Quand un modèle emblématique s’arrête, sa cote va grimper. C’est «automatique». Ici, la Nautilus acier de Patek Philippe. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Quand un modèle emblématique s’arrête, sa cote va grimper. C’est «automatique». Ici, la Nautilus acier de Patek Philippe. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Le marché luxembourgeois de la montre d’occasion est très récent. Et il se compose majoritairement de connaisseurs et de passionnés. Malgré la hausse de la spéculation.

Le monde des collectionneurs de montres est à la fois petit et foisonnant. On estime à une centaine le nombre de «collectionneurs passionnés» au pays. Et la palme de la plus grande collection reviendrait à un particulier qui compterait plus de 1.200 garde-temps dans ses armoires.

Pour satisfaire leur passion, les collectionneurs disposent de trois magasins spécialisés répartis dans un tout petit espace géographique situé entre la place d’Armes et le palais, dans la capitale. Soit, par ordre d’apparition, Le Collection’Heure, Watchour et My Old Watch by Noël.

Si les deux dernières enseignes sont les plus récentes, elles sont néanmoins tenues par des figures connues du milieu. Ainsi, Watchour a été fondée par Brice Noirot, qui a longtemps travaillé pour Le Collection’Heure, pour lequel il a d’ailleurs ouvert le magasin parisien. Sa boutique est installée rue du Curé, dans les anciens locaux de Crésus – enseigne française également spécialisée dans la montre de collection et qui fut longtemps active au pays –, et fut colancée par Pierre Ardizzoia, actuel responsable de la boutique locale du Collection’Heure et qui lui-même créa le premier magasin spécialisé il y a 15 ans, l’Atelier de Pierre.

Crésus Luxembourg, où exerça ensuite Jérôme Albrecht, qui tient désormais la boutique My Old Watch, rue Chimay. Trois observateurs avisés de l’essor somme toute récent du marché de la montre d’occasion et vintage au Grand-Duché.

La dérive spéculative

Comment peut-on qualifier le marché luxembourgeois? «C’est un marché de passionnés et de connaisseurs», résument les trois protagonistes.

Qui constatent, en la regrettant, l’actuelle tendance de la tentation d’un profit rapide qui dépasse la dimension investissement qui a toujours existé, mais qui restait généralement accessoire. La spéculation a en effet fait une entrée remarquée dans le milieu.

Une tendance que l’on peut historiquement dater à la sortie de la Rolex Daytona céramique en 2016. Le nœud du problème, c’est que le délai annoncé par un revendeur Rolex pour ce type de montres comme «normal» ne l’est pas – on parle d’une durée de deux ans en moyenne, sans garantie de livraison.

L’offre ne suit pas la demande. Une aubaine pour certains qui y ont vu un moyen de se faire rapidement de l’argent en jouant sur le «le prix de la disponibilité». Ce qui a entraîné une hausse vertigineuse de la cote de certaines montres tout en aspirant les autres modèles plus classiques du catalogue dans cette spirale de manque et de spéculation.

Aujourd’hui, dans une boutique Rolex, on ne trouve plus une montre professionnelle en acier. Et d’autres modèles moins prisés deviennent à leur tour introuvables. Alimentant en cela un cercle vicieux. Rolex trouve-t-elle un intérêt dans cet emballement? Une question qui reste ouverte. Tout comme celle de savoir comment autant de gens peuvent mettre la main sur des montres «introuvables» que l’on peut retrouver neuves – et même parfois stickées, ce qui est strictement interdit selon les règles qu’impose Rolex à ses revendeurs – dans des magasins de seconde main. Une question de «clientélisme», se murmure-t-il…

La tentation de l’aller-retour

Et les marchands de montres de collection? Ils reconnaissent que la vague est telle qu’il est dur de refuser d’y participer – à l’exception de My Old Watch qui, étant adossé à un joaillier-horloger installé à Metz et vendant la marque Rolex, se refuse, pour des raisons de réputation, à en être. Et que d’avoir de tels modèles en vitrine, même de manière éphémère, procure de la visibilité et du buzz. Mais ce n’est pas là-dessus qu’ils font leur marge. Face à des vendeurs «hyper gourmands», elle est en effet quasi nulle.

Ce qui inquiète nos trois professionnels, c’est que le phénomène n’est pas près de s’arrêter. D’abord parce que la pandémie de Covid a tiré l’offre vers le bas, beaucoup de manufactures ayant dû réduire leur activité. Et puis parce que le phénomène fait tache d’huile. De plus en plus d’acheteurs se trouvent tentés de faire la culbute sur un «aller-retour». S’y rajoute une nouvelle source de «bad buzz» avec la télé-réalité, où d’improbables candidats arborent au poignet des Rolex, voire des Patek Philippe, des marques qui n’ont pourtant pas besoin de cette exposition.

De quoi inspirer des gens qui ne s’intéressent pas foncièrement aux montres, mais qui saisissent l’importance du phénomène de spéculation et qui maîtrisent les réseaux sociaux, craint Jérôme Albrecht. «S’inscrire sur une liste d’attente en attendant de décrocher le gros lot, rien de plus simple. Et tant pis pour les vrais amateurs de montres.»

En attendant un niveau d’offre réaliste, Pierre Ardizzoia aurait bien une idée. Que les revendeurs des marques cibles – Rolex bien sûr, mais aussi Patek Philippe pour le modèle Nautilus acier ou Audemars Piguet pour ses Royal Oak – gardent sous séquestre les originaux des papiers des montres, sans lesquels une vente est difficile et qui minore l’importance du prix de rachat, pendant au moins deux ans. «Je pense que ça calmerait en partie cet engouement de faire du business.»

Du neuf au vintage

Revenons au marché «normal» de la montre d’occasion, celui des «passionnés et des collectionneurs».

Son existence n’allait pas de soi. Très longtemps, le marché de l’horlogerie au Luxembourg était un marché du neuf. «Peut-être parce qu’aucun spécialiste du vintage n’avait tenté l’aventure», avance Pierre Ardizzoia, le pionnier. Qui se rappelle qu’au lancement de l’Atelier de Pierre, on lui prédisait l’échec.

Jérôme Albrecht se rappelle quant à lui qu’au moment de lancer Crésus au Luxembourg, «il a fallu expliquer aux gens ce que l’on faisait pour donner du sens à ce métier, dont le but est de donner une seconde vie à un objet qui a déjà vécu avec son propriétaire. Maintenant, c’est entré dans les mœurs.»

Que recherchent les acheteurs? Il y a ceux qui recherchent un investissement. Qu’il faut bien différencier des «spéculateurs»! Ils ne cherchent pas forcément la plus-value, mais plutôt une protection de leur capital. Si, normalement, une montre neuve subit une décote, celle-ci est actée dans le prix de l’occasion et ne variera plus beaucoup en cas de revente. Et plutôt à la hausse sur le long terme. Sans compter que cela peut également constituer une bonne excuse au moment de l’achat…

Ce sont des personnes qui s’orienteront vers les trois marques phares de ce marché: Rolex, Patek Philippe et Audemars Piguet. «On est ici sur de l’achat sûr et simple. Il y a beaucoup d’informations sur les cotes et les modèles, et ces garde-temps se revendent facilement. Et sur le très long terme, on peut facilement envisager un retour sur investissement, voire un bénéfice», détaille Brice Noirot.

Place à la passion

La question, c’est de savoir où s’arrête l’investissement et où commence la passion? «La ligne est très fine et entrecroisée à la fois», poursuit Brice Noirot. «Beaucoup de personnes au départ visent l’investissement dans un premier temps quand ils ne s’y connaissent pas. On peut comprendre la réflexion de faire en sorte que l’argent dépensé ne soit pas de l’argent jeté par les fenêtres. Mais on essaie aussi de leur faire prendre en compte l’aspect passion. Le rendement pour le rendement, cela a une certaine limite. Il y a une telle passion qui peut se véhiculer sur une montre parce qu’elle a une histoire, un cachet… Au Luxembourg, on a la chance d’avoir différents profils. On a des investisseurs, certes, mais plus aventureux qu’en France ou en Belgique, qui eux visent l’achat sûr.»

Et puis, il y a les passionnés. «Les Luxembourgeois sont avant tout de vrais passionnés et des collectionneurs», explique Pierre Ardizzoia. «Ici, les clients sont exigeants en occasion comme si c’était du neuf. Cela n’a rien à voir avec Paris ou Bruxelles. Il faut pouvoir leur fournir une montre dans un état quasi irréprochable, avec sa boîte et ses papiers d’origine. Ce sont des connaisseurs à l’œil affûté. Quand on propose un produit irréprochable, la discussion se fait sur la montre, pas sur le prix.»

Conséquence, si les modèles phares de la sainte trilogie – les Rolex professionnelles, la Nautilus acier de Patek Philippe ou la Royal Oak d’Audemars Piguet – restent des best-sellers, les acheteurs ont l’esprit ouvert. «Beaucoup de marques se vendent peu ici, mais qui ont la cote dans d’autres pays. S’ils aiment une marque ou un modèle, ils n’hésiteront pas à faire un achat sans se soucier de l’évolution de la cote», poursuit Brice Noirot. «C’est ça qui est exceptionnel.»

Quand est-ce qu’une montre acquiert le statut d’objet iconique ou de collection? «On ne le sait pas forcément toujours. Il y a des choses qui sont parfois étonnantes», estime Jérôme Albrecht, pour qui «chercher le collector à tout prix n’est pas une bonne motivation d’achat».

Des critères peuvent tout de même expliquer ces évolutions. La mode et son côté d’éternel recommencement d’abord. Qui explique l’actuel retour en grâce des montres or et acier emblématiques des années 80 et tombées en disgrâce ensuite. Les séries limitées peuvent également être un bon pari. Pour peu qu’une marque n’en abuse pas et en propose à toute occasion. Comme a pu le faire Hublot il y a quelques années ou comme le fait Omega actuellement.

Pour Pierre Ardizzoia, le principal critère d’achat devrait être l’esthétisme. Il encourage les acheteurs à revendiquer leurs goûts et à acheter sans se préoccuper de la valeur future de leur acquisition. «Pour moi, il n’y a rien de plus vulgaire que d’aller au restaurant et de tous avoir la même montre au poignet.»