Bruno Colmant: «Je vois la crise de 2008 comme la répétition, en quelque sorte, de ce que l’on va vivre maintenant.» (Photo: Matic Zorman / Maison Moderne)

Bruno Colmant: «Je vois la crise de 2008 comme la répétition, en quelque sorte, de ce que l’on va vivre maintenant.» (Photo: Matic Zorman / Maison Moderne)

Pour le professeur de finance et d’économie et CEO de la banque Degroof Petercam, Bruno Colmant, la pandémie de coronavirus va nous contraindre à un changement de paradigme complet et à une nouvelle articulation entre l’État et le marché. Chamboulement en vue!

Le président français Emmanuel Macron a déclaré à la mi-mars que nous étions en guerre contre le virus. Est-ce ainsi qu’il faut analyser la situation économique, dans le contexte de pays en guerre?

Bruno Colmant. – «Nous sommes en guerre sanitaire, et ceci va nous forcer à repenser la manière dont nos sociétés sont organisées. Cette crise ébranle les fondements de notre activité économique. Elle interpelle le futur. Les paramètres économiques de base vont changer, et je pense essentiellement à la remise en valeur de certains services et biens publics, comme l’éducation et la santé. Le phénomène le plus important est que le néolibéralisme va certainement survivre, parce que nous avons besoin de croissance et d’innovation, mais on verra poindre une contrepartie étatique plus forte. Ce sera un dialogue entre les États et le marché qui déterminera les prochaines années.

On observe d’ailleurs que l’on commence de nouveau à parler de nationalisation et d’aides publiques pour des secteurs dans lesquels il aurait été impensable d’imaginer que l’État puisse intervenir il y a quelques années. C’est l’articulation entre le marché et l’État qui va prendre une conjugaison différente. Je pense que l’on va retrouver des États stratèges. Nous allons peut-être repenser les modèles d’économies de manière beaucoup plus proche de ce que l’on a connu dans les années 1950-60, avec un capitalisme mieux ordonnancé.

Cette crise marquera donc le grand retour de l’État…

«Oui, sous la forme d’État stratège. Le néolibéralisme anglo-saxon apporte l’émulation, l’innovation, la croissance économique et l’élévation du niveau de vie.

À l’opposé, les États-providence européens furent bâtis, depuis la révolution industrielle, sur les acquis sociaux, la stabilité et la solidarité du travail, eux-mêmes confortés par des différences culturelles, sociologiques, linguistiques. Entre capitalisme déchaîné et égalitarisme démobilisateur, une voie médiane s’impose: il faut rebâtir l’efficacité stratégique des États européens.

Cette réhabilitation s’impose dans de nombreux domaines, au travers d’investissements publics et de dépenses sociales: éducation, mobilité, transition climatique, financement des transferts sociaux et des soins de santé, sécurisation des services publics, etc. Cela veut aussi dire que l’on va certainement repenser le contrat social et fiscal parce que, naturellement, l’économie de marché ne fournit pas de biens publics. Le capital étant plus mobile que le travail, il domine ce dernier. Mais à partir du moment où l’on subit un choc exogène très important, il faut rééquilibrer les paramètres. Je pense aussi que tout ceci aura des conséquences en matière monétaire.

À sa naissance, il y a 20 ans, l’euro a été formulé sur le principe de la mobilité absolue du travail et de la préservation du capital. Aujourd’hui, on va probablement repenser l’euro dans une logique de préservation de l’emploi plutôt que de préservation du capital. On va donc devoir imprimer énormément de monnaie pour la faire circuler et alimenter les flux économiques. C’est un changement de paradigme complet.

Lors de chaque crise, on se promet de ne plus commettre les mêmes erreurs. Mais l’histoire économique montre-t-elle vraiment qu’on tire des leçons de ces crises?

«Je vois la crise de 2008 comme la répétition, en quelque sorte, de ce que l’on va vivre maintenant. En 2008, la principale leçon qui a été tirée concerne la méthode à suivre pour sauver le secteur financier. On a aussi modifié fondamentalement le rôle des banques centrales, qui ont commencé à irriguer l’économie avec de la monnaie.

À nouveau une chose qui était impensable auparavant. Elles servaient avant tout à fournir de la liquidité aux banques en cas de dernier recours. Cela veut dire que, grâce à la crise de 2008, nous savons comment faire. Mais il sera nécessaire d’aller plus loin. Le concept de la monnaie hélicoptère, qui consiste à donner des chèques aux gens pour que la monnaie circule, sera certainement introduit en Europe. Donald Trump a déjà lancé l’idée d’un versement de 1.000 dollars par personne aux États-Unis.

On va aller jusque-là?

«J’en suis convaincu. Ce ne sera pas facile au début. Certains ne seront pas d’accord, il y aura des débats pour savoir si tout le monde a besoin de cet argent, s’il faut l’accorder au mérite… L’idée est de s’interroger sur une innovation: l’allocation pandémie. Très rapidement, de nombreux particuliers vont se trouver dans de graves difficultés financières. On ne résoudra pas un problème inédit avec des mécanismes désuets. Pourquoi cette idée d’allocation pandémie? Pour assurer la responsabilisation, l’apaisement social et le fonctionnement régulier de l’économie.

Faut-il s’attendre également à une remise en cause de la mondialisation?

«Oui, sous sa forme actuelle. La mondialisation c’est bien, c’est une source de progrès, mais à un moment, elle doit être canalisée par des États. Je prends souvent l’image des rivières qui traversent nos villes. Il y a mille ans, ces rivières étaient des marécages. On les a canalisées progressivement en construisant des ponts, des berges, qui permettent à la rivière de suivre un cours plus ou moins homogène. Le capitalisme est de nature un marécage. Les États sont donc là pour laisser le flux ou la croissance se développer, mais ils vont avoir un rôle d’ordonnancement. On va retrouver une vieille doctrine allemande des années 1930 connue sous le nom d’“ordolibéralisme”. Elle préconise de promouvoir le libéralisme, mais de manière ordonnée grâce à l’État.

Le modèle européen, qui est un peu la voie intermédiaire entre le capitalisme débridé et le marxisme-léninisme, sera remis en évidence.
Bruno Colmant

Bruno ColmantCEODegroof Petercam

Cette crise revalide-t-elle le modèle social européen?

«C’est très clair. On va retrouver les vertus de l’État social, prendre conscience de l’importance du bien public: l’éducation gratuite, la médecine fortement subsidiée, la protection des biens et des personnes… Tous ces avantages que l’on prenait pour acquis vont être revalorisés. Je crois même que le modèle européen, qui est un modèle très tempéré, un peu la voie intermédiaire entre le capitalisme débridé et le marxisme-léninisme, sera remis en évidence.

On fera le bilan après cette crise, mais je pense que les États-Unis vont vivre une catastrophe sanitaire vu le nombre de personnes qui ne bénéficient pas d’une assurance santé. On va tout doucement se rendre compte de tout cela. Ce qui est particulier est le fait que c’est toujours après les guerres — et nous vivons une guerre économique, une guerre sanitaire — que le contrat social est refondé. Quels que soient notre statut social ou notre condition, ce virus peut toucher tout le monde. Il ne connaît pas les classes sociales. On va devoir repenser complètement la valeur de l’État, ce qu’on doit lui apporter et ce qu’on peut en obtenir.

Il va donc falloir trouver de nouveaux moyens financiers?

«Tout sera repensé. Dans un premier temps, la création monétaire servira de moyen. De la monnaie sera imprimée, ce qui ne sera d’ailleurs pas très inflationniste vu qu’il n’y a pas d’inflation. On va utiliser la monnaie pour relancer l’activité et, dans deux-trois ans, une fois que tout sera stabilisé, on pourra tenter de recomposer un nouveau pacte social et fiscal. Aujourd’hui, ce sera l’endettement public, et la création monétaire qui servira de facteur d’ajustement.

La création monétaire, n’est-ce pas un jeu trop dangereux?

«Non, nous avons traversé le miroir. Nous sommes dans l’autre monde, dans le monde où les banques centrales et la création monétaire auront un rôle de pilotage de l’économie. Dans un premier temps, il faudra que les États financent les dépenses sociales, que l’État refinance progressivement des investissements productifs, qu’il remette en œuvre la machine économique. Il n’y a aucun danger à cela. Il ne faut pas oublier que c’est un type d’économie que l’on a connu dans les années d’après-guerre.

Ce choc était-il nécessaire afin d’éviter que l’on continue à aller dans le mur?

«Oui. Les coïncidences sont des phénomènes dont on n’a pas compris les causes. Ce qui doit arriver arrive au-delà des drames humains et familiaux qui sont ma première préoccupation.»