Ce n’est pas un concours de droit, et les sujets ne tournent pas exclusivement autour du monde juridique. Ils abordent plutôt des questions philosophiques ou des questions de société.

Participer à un concours d’éloquence sans public, c’est un exercice encore plus difficile. C’est un peu comme jouer au football dans un stade vide.

«L’exercice sera effectivement un peu plus difficile, et les participants devront s’adapter à la situation. Mais je suis du même avis, l’art oratoire, c’est aussi jouer avec le public et ses réactions. Emmener le public avec soi, dans son récit, le faire réagir, ou même entendre son mécontentement, sont autant d’éléments qui font partie de l’art oratoire. C’est pour cela que les membres du Comité seront présents, pour créer une petite audience. Mais toujours en respectant les règles sanitaires.

Qu’est-ce qu’il y a à gagner?

«L’orateur qui remporte le concours d’éloquence Tony Pemmers gagne le droit de participer au Prix Paris-Montréal de la Francophonie, organisé au sein de la Cour d’appel du Québec, à Montréal. À noter que le Jeune Barreau finance le voyage. L’année dernière, en raison de la crise sanitaire, cette manche s’est faite en visioconférence. Cette année, je ne sais pas encore sous quel format le prix aura lieu.

Un avocat du Barreau de Luxembourg a-t-il déjà remporté la manche au Québec?

«Oui, c’était en 2019. Cette victoire a été une bonne chose pour le Barreau, et cela a montré que le petit Luxembourg sait plaider.

L’éloquence renoue en quelque sorte avec la superconnectivité de la société. Aujourd’hui, la communication est d’autant plus difficile du fait qu’elle est devenue instantanée et sans filtre.
Philippe Sylvestre

Philippe Sylvestreprésident de la Conférence du Jeune Barreau de Luxembourg

Sur le CV d’un avocat, avoir gagné un concours d’éloquence est un plus?

«Ce n’est que mon avis personnel, mais je pense que tout ce qui sort du commun est bon à prendre. J’ai eu dans le passé un étudiant en droit qui, une fois son diplôme en poche, s’est dirigé vers la musique. Il était violoniste et il se posait énormément de questions avant d’aller à Salzbourg pour étudier le violon. Il se demandait si cela n’allait pas être pénalisant pour le reste de sa carrière en droit. J’ai répondu que non, qu’il devait aller au bout de ce dont il avait envie.

Pour moi, une étude qui voit cela d’un mauvais œil est enfermée dans des cases. De nos jours, il faut sortir des cases. Certains pensent qu’il faut se concentrer uniquement sur le droit pur et dur. Alors que d’autres prennent une année ou plus pour se consacrer à d’autres matières. C’est un enrichissement, et l’on s’appauvrit rarement en s’intéressant à des matières supplémentaires.

Participer à un concours d’éloquence est une bonne expérience pour un avocat?

«L’art oratoire, passer ce concours, cela montre aussi que l’avocat n’a pas peur de parler devant une salle. Cela montre qu’il peut représenter le cabinet, vendre des services et s’adapter rapidement à des situations qui ne sont pas prévues.

On peut croire qu’un concours d’éloquence est un exercice poussiéreux, mais finalement, c’est assez moderne?

«C’est moderne, car l’éloquence renoue en quelque sorte avec la superconnectivité de la société. Aujourd’hui, la communication est d’autant plus difficile du fait qu’elle est devenue instantanée et sans filtre. Les politiciens vivent cette situation tous les jours. L’art de bien parler et de bien communiquer est toujours à l’ordre du jour.

Avez-vous un conseil à donner aux orateurs qui vont participer au concours Tony Pemmers?

«Rester fidèles à leurs valeurs et ne pas avoir peur, même s’ils sont devant la ministre, la procureure générale et le président de la Cour administrative. En luxembourgeois, on dit qu’‘ils cuisinent également avec de l’eau’. Il ne faut pas se laisser impressionner par le jury.

On comprend que l’éloquence est un atout pour l’avocat. Mais est-ce qu’un avocat peut être timide tout en faisant carrière?

«Oui, ça existe. Il y a différents types d’avocats. Vous avez l’avocat qui aime bien parler et s’entendre parler. Vous avez aussi le technicien qui est fort dans son domaine, mais peut-être plus réservé. Il va alors envoyer un autre avocat pour plaider. Souvent, dans les cabinets, vous avez un avocat qui instruit le dossier, mais qui ne souhaite pas plaider, et donc c’est un autre avocat qui plaide. Je pense que, si une personne est timide, l’éloquence est un bon exercice. Il ne faut peut-être pas se lancer directement dans un concours, mais pourquoi pas suivre des cours, donner des cours ou parler devant les gens.»

Cet article a été rédigé pour  parue le 24 juin 2021.

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