L’été est généralement une période propice au repos et à la réflexion. Mais j’imagine que ça ne sera pas votre cas après un printemps marqué par le coronavirus. Outre la tripartite de juillet, est-ce que la CLC prévoit de travailler sur certains points dans les prochaines semaines?
On va surveiller les faillites comme le lait sur le feu: parce qu’il va y en avoir, selon les informations qui nous reviennent de nos membres et du terrain. Ce n’est pas pour rien qu’on a fait élaborer un guide – avec Arendt & Medernach – sur la gestion des faillites. On va entrer jusqu’en septembre dans des décisions très lourdes, à impact émotionnel énorme pour des petits patrons pour lesquels l’entreprise est souvent la construction d’une vie. J’ai vu l’un ou l’autre fondre en larmes à la simple évocation de devoir faire faillite et de devoir en informer ses équipes. On est en train de se battre pour faire en sorte qu’il y ait le moins de casse sociale possible. Je pense que c’est aussi ce qui facilite les relations et les discussions avec nos camarades des syndicats: je pense que nous sommes crédibles quant à notre volonté d’éviter la casse sociale. La CLC va être là pour essayer d’accompagner ses membres, éviter un maximum de faillites, envisager toutes les aides possibles, et si ce n’est pas le cas, pour les aider à prendre les bonnes décisions. Et dans certains cas, il vaudra mieux une fin avec peur qu’une peur sans fin, comme le dit un dicton allemand.
Les commerces ont rouvert depuis le 11 mai maintenant. Quels sont les retours de vos membres sur la reprise des activités?
C’est assez mitigé : on s’attendait à un redémarrage progressif, mais pour certains secteurs, ça a été un petit peu plus lent qu’espéré. Il y a évidemment la crainte du déconfinement de la part des consommateurs, ça va mettre quelques semaines avant que tout le monde reprenne confiance et sorte normalement. Ensuite, il y a le fait que les restaurants n’ont pas déconfiné en même temps que les commerces: cela a coupé la fréquence dans les centres-villes, avec l’impact d’une clientèle qui était absente des rues, et forcément, on perd un peu l’achat d’impulsion. Et le dernier point, c’est l’importance du télétravail, qui reste élevée.
On espère qu’avec les beaux jours et les bons chiffres sanitaires, les gens reprendront confiance et que toute l’épargne accumulée pendant ces mois de confinement puisse en grande partie retrouver le chemin de la consommation.
J’ai vu des patrons fondre en larmes à la simple évocation de devoir faire faillite et de devoir en informer leurs équipes.
Certaines voix s’élèvent pour dire que le télétravail serait l’ennemi des commerçants...
L’ennemi, c’est un mot un peu fort. Mais cela a clairement un impact. On ne se retrouvera certainement pas avec un télétravail aussi important que pendant le confinement. Les conditions fiscales, et surtout de sécurité sociale, ne vont pas changer de sitôt. Ceux qui pensent qu’on va avoir une révolution cette année en matière de télétravail et de réglementation se trompent, c’est d’une grande naïveté. Notamment le seuil des 25% (du temps de travail dans le pays de résidence, ndlr) fixé par la réglementation européenne en matière de sécurité sociale: si nous souhaitons le changer, cela prendra du temps. Il y a quand même pas mal d’entreprises qui, certes, ont trouvé un intérêt dans le télétravail, mais qui se sont aussi fortement rendu compte de ses limites. Dans le commerce, la crise a aussi été un accélérateur pour se mettre en ligne. Letzshop a connu un boum assez fort pendant cette période, et on espère que ce mouvement va continuer, et que ça va finir par forcer les commerces à se digitaliser.
On a vu ces derniers mois, juste avant le confinement, une série de nouveaux centres commerciaux ouvrir leurs portes au Luxembourg. Aujourd’hui, certains comportent encore des cellules vides. Est-ce qu’il y a trop de magasins dans le pays?
Jusqu’à présent, on estimait qu’il y avait eu un effet de rattrapage par rapport à l’accroissement démographique – en moyenne de 11.000 personnes par an. Et c’est clair qu’il fallait des capacités commerciales pour servir tout ce petit monde. Dans ce contexte, la crise du Covid-19 est arrivée au plus mauvais moment, puisque quelques mois avant le début de cette crise, on a lancé ces nouvelles surfaces commerciales. Cela va, je pense, avoir un effet à la baisse sur les loyers parce que l’offre de surfaces commerciales va être telle que ceux qui voudront s’établir auront le choix.
Quand la ligne de tram va déverser des centaines de personnes juste devant le Royal-Hamilius, cet emplacement va être le nouveau cœur commercial de la ville.
Mais je pense que des emplacements qualitatifs de type Royal-Hamilius auront toujours leur petit avantage compétitif et pourront probablement maintenir des tarifs plus élevés que les autres parce qu’ils offrent une «prime location». Si vous êtes au bon endroit avec le bon taux de fréquence, c’est tout ce qui compte en général. Quand la ligne de tram va déverser des centaines de personnes juste devant le Royal-Hamilius, cet emplacement va être le nouveau cœur commercial de la ville.
À l’inverse, un arrêt de tram se trouve juste devant Infinity, au Kirchberg, qui est pour l’heure plutôt vide. Certains commerces ont même déjà cessé leurs activités…
Ils ont ouvert trois mois avant la crise. Donc ce centre-là n’a même pas eu la chance de se lancer. Il faut que les clients prennent leurs habitudes. Quand vous montez dans le tram et que vous allez à la Cour de justice de l’Union européenne, vous traversez ce centre. C’est un point de passage assez exceptionnel. Mais pour l’instant, la ligne de tram ne vient pas de la gare, elle n’est pas encore à son taux de fréquence maximal. Le lancement d’Infinity aurait certainement pu attendre que la ligne de tram soit complètement finalisée ou, à tout le moins, patienter quelques mois, puisqu’à la fin de cette année, la ligne de tram viendra de la gare.
Le gouvernement veut stimuler la consommation avec des bons pour séjourner à l’hôtel au Luxembourg et des aides à l’achat d’un vélo ou d’une voiture électrique. Est-ce que, selon vous, ces mesures peuvent vraiment permettre de relancer l’économie et le commerce au Luxembourg?
Relancer, c’est un bien grand mot. Ce sont des mesures qui vont compenser des tendances négatives. La relance devra probablement venir d’autres moteurs. Cela va accélérer un mouvement qui aurait probablement eu lieu de manière progressive. Et puis, c’est une aide très ciblée. Cela ne va pas avoir d’effet de relance de l’économie commerciale sur le pays. Cela va faire en sorte que certains consommateurs avancent leur décision d’achat pour régler un petit peu le problème des entreprises qui sont maintenant fragilisées.
La première mesure de relance, c’est une relance psychologique.
Quels sont, selon vous, les moteurs de la relance?
«La première mesure de relance, c’est une relance psychologique: c’est de redonner confiance aux gens. Pour faire respecter un confinement très sévère, les différents gouvernements ont beaucoup usé de la peur. Et la peur, on arrive à la mettre en place beaucoup plus rapidement qu’à la défaire. On va avoir besoin d’un peu de temps pour rassurer tout le monde, pour bien démontrer qu’on maîtrise le virus, qu’on est préparé, surtout. C’est-à-dire que, même s’il devait y avoir une seconde vague, on a des masques, du gel, des plexiglas, tout le monde sait comment appliquer les mesures de distanciation sociale. Mais à moyen terme, ce n’est pas une solution. La relance viendra forcément du marché et des envies des consommateurs, qui vont probablement évoluer sur le choix des produits, sur les modalités de consommation, mais je n’imagine pas une seule seconde que les gens arrêtent de consommer.
Donc, consommer oui, mais différemment…
«Sur un certain nombre de magasins, il va peut-être y avoir des choix d’organisation qui vont faire qu’on va avoir une présence commerciale en centre-ville qui sera peut-être un peu différente. Si jusqu’à présent vous ne vendiez que des vêtements mais que vous notez que les magasins alimentaires ont pu rester ouverts, peut-être qu’on pourrait avoir des shops-in-shop avec un petit rayon traiteur, des choses à emporter, ce qui permettrait éventuellement de rester partiellement ouvert lors de la prochaine crise. Il y aura des adaptations de ce type-là. Personnellement, je crois que ce qui va rester, c’est la sensibilité au prix de la part des consommateurs. J’ai un petit doute sur le fait qu’on parvienne à une totale moralisation de la consommation. Si votre chaussette fabriquée en Chine est toujours 20% moins chère que celle fabriquée en France, vous prendrez la moins chère.
Avez-vous été écouté et entendu par le gouvernement?
«On a été écouté, en partie entendu. Évidemment, ce serait trop beau si on avait obtenu gain de cause sur toutes nos demandes. Il y a vraiment eu une écoute de la part du ministre des Classes moyennes, (DP). On a pu faire avancer un certain nombre de nos dossiers. Mais on aurait dû privilégier des aides directes non remboursables plus importantes et plus rapides dès le départ. Il y a clairement eu une hésitation de la part du gouvernement au départ, qui aurait dû, à l’instar de l’Allemagne, donner un signal assez fort, cela aurait enlevé beaucoup de stress aux acteurs économiques.
On y est finalement arrivé, mais on y est allé tranche de saucisson par tranche de saucisson, et au début, elles étaient relativement fines. On avait l’impression, pendant les deux premiers mois (de crise, ndlr), que le gouvernement voulait aider mais qu’il ne desserrait pas le frein à main: parce qu’il y avait une réelle conscience de sa responsabilité en matière budgétaire, ce qui est quand même louable. Mais de notre point de vue, nous avons un budget étatique grâce auquel nous avons pu avoir un AAA, qui nous permet de nous endetter de manière très avantageuse sur les marchés internationaux et qui aurait largement pu nous permettre d’avoir une action beaucoup plus directe, rapide et moins sur le contrôle du dernier euro. Je pense qu’on aurait pu être un petit peu plus courageux là-dessus.
Vous avez dit sur les réseaux sociaux que vous deveniez comme saint Thomas et attendiez de voir après les annonces gouvernementales. Quelles ont été vos plus fortes déceptions jusqu’à présent?
«Là où j’aurais apprécié une action un peu plus déterminée, et surtout plus rapide, c’est clairement sur les loyers. Parce que nos membres les plus fragiles sont souvent des petits commerçants qui se retrouvent face à des propriétaires plus puissants qu’eux. J’aurais apprécié que le gouvernement fasse quelque chose de plus déterminant là-dessus, à l’instar des décisions qui ont été prises en France. L’abattement fiscal tel qu’annoncé est très faible et est surtout limité à 15.000 euros; ce qui, pour les loyers du centre-ville, est une goutte d’eau sur une pierre brûlante. Cette mesure-là aurait énormément soulagé les petits commerces de centre-ville et les propriétaires, car certains aussi ne sont pas de gros propriétaires. Je n’ai pas compris cette hésitation, car on a attendu deux mois et demi. Cela va peut-être être ma plus grosse déception.
Le gouvernement a prévu une enveloppe de 8,8 milliards d’euros (avec les garanties bancaires) pour faire face aux conséquences économiques du coronavirus. Redoutez-vous un retour de bâton fiscal une fois la crise passée?
«Sur base des informations que nous avons, le gouvernement ne réfléchit pas à des hausses d’impôts pour le moment. Mais c’est un des thèmes possibles pour la tripartite de juillet. C’est un risque, évidemment, de se retrouver avec des impôts nouveaux, ce qui serait une mauvaise décision pour l’économie luxembourgeoise. Il y a clairement des mesures structurelles qui pourraient nous aider à maîtriser un peu plus les coûts, notamment la digitalisation de l’État et de ses services. Il y a pas mal de processus au sein de l’État qui sont restés coincés au 20e siècle. Il n’est pas du tout question de réduire le nombre de fonctionnaires, mais on aura probablement besoin d’en recruter moins. Et les fonctionnaires qui sont actuellement en place vont peut-être pouvoir être affectés à des tâches à plus forte valeur ajoutée – notamment au niveau fiscal pour aller récupérer des impayés de TVA ou chasser la fraude, qui est un poison pour les entreprises.
Sur le confinement, on aurait probablement pu avoir une approche un petit peu moins sévère.
En matière de gestion de la crise sanitaire, le Luxembourg semble bien s’en sortir par rapport à ses voisins. Quel regard portez-vous sur cette gestion?
«En tant qu’ancien vice-président de la CNS, j’ai surveillé d’un œil attentif la façon dont cela a été géré. L’augmentation des capacités hospitalières, la mise en place de la structure logistique avec les centres de soins avancés, l’approvisionnement (en matériel médical, ndlr) depuis la Chine grâce à Cargolux… tous ces aspects ont été très bien gérés, il faut bien le saluer. Pour le confinement, il y a eu d’autres exemples de la façon de gérer la crise: l’exemple néerlandais, qui n’a pas fermé ses magasins. On aurait probablement pu avoir une approche un petit peu moins sévère. Maintenant, c’est toujours plus facile de faire le match après. Au moment où ils ont pris les décisions, ils avaient des informations que nous n’avions pas. Donc il y a des considérations autres que purement sanitaires qui peuvent entrer en ligne de compte dans ce genre de décisions. Au final, même si on aurait pu gérer cela avec un confinement moins sévère, c’est a priori une bonne gestion de la crise sanitaire qui a été faite.»