Le week-end du 1er avril, l’Opep+ a encore frappé en annonçant une baisse d’un peu plus d’un million de barils par jour de sa production, l’Arabie saoudite assumant la moitié de cette réduction. Ceci représente environ 1% de la production mondiale et près de 2% de la production de l’Opep+. Cette dernière entité est composée des pays de l’Opep – dont les pays du Golfe hors Qatar et Oman –, et d’une dizaine de pays producteurs, dont la Russie. Les membres varient au cours du temps, par exemple, le Qatar a décidé de quitter l’organisation en 2019. Parmi les membres de l’Opep+, on trouve la Russie avec une production quotidienne d’environ 10 millions de barils puis des producteurs plus modestes comme le Mexique qui produit environ 2 Mbj ou le Kazakhstan. Cette annonce du Cartel a eu pour effet immédiat de faire grimper le prix de l’or noir de cinq dollars par baril.
Il est à noter que ce n’est pas la première fois que l’Opep+ influence de manière très nette les cours du pétrole et il semble que l’organisation ait pris l’habitude de faire de telles annonces et ce depuis sa création lors des accords d’Alger en septembre 2016.
La théorie nous enseigne qu’un cartel n’est en général pas viable dans le temps
Cette longévité et cette efficacité ont de quoi surprendre puisque les acteurs de ce cartel ne nous avaient pas habitués à une telle constance. De plus, de manière plus fondamentale, la théorie économique nous apprend que maintenir un cartel dans le temps est quelque chose de très complexe. En effet, un cartel repose sur un accord, qui est en général une limitation de la production de ses membres de façon à faire monter les prix avec une offre insuffisante par rapport à la demande.
Ainsi, chaque participant s’engage à respecter des règles qui permettent une extraction de la rente totale plus élevée qu’une situation de concurrence. Toutefois, il existe de fortes incitations à ne pas respecter ces accords et à surprendre les autres membres. Par exemple, une hausse soudaine de la production d’un des membres lui permettra de vendre plus de pétrole à un prix plus élevé qu’en situation de concurrence et donc d’augmenter ses recettes totales. Bien entendu, face à ce comportement non coopératif les autres membres vont réagir soit en excluant le pays soit en changeant leur stratégie et en augmentant leur production à leur tour. Dans les deux cas, le cartel est de fait inefficace et dans le long terme les membres sont perdants puisqu’ils vont devoir vendre leur pétrole moins cher à cause de la concurrence qu’ils vont se livrer les uns avec les autres.
Dès lors, on peut s’interroger sur les raisons qui pourraient pousser un pays à ne pas respecter les termes de l’accord puisqu’à long terme il sera perdant. La réponse nous est donnée par John Maynard Keynes: «À long terme, nous sommes tous morts». Cela peut paraître paradoxal puisque les pays sont supposés avoir une durée de vie infinie, mais pourtant l’histoire nous enseigne que ce type de comportements non coopératifs a déjà eu lieu, et cela pour une raison simple: celle de la préférence pour le présent.
Chaque agent économique n’accorde pas la même valeur au futur. Quand le niveau d’incertitude est faible à propos du futur alors la préférence pour le présent est faible, mais lorsque le futur devient très incertain alors la préférence pour le présent augmente. Une illustration concrète de ce concept se retrouve lors de la guerre Iran-Irak entre 1980 et 1988 où les deux pays avaient besoin de beaucoup d’argent pour financer la guerre et donc avaient une préférence pour le présent qui était énorme et ils se souciaient peu du futur. Dès lors, ils ont transgressé les accords au sein de l’OPEP en augmentant le plus possible leur production de pétrole sans se soucier d’aucune règle.
L’Opep+ semble faire figure d’exception
Ainsi, en se fondant sur la préférence pour le présent et les exemples passés, en septembre 2016, beaucoup d’observateurs pensaient que l’Opep+ ne survivrait pas longtemps. Toutefois, les membres de l’organisation ont fait mentir cette prédiction en instaurant un dialogue constant et en développant une agilité décisionnelle qu’on ne lui connaissait pas.
Par exemple, au printemps 2020, il y eut de vives tensions entre l’Arabie saoudite et la Russie sur une possible réduction de la production refusée par Moscou. Ce refus avait provoqué la colère du royaume saoudien et chacun avait décidé d’augmenter brutalement sa production, ce comportement avait participé, en plus de la baisse de consommation liée à l’épidémie de Covid, à faire fortement chuter le prix du baril de Brent qui était passé sous les 20$. Cependant, très vite, les deux pays se mirent à négocier et trouvèrent un accord.
Cette capacité au dialogue semble être devenue une marque de fabrique du Cartel qui dès lors peut peser de tout son poids sur le cours de l’or noir. Ainsi, la baisse de production annoncée qui devrait débuter en mai est complétée par la baisse de la production russe de 0,5 Mbj décidée en décembre pour rétorquer à l’introduction d’un plafond de prix, 60 dollars par baril, sur le pétrole russe par les Occidentaux.
Il est intéressant de noter que cette décision des pays «occidentaux» peut aussi s’analyser à la lumière de la théorie des cartels puisqu’il s’agit d’un accord entre acheteurs pour limiter un prix. Et les mêmes causes produisant les mêmes effets, on retrouve les mêmes difficultés. En effet, très récemment le Japon a annoncé avoir acheté du pétrole russe à un prix d’environ 70 dollars le baril alors que Tokyo est signataire de cet accord. L’archipel nippon a expliqué son comportement par d’impérieux besoins en énergies qui l’ont obligé à se fournir auprès de la Russie à un prix au-delà des 60 dollars. Face à cette transgression, les autres pays ont accordé une dérogation au Pays du Soleil levant.
Vers une nouvelle géopolitique du pétrole
En conclusion, cette surprenante longévité de l’Opep+ interroge et amène à reconsidérer la géopolitique du pétrole. L’émergence d’un groupement de pays représentant environ 50% de la production mondiale et agissant de concert rend obsolète les anciens paradigmes qui considéraient les pays producteurs comme peu enclins à se coordonner ou tout du moins à rester coordonner longtemps. Ceci amène à considérer l’OPEP comme une organisation sans pouvoir après son coup d’éclat de 1973. Cette redistribution des cartes modifie le rapport de force entre producteurs et consommateurs. Le prix du baril peut se retrouver piloté de manières plus avantageuses pour les pays producteurs au détriment des consommateurs.
Toutefois, il ne faut oublier que la demande est toujours en relation avec le niveau d’activité économique des pays. Dès lors, une manipulation des niveaux de production n’assure pas une hausse des prix automatiques et à trop vouloir piloter les cours on peut inciter les consommateurs à trouver des alternatives pour casser la relation de dépendance.