Opération séduction. Démarrée dans les allées de l’hypermarché Cora du City Concorde, la toute première visite «officielle» au Luxembourg de Michel-Édouard Leclerc a ressemblé à un long marathon de sourires et de poignées de main, ce mercredi 20 décembre.
En tout, le patron de l’enseigne éponyme devait effectuer une demi-douzaine de visites d’établissements, parmi les 27 rachetés par le numéro un français du retail au Luxembourg (deux hypermarchés Cora, 25 supermarchés et supérettes Match et Smatch), . Un déjeuner avec la famille Bouriez, propriétaire du groupe Louis Delhaize qui détenait ces magasins, figurait aussi au programme.
Michel-Édouard Leclerc a tout de même pris une trentaine de minutes sur son agenda hyper-millimétré pour dévoiler devant une poignée de journalistes les grandes lignes de son projet au Grand-Duché. De quoi apporter des réponses à plusieurs questions…
Pourquoi E. Leclerc au Luxembourg?
Pologne (une quarantaine de magasins), Portugal (21), Espagne (13), Andorre (5), Slovénie (2)… L’enseigne E. Leclerc, née en France il y a 75 ans, n’en est pas à son coup d’essai à l’étranger. «On est des petits joueurs à l’international, mais on a faim et l’on est convaincus que l’on a un bon modèle et que l’on peut le développer», glisse Michel-Édouard Leclerc.
Ce n’est pas le big boss en personne qui a mené en direct les opérations conduisant au rachat des 27 adresses jusqu’ici entre les mains du groupe Delhaize, mais les adhérents des régions Champagne-Ardenne et Lorraine. Principalement Serge Febvre, propriétaire des deux centres E. Leclerc de Thionville (Moselle) et d’Audun-le-Roman (Meurthe-et-Moselle), côté français, président de la ScapEst, la centrale d’achats du groupement sur le quart nord-est de la France, et dirigeant d’une société d’investissements ayant bouclé le dossier grand-ducal. «C’est une question d’opportunité. Celle-ci s’est présentée en juin dernier. Les choses sont allées vite», rembobine l’intéressé.
Là encore, Serge Febvre et ses équipes ont de l’expérience: ensemble, ils avaient piloté le rachat d’enseignes Coop, en Alsace. Serge Febvre s’en amuse: «La distance entre la centrale d’achats et certains établissements au Luxembourg est plus courte que celle avec certains magasins dans le Grand Est.»
Quel sera le calendrier?
Cora va rester Cora et Match et Smatch resteront Match et Smatch pendant quelque temps encore. «On est tenus par des délais techniques, notamment logistiques et informatiques», indique Serge Febvre. La bascule des systèmes de caisse, par exemple, nécessite six mois de travail, au dire de Michel-Édouard Leclerc. En conséquence, les premières enseignes Leclerc, identifiées comme telles, ne sont pas à attendre avant le deuxième semestre 2024.
Pour le reste, le groupement se donne du temps. «Entre trois et cinq ans» pour le déploiement complet du système Leclerc. À savoir un groupement coopératif au sein duquel les gérants sont propriétaires de leurs magasins.
«J’ai un a priori très favorable, les magasins sont bien tenus, ce n’est pas comme lorsque vous arrivez dans un établissement où rien n’a été fait depuis 40 ans…», affirme Michel-Édouard Leclerc. «Mais nous allons prendre le temps de nous connaître, nous n’arrivons pas en terrain conquis en mettant en avant un char Leclerc (sic). L’idée, c’est de bien s’inscrire dans les mœurs, les institutions, les habitudes de consommation ici.»
Quelle politique des prix?
C’est le nerf de la guerre. Et le positionnement fétiche d’E. Leclerc en France (hors carburants, 43,9 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2022), spécialement agressif sur les prix. «Ce sera la même philosophie, même si les taxes ne sont pas les mêmes», oriente Michel-Édouard Leclerc.
Le dirigeant entend se distinguer de la concurrence du hard discount (Lidl, Aldi…) via une gamme de produits la plus étoffée possible. «D’autres présentent un choix restreint. Nous, on a un modèle qui consiste à laisser le consommateur choisir l’harmonie de son panier. L’idée, c’est d’être le moins cher sur l’ensemble de ce que l’on appelle le fonds de rayons et sur les besoins qui ne sont pas qu’alimentaires. L’engagement, c’est d’avoir la même politique qu’en France.»
«J’ai 71 ans, je suis né dans le magasin de mes parents. Ils n’avaient pas de centrale d’achats et ils étaient les moins chers. Ce qui fait que l’on est moins cher, c’est qu’on le veut», répète-t-il. Avant de promettre: «On apportera notre pierre au pouvoir d’achat luxembourgeois.»
Quelle sera l’organisation?
Cela a été dit, E. Leclerc souhaite à terme confier les clés du camion à ses adhérents-propriétaires de magasins, comme cela se pratique en France. Les gérants seront donc indépendants. Ils travailleront avec la ScapEst, dont le siège est installé à Châlons-en-Champagne.
Côté effectifs, E. Leclerc s’engage sur le maintien des 1.200 emplois des futurs ex-magasins Cora, Match et Smatch. Michel-Édouard Leclerc est allé à la rencontre d’une partie des personnels lors de sa première visite. Idem avec le top management ou le marketing: dans l’immédiat, l’organigramme n’évoluera pas, ou à la marge.
«C’est rare de tenir un discours apaisé lorsqu’on reprend des magasins», sourit Michel-Édouard Leclerc, dans une pique amusée aux grandes manœuvres en cours en France avec le démantèlement du groupe Casino et le rachat de ses établissements par Auchan et Intermarché.
Quelle sera la «touche» luxembourgeoise?
«Pour des entreprises luxembourgeoises, cela peut être des débouchés», suggère Serge Febvre. Des produits Luxlait sont ainsi vendus dans ses magasins en France. En tout cas, «l’objectif c’est de ne surtout rien changer» à l’offre des trois enseignes appelées à disparaître sur les produits issus du Grand-Duché ou de la Grande Région.
Le groupement compte également faire du Luxembourg «un laboratoire» en matière de magasins de proximité, un domaine d’activité «que l’on ne maîtrise pas complètement», de l’aveu de Michel-Édouard Leclerc. Les magasins Smatch constitueront à ce titre «une expérimentation» sans changement d’intitulé: il n’y aura pas de Leclerc Express, toutes les adresses du réseau seront identifiées sous la seule appellation «E. Leclerc».
Quelles perspectives?
Librairie, optique, location de véhicules, voyages… En France, E. Leclerc est présent sur tous les fronts ou presque. «Dans un premier temps», rien de tel n’est envisagé au Luxembourg en matière de diversification. «Il faut d’abord capitaliser et bien faire les choses», précise Serge Febvre.
Avec une seule station-service sur les 27 magasins tombés dans son escarcelle, les carburants ne sont pas davantage un créneau convoité. «On est très bien positionnés en France, ici le marché est totalement différent.»
«Il faut que l’on apprenne, nous restons humbles», complète Michel-Édouard Leclerc. Très médiatique en France, le septuagénaire (71 ans) entend aussi être visible au Luxembourg. Avec les mêmes coups de gueule? «Ici, il y a peut-être moins de raisons de lutter contre les institutions, car elles sont pro-européennes. Les raisons de se battre ne sont pas les mêmes.» La bataille du retail luxembourgeois, elle, ne fait que commencer.