Didier Reynders, commissaire européen à la Justice. (Photo: Anthony Dehez)

Didier Reynders, commissaire européen à la Justice. (Photo: Anthony Dehez)

Pour soutenir ses ambitions en matière de transition verte, l’Union européenne entend établir de nouvelles obligations envers les entreprises afin de les inscrire dans une démarche durable et responsable. Parmi les diverses initiatives prises, le commissaire européen à la Justice, Didier Reynders, évoque une directive établissant de nouvelles obligations en matière de gouvernance et de devoir de vigilance vis-à-vis des risques environnementaux, sociaux ou relatifs aux droits humains.

Monsieur Reynders, pouvez-vous nous faire part du contexte dans lequel cette nouvelle législation, appelée à renforcer la responsabilité des entreprises en matière de développement durable, est née?

Didier Reynders. – «Avant le début de la pandémie, la Commission européenne s’est fixé, comme principales priorités, de mener une transition vers une économie plus durable, avec l’établissement du Green Deal, et de soutenir le développement du numérique. Ce qui relevait des priorités avant la crise sanitaire l’est toujours, et plus encore après. En matière de gouvernance durable, la pandémie a en effet soulevé d’importantes questions autour de la chaîne d’approvisionnement, avec des débats sur les équipements, la disponibilité des masques, des tests, des vaccins. Cette réglementation sur la responsabilité des entreprises cadre parfaitement avec ces enjeux. Des dispositifs légaux relatifs à ce sujet existent déjà en France, aux Pays-Bas. Un projet est sur la table en Allemagne. Au niveau international, l’Organisation des Nations unies a établi des lignes directrices autour des sujets ayant trait aux entreprises et aux droits humains. Cette initiative s’inscrit donc dans un contexte vaste d’une prise de conscience de la nécessité de renforcer la gouvernance en matière de gestion de risques environnementaux, sociaux ou liés aux droits humains.

Quelles sont la nature et l’ambition de cette directive «vigilance» des entreprises?

«À travers ce courant se pose la question de la manière de faire participer les entreprises aux Objectifs de l’Onu de développement durable qui ont été fixés, aux ambitions que nous poursuivons au niveau de l’Union européenne. En matière de lutte contre le réchauffement climatique, pour rappel, il s’agit d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2020 et de réduire les émissions de 55% d’ici 2030. Si l’on veut y parvenir, il faut évidemment des efforts importants des pouvoirs publics. Ceux-ci se concrétisent aujourd’hui à travers les fonds de relance, avec 30% des moyens accordés dédiés au Green Deal et 20% au numérique. Au-delà, il faut aussi que ces ambitions soient soutenues par les acteurs économiques et par les consommateurs.

Cette nouvelle réglementation veut obliger les entreprises à se doter d’une gouvernance en matière de développement durable, à faire preuve de vigilance vis-à-vis de risques environnementaux, sociaux ou de droits humains. Elle est complémentaire à d’autres initiatives comme, dans le domaine financier, la taxonomie qui vise à se donner des indications claires sur ce qui peut être considéré comme un investissement durable. On peut également citer les exigences en matière de reporting non financier ou durable. Je travaille aussi sur des chantiers qui concernent l’information apportée aux consommateurs, afin que chacun puisse faire des choix durables quand il opte pour un produit ou un service.

Chacun doit s’assurer que les actions prises ne soient pas en contradiction avec les objectifs de durabilité.
Didier Reynders

Didier Reynderscommissaire européen à la Justice

Comment invite-t-on les entreprises à renforcer leur gouvernance pour soutenir une approche durable?

«Il s’agit d’imposer un certain nombre d’obligations aux dirigeants d’entreprises afin que soit menée une réflexion à moyen et long terme sur le développement durable. Il importe que chacun s’assure que les actions prises ne soient pas en contradiction avec les objectifs de durabilité, qu’il s’agisse de la lutte contre le réchauffement climatique, de la préservation de la biodiversité mais aussi du respect des droits humains et sociaux. En la matière, on parle beaucoup du travail forcé ou du travail des enfants. Mais cela a aussi trait aux travaux menés autour du travail décent par Nicolas Schmit, commissaire européen luxembourgeois en charge de l’emploi et des droits sociaux, avec qui j’ai eu l’occasion d’échanger.

De quelle manière ces obligations vont-elles s’appliquer?

«Cela devrait passer par une directive et se traduire de deux manières. D’une part, il s’agit d’instaurer un devoir de vigilance sur la chaîne d’approvisionnement de l’entreprise, quand cela s’applique. D’autre part, il y aura une obligation imposée aux dirigeants de concevoir une stratégie, s’appuyant sur des données scientifiques, lui permettant d’évaluer les impacts de l’activité de son entreprise en matière de développement durable, d’identifier les risques et de prendre les mesures pour éviter, ou du moins limiter, les incidences négatives liées à ses opérations.

Quels seront les acteurs concernés?

«L’approche envisagée est horizontale. Elle concernera donc l’ensemble des secteurs et donnera un cap à toutes les entreprises. Cela n’empêchera pas, parfois, d’aller plus loin que ce qui est requis par la directive dans certains secteurs particuliers. Des débats ont lieu au Parlement européen autour d’enjeux liés à la déforestation, d’autres autour de l’exploitation des minerais en zones de conflit. Des discussions concernent d’autres sujets, comme les pratiques de l’industrie du textile, pour prévenir des incidents dramatiques similaires à ceux qui se sont produits au Bangladesh il y a bientôt une dizaine d’années.

Cependant, sur le sujet qui nous occupe, l’approche se veut commune à tous les acteurs. Nous proposons un cadre commun pour toutes les entreprises. Toutefois, à l’image de ce qui a été mis en place autour des obligations de reporting des informations non financières, les obligations dépendront des acteurs, en ciblant prioritairement les grandes entreprises et les PME qui peuvent être considérées comme à risque. Elles concerneront donc, par exemple, les acteurs développant ou sous-traitant des opérations dans des zones ou des secteurs exposés à un risque d’incidences en matière de gouvernance durable.

Un principe de proportionnalité devrait donc s’appliquer…

«Les plus petites entreprises – je pense notamment à celles qui comptent moins de dix collaborateurs – ne devraient pas être concernées. Comme je le disais, pour les autres PME, nous voulons fixer une obligation uniquement s’il y a des risques. Mais tout cela doit encore être défini. En ce qui concerne le devoir de vigilance sur la chaîne d’approvisionnement, il sera variable selon qu’il concerne les fournisseurs en première ligne, ceux avec lesquels on a vraiment la possibilité d’imposer des contraintes, et les autres, pour lesquels s’appliquera une obligation de moyens. Une entreprise qui dispose d’informations sur des risques qui existent, et ce même au bout de la chaîne, pourra être tenue pour responsable au regard de ce devoir de vigilance. On sait par exemple que, pour éviter le travail forcé dans le secteur du textile, il faut appliquer des exigences au-delà du premier niveau dans la chaîne de sous-traitance et prendre des dispositions en tenant compte des risques sur l’ensemble des sous-traitants.

Autour de ces nouvelles obligations, dans quelle mesure la responsabilité des acteurs sera-t-elle engagée?

«Nous avons déjà beaucoup débattu avec le Parlement européen à ce sujet. Dans ce contexte, la responsabilité civile des dirigeants pourrait être engagée lorsqu’un problème est constaté au niveau des opérations en matière de protection de l’environnement, des droits sociaux ou humains. Il est en outre question d’instaurer une supervision administrative au niveau de chaque État membre, dont le rôle sera d’assurer le suivi de la directive et sa transposition, de veiller à l’interprétation qui en est faite ainsi qu’à son application. On peut, à ce niveau, établir une comparaison avec le Règlement général sur la protection des données. On pourrait assister à la mise en œuvre d’un réseau d’autorités, un dans chaque État membre, pour veiller à une application homogène des nouvelles règles en matière de responsabilité et de gouvernance durable.

Les institutions financières sont aussi concernées par ces nouvelles obligations. À quoi devront-elles répondre?

«On s’inscrit dans la même logique que ce qu’impose la taxonomie aux acteurs du monde financier. Ces institutions sont appelées à procéder à un certain nombre de vérifications pour être certaines qu’elles investissent dans des produits durables. À notre niveau, nous allons leur demander de faire le même genre d’exercice, c’est-à-dire d’élaborer une stratégie de gouvernance à moyen terme vis-à-vis des risques environnementaux, de droits sociaux et humains liés à leurs opérations. Comme nous pouvons leur demander de se pencher sur leur chaîne d’approvisionnement pour évaluer ces risques au niveau de leurs fournisseurs.

Fallait-il forcément passer par la voie réglementaire pour amener les entreprises à renforcer leur gouvernance en matière de responsabilité durable?

«Certaines entreprises étaient déjà engagées dans cette voie de manière volontaire, sur base notamment de recommandations établies par certaines instances internationales à ce sujet. On voit de plus en plus d’entreprises communiquer sur ces aspects et leurs engagements en matière de développement durable. Dans ce contexte, le fait de réglementer poursuit plusieurs objectifs. Le premier est de se doter d’une capacité de vérifier que ce qui est annoncé par les entreprises dans ce domaine ne relève pas du greenwashing, que cela répond bien aux enjeux de développement durable. D’autre part, il est question de la volonté de mettre les entreprises sur un pied d’égalité, de faire en sorte que l’application de ces principes ne se fasse pas uniquement sur base volontaire, mais que les acteurs aillent tous dans la même direction. On crée alors un même level playing field pour l’ensemble des structures. La mise en œuvre d’une directive européenne veut aussi éviter une fragmentation à l’échelle du marché unique, avec potentiellement 27 réglementations différentes autour de ces questions. Il s’agissait là d’une inquiétude dont m’ont fait part les dirigeants économiques.

Il est, en outre, important de légiférer si l’on veut s’assurer que tout le monde applique les règles et si l’on veut éliminer les risques liés à l’environnement comme aux droits humains et sociaux. Sans quoi, on court toujours le risque qu’un projet aille à l’encontre des objectifs que nous partageons tous.

Comment cette initiative autour de la gouvernance durable des entreprises vient-elle compléter les autres mesures prises au niveau de la Commission?

«Nous nous sommes alignés, en bonne relation avec ma collègue Mairead McGuinness, commissaire en charge des services financiers, de la stabilité financière et de l’union des marchés des capitaux, sur ce qui a été décidé au niveau du reporting non financier. Ce qui devra être communiqué dans le cadre de la responsabilité des entreprises en matière de gouvernance durable et de devoir de vigilance pourra se raccrocher à ce qui est exigé à ce niveau. Nous n’avons pas non plus voulu multiplier les instruments et les rapports. L’idée n’est pas d’exiger énormément de nouvelles choses de la part des entreprises, mais de faire en sorte, considérant nos ambitions, que tout le monde suive l’exemple des bons élèves, de celles et ceux qui ont déjà pris la voie d’un engagement plus durable.

S’inscrire dans une démarche plus durable, en outre, est aussi dans l’intérêt des entreprises. Beaucoup d’analyses menées pendant la crise que nous venons de traverser ont montré que les entreprises qui s’étaient déjà engagées en faveur d’un développement plus durable et responsable sont plus résilientes. Cela n’empêche pas d’être préoccupé par le développement à court terme de l’entreprise, mais l’idée est d’engager cette réflexion à moyen et long terme pour s’inscrire dans une économie plus durable.

Comment ces règles s’appliqueront-elles vis-à-vis d’acteurs étrangers à l’Union européenne?

«L’application des règles devrait concerner tous les acteurs européens mais aussi toutes les entreprises qui désirent opérer au niveau du marché intérieur. Cet aspect a d’ailleurs été un sujet important de la consultation menée au mois de février, et pour laquelle nous avons reçu près de 500.000 contributions. En imposant de telles obligations à l’ensemble des acteurs, en ce compris des entreprises non européennes qui veulent développer des activités au niveau du marché intérieur, l’idée est aussi de permettre à l’Union européenne de prendre un leadership dans les discussions multilatérales qui peuvent avoir lieu sur ces sujets.

On parle ici de diligence raisonnable vis-à-vis de ces enjeux. Comment place-t-on le curseur pour déterminer ce qui relève du «raisonnable»?

«L’idée est de partir d’une analyse scientifique des risques et des impacts négatifs potentiels associés aux opérations développées. Prenons un exemple concret: celui d’un importateur de café ou d’une entreprise travaillant dans le secteur du chocolat. Ces acteurs, forcément, sont appelés à acheter des matières premières dans des plantations. Il leur faudra dès lors se poser certaines questions, relatives à l’éventualité du travail d’enfants au niveau de la culture du cacao ou aux conditions de travail dans les plantations, pour prendre des mesures adaptées. Dans d’autres secteurs, comme le textile ou l’industrie chimique, d’autres risques devront être considérés. Dans beaucoup de domaines d’activité, il existe déjà un cadre visant à limiter les impacts négatifs. On peut, par exemple, penser à la directive Seveso qui concerne les sites industriels à risque. Souvent, l’enjeu sera de partir des éléments déjà en place pour les rapporter.

De manière générale, chaque entreprise devra se demander comment faire pour éviter ou limiter les risques, et partager ces informations au cœur de son rapport non financier. Avec les autorités administratives associées à la directive et l’engagement de la responsabilité civile des dirigeants en cas de manquement, on peut soutenir le développement d’une gouvernance plus durable et plus responsable à l’échelle des entreprises.

En quoi ces nouvelles obligations répondent-elles aussi aux préoccupations des consommateurs?

«Les risques environnementaux ou sociaux pèsent de plus en plus sur le choix des consommateurs. Ils souhaitent pouvoir acheter des produits ou services, ou investir de manière responsable. Pour cela, ils ont besoin d’informations fiables. La transparence qui va découler de cette initiative et la mise en œuvre d’un système de gouvernance tel que nous l’envisageons doivent jouer en faveur de tous ceux qui s’inscrivent dans une démarche responsable, qui cherchent à éviter les impacts négatifs de leurs opérations ou, du moins, à en prendre conscience pour les limiter. En agissant de manière globale, en intégrant ces aspects à tout développement futur, on doit pouvoir tirer le monde vers le haut.

De nouvelles obligations, au niveau de la chaîne d’approvisionnement, ne risquent-elles pas de mettre à mal certaines filières aujourd’hui importantes?

«Pour cette raison, les actions envisagées ne doivent pas relever des entreprises seules, mais impliquer d’autres politiques menées à l’échelle de l’Union, comme l’aide au développement ou la stratégie commerciale. Si nous participons à la mise en œuvre de l’obligation scolaire dans certains pays en voie de développement, en aidant à la construction d’écoles par exemple, nous pouvons contribuer à ce que les enfants soient en classe plutôt que dans les plantations.

Dans les traités commerciaux négociés, on peut aussi veiller à l’introduction de clauses relatives à la préservation de l’environnement ou aux respects de droits sociaux et humains.

«Dans certains cas, la démarche révèlera qu’il est peut-être opportun de relocaliser certaines productions. Par le passé, nous avons souvent délocalisé des activités en raison de coûts salariaux. Désormais, ce critère ne doit plus être le seul à entrer en ligne de compte. En agissant de manière globale, concertée et coordonnée, nous devons, à tous les niveaux, nous demander comment faire pour contribuer aux objectifs fixés.

Quel sera l’agenda de mise en œuvre de cette nouvelle réglementation?

«À l’heure actuelle, nous sommes occupés à évaluer l’impact de ces nouvelles obligations sur les acteurs, afin d’ajuster les modalités d’application. Nous espérons adopter le projet de directive au niveau du Collège d’ici l’automne afin de pouvoir, durant la présidence française du Conseil de l’Union européenne, entre janvier et juin 2022, mener les débats avec le Parlement et le Conseil membres. Une fois adoptée par ces deux organes, la directive devra encore être transposée au niveau de chaque État membre. Pour un projet de cette ampleur, on estime qu’il faut trois à cinq ans, à partir de ce moment, pour qu’il soit appliqué de manière homogène à l’échelle de l’Union européenne. Cela nous emmène potentiellement en 2026, soit quatre ans avant l’échéance fixée pour atteindre l’objectif de réduction de 55% des émissions de CO2. Pour les entreprises, les obligations inhérentes à ces enjeux de gouvernance ne seront pas d’application tout de suite. Toutefois, nous devons prendre conscience, si nous voulons réussir cette transition, qu’il y a urgence à s’inscrire dans cette dynamique et à adopter des pratiques plus responsables et plus durables.»

Une gouvernance toujours plus verte

La dernière enquête menée par PwC et l’ILA consacrée à la gouvernance des fonds d’investissement luxembourgeois a révélé que les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), la cybersécurité et la diversité des conseils d’administration apparaissent comme des thèmes d’une importance accrue pour les conseils d’administration.

Cet article a été rédigé pour le supplément ‘Fonds d’investissement’ de  parue le 27 mai 2021.

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