Au cœur de l’été, le ministère de la Justice a déposé un projet de loi dont l’objectif est de refondre en profondeur le droit comptable luxembourgeois. Ce texte apporte des améliorations substantielles en la matière, comble certaines lacunes et permet une meilleure lisibilité des droits et obligations qui incombent aux personnes morales enregistrées au Luxembourg. S’il est adopté en l’état, quels sont les principaux changements que ce projet de loi introduit? C’est ce que nous avons souhaité évoquer avec Caroline Nicoletti, director, EY Luxembourg IFRS & Luxgaap desk.
1. Les SCSp devront déposer leurs états financiers
L’un des principaux changements introduits par ce projet de loi concerne les sociétés en commandite spéciale (SCSp), très souvent utilisées dans l’industrie des fonds, avec l’introduction d’une obligation d’établir et de déposer un plan comptable normalisé ou de déposer des états financiers annuels. «Jusqu’à présent, les SCSp n’étaient soumises à aucune obligation de dépôt, commente Caroline Nicoletti.
Il était, dès lors, difficile pour les autorités administratives de collecter un certain nombre de données à des fins statistiques. Bien qu’il introduise cette nouvelle obligation, le législateur a toutefois veillé à préserver la flexibilité associée à ces structures. En l’occurrence, le projet de loi maintient l’option, pour chacun, de choisir les principes de comptabilité (Generally Accepted Accounting Principles) suivant lesquels les états financiers peuvent être établis.» Il est donc possible d’opter pour diverses normes comptables: Luxgaap, USgaap ou encore pour les normes IFRS. Il est important de préciser que ces dépôts ne seront pas soumis à publication ni accessibles au public.
2. Obligations d’audit pour la «large holding»
Le projet de loi comptable introduit et définit une nouvelle catégorie de structure: la large holding. Dans la réglementation actuelle, bien que certaines sociétés holding puissent avoir un actif total important, elles demeurent le plus souvent catégorisées en tant qu’entreprises de petite taille en raison des critères de chiffre d’affaires net et d’effectifs. «Les obligations inhérentes à ces structures sont relativement légères. Elles doivent préparer des états financiers simplifiés et ne sont pas soumises à une obligation d’audit, explique Caroline Nicoletti.
Toutefois, compte tenu du total bilan de certaines sociétés de participation financière présentes au Luxembourg, le législateur a souhaité faire évoluer la manière dont elles sont catégorisées. Si la disposition est adoptée, les structures dont le total bilan sera supérieur à 500 millions d’euros seront considérées comme des large holdings. Celles-ci resteront soumises aux dispositions du droit comptable applicables aux petites entreprises, si ce n’est que leurs états financiers pourront faire l’objet d’un audit statutaire.» Il s’agit, d’une part, de s’assurer que le rapport de gestion est cohérent avec les états financiers et préparé conformément aux exigences légales applicables. «Cette nouvelle disposition poursuit un objectif de transparence. Elle vise, au regard de la taille de ces structures, à sécuriser le marché», précise Caroline Nicoletti.
La volonté du gouvernement, à travers ce projet de loi, a avant tout été de rassembler toutes les obligations dans un texte de loi unique.
3. Introduction du régime de microentreprise
Parmi les objectifs poursuivis par la directive comptable européenne, qui a conduit à la révision de la législation luxembourgeoise en 2015, il y a celui de réduire la charge administrative des petites sociétés en vue de stimuler leur croissance. «En 2015, le législateur luxembourgeois avait laissé de côté plusieurs options inscrites dans la directive. Il s’agissait de l’adoption du régime des microentreprises et de l’élévation des seuils déterminant ce qui relève d’une petite entreprise au niveau le plus élevé», explique Caroline Nicoletti. Depuis lors, cependant, la donne a changé. La Commission européenne a émis un projet visant à modifier la première directive comptable en vue de soutenir davantage les petites structures commerciales.
«Au niveau du projet de loi, le législateur a tenu compte de cela. Il a décidé d’y inscrire le régime de microentreprise, à savoir des structures dont le total bilan est inférieur à 350.000 euros, dont le chiffre d’affaires annuel ne dépasse pas 700.000 euros et qui ne comptent pas plus de 10 équivalents temps plein, poursuit l’experte. Les obligations pour ces structures vont être allégées avec, notamment, l’exemption de devoir préparer des notes aux comptes.» Le législateur luxembourgeois a intégré la volonté de la Commission européenne de relever les seuils dans lesquels se situent les petites entreprises de 20 à 25%.
«Avec cette loi, les microentreprises seront celles dont le total bilan est inférieur à 450.000 euros, dont le chiffre d’affaires annuel ne dépasse pas 900.000 euros et qui comptent au maximum 10 employés (équivalents temps plein)», explique Caroline Nicoletti.
4. Combler les lacunes
Intégration de la doctrine comptable dans la loi
Le législateur entend profiter de cette révision du droit comptable pour combler des lacunes ou apporter certaines clarifications. En l’occurrence, le nouveau projet intègre des éléments figurant dans les Q&A publiées par la Commission des normes comptables (CNC). «Ce groupement qui rassemble l’Administration des contributions directes, le Commissariat aux assurances, la Commission de surveillance du secteur financier, la Chambre de commerce, la Banque centrale du Luxembourg, l’Ordre des experts-comptables et l’Institut des réviseurs d’entreprises est le principal émetteur de la doctrine comptable, explique la directrice au sein du cabinet EY.
Régulièrement, elle émet des avis sur des divergences d’interprétation de la loi qui pourraient se poser, cherche à combler certaines lacunes ou établit un ensemble de bonnes pratiques. Cette doctrine comptable est supportée par une trentaine de Q&A. Le nouveau texte va permettre d’ancrer une partie de ces éléments dans la loi.»
La clarification de la définition du contrôle
Le projet de loi propose une clarification de la définition du contrôle dans le contexte des états financiers consolidés, en reconnaissant la notion d’agent par rapport à celle de principal. Elle est définie comme «le pouvoir d’influencer de façon déterminante ou de diriger la gestion et la politique financières d’une autre entreprise dont la société mère est en même temps actionnaire ou associée». Cela est particulièrement important dans l’industrie des fonds dans la mesure où ces notions encadrent la relation entre general partners et limited partners.
Pour déterminer si un general partner contrôle un fonds, il convient d’accorder une attention particulière à la question de savoir s’il agit en tant que principal ou en tant qu’agent. Le gestionnaire du fonds devra faire preuve de discernement pour évaluer qualitativement tous les aspects de son accord avec les commanditaires (limited partners), y compris son pouvoir, les droits détenus par les commanditaires et les tiers, et l’ensemble de son exposition à la variabilité des rendements.

Prise en compte des «actifs d’impôt différé»
Une autre grande nouveauté réside dans une clarification importante relative à la prise en compte des actifs d’impôt différé au sein de la comptabilité. «Les actifs d’impôt différé sont les montants d’impôts sur le résultat recouvrables au cours de périodes futures au titre de différences temporaires déductibles ainsi que du report en avant de pertes fiscales et de crédits d’impôt, explique Caroline Nicoletti. Jusqu’à présent, par mesure de prudence, on ne reprenait pas ces actifs, ces pertes recouvrables dans les comptes annuels.» Compte tenu de la pratique comptable luxembourgeoise, il a souvent été difficile de déterminer et de comptabiliser les actifs d’impôt différé liés notamment aux pertes fiscales reportées, étant donné l’importance du jugement et des estimations nécessaires à une entité pour évaluer le bénéfice imposable suffisant qui pourrait être disponible pour consommer ces actifs d’impôts différés.
«Pour répondre à ce problème, le nouveau projet de loi, à la lumière des normes comptables d’autres États membres, propose l’option de reconnaître les actifs d’impôt différé dans la mesure où le principe de prudence est respecté», explique Caroline Nicoletti. Les dispositions relatives à la reconnaissance des actifs d’impôt différé ne sont traitées que dans le titre IV du nouveau projet de loi concernant les états financiers consolidés. Toutefois, les travaux préparatoires du nouveau projet de loi contiennent une déclaration selon laquelle, en ce qui concerne les impôts différés dans les comptes annuels et la possibilité de reconnaître des actifs d’impôts différés sous certaines conditions, il est fait référence aux commentaires relatifs aux comptes consolidés.
5. Suppression des régimes dérogatoires
Le projet de loi comptable prévoit aussi l’abolition des dérogations, que pouvait accorder le ministère de la Justice sur demande d’entité désireuse de préparer leurs comptes annuels en recourant à d’autres régimes comptables que Luxgaap ou les normes IFRS. Une dérogation aux Luxgaap ou aux IFRS a été maintenue dans le nouveau projet de loi, mais uniquement en cas de préparation d’états financiers consolidés. Autrement dit, «le ministre de la Justice peut, dans des cas particuliers et sur avis motivé du CNC, autoriser une société mère à préparer ses états financiers consolidés selon un référentiel comptable dérogatoire». Il faut toutefois que les normes comptables utilisées soient reconnues comme équivalentes par la décision 2008/961/CE de la Commission européenne du 12 décembre 2008 relative à l’utilisation, par des émetteurs de valeurs mobilières de pays tiers, des normes de pays tiers et des normes internationales d’information financière pour l’établissement des états financiers consolidés.
La volonté du gouvernement, à travers ce projet de loi, a avant tout été de rassembler toutes les obligations dans un texte de loi unique.
6. Abolition de la fonctionde commissaire
Le nouveau projet de loi abolit la fonction de commissaire, en tant qu’organe de surveillance, chargé notamment du contrôle des documents comptables des S.A.. Cette fonction était apparue en 1915 dans la loi luxembourgeoise sur les sociétés commerciales, législation inspirée de la loi belge et de la loi française. «Contrairement à ses voisins belges et français, le législateur luxembourgeois n’a jamais modifié le cadre réglementaire applicable à l’exercice de la fonction de commissaire, explique la directrice au sein du cabinet EY. Cependant, l’utilité de cette mission n’était aujourd’hui plus évidente. Son appellation, en outre, suscitait une forme de confusion en raison de sa proximité avec d’autres fonctions.»
7. Modernisation du régime comptable des entreprises en liquidation
À l’heure actuelle, beaucoup de professionnels de la comptabilité sont d’avis que la loi de 2002 cesse de s’appliquer aux entreprises qui sont dissoutes et mises en liquidation. «Dès lors, une fois mises en liquidation, ces entreprises échappent – sauf exception – à l’obligation d’établir, de contrôler, de déposer ou même de publier leurs états financiers conformément au titre II de la loi de 2002, commente Caroline Nicoletti. Le problème réside dans le fait que, sans la publication d’informations financières, les tiers, qui peuvent avoir des droits à faire valoir auprès des sociétés mises en liquidation, sont privés d’informations fiables.» Pour remédier à cela, le nouveau projet de loi a pris soin de préciser les obligations d’établissement, de dépôt et de publication des états financiers des sociétés mises en liquidation.
«Elles devront établir des états financiers intermédiaires de liquidation (bilan, compte de profits et pertes, et annexe) chaque année. Ces comptes intermédiaires annuels de liquidation doivent être déposés au RCS et publiés pour les formes sociales soumises à publicité. Les associés, les tiers créanciers et les autres parties intéressées seront ainsi informés au moins annuellement de l’état d’avancement de la liquidation, explique l’experte. En outre, à la clôture de la liquidation, l’obligation d’établir des états financiers faisant apparaître l’apurement du passif par la réalisation de l’actif pendant toute la durée de la liquidation, a été maintenue et modernisée.»
8. Un seul texte mieux articulé
Il résultait de la multiplication des textes légaux établissant une mauvaise lisibilité du droit comptable luxembourgeois et une insécurité juridique, préjudiciable à toutes les parties prenantes, qu’il s’agisse des professionnels chargés de préparer les états financiers, des auditeurs ou encore de celles et ceux amenés à utiliser ces documents pour diverses raisons. L’articulation du champ d’application des différentes parties du titre II de la loi de 2002 a aussi été fortement critiquée au fil des ans en raison de la confusion qui en résultait. Certaines obligations, comme la tenue de la comptabilité, le plan comptable normalisé, le contrôle des comptes annuels, le dépôt et la publication des comptes annuels, l’établissement du rapport de gestion, etc., s’appliquent à certains types d’entreprises, mais pas à tous.La modernisation du droit comptable s’efforce donc de résoudre les problèmes de dispersion et de présentation.
«Le projet de loi regroupe toutes les dispositions comptables communes à tous les types d’entreprises en une seule loi comptable. Cela contribue grandement à la lisibilité du droit, explique Caroline Nicoletti. D’autre part, les entités auxquelles s’appliquent les différents aspects des obligations comptables (par exemple, la tenue de la comptabilité, le plan comptable normalisé, les états financiers annuels, les états financiers consolidés, les rapports y afférents ainsi que leur dépôt et leur publication) sont clairement définies au moyen de listes exhaustives des formes et des catégories d’entreprises concernées.»
Il faut noter que les dispositions comptables applicables aux différents véhicules du secteur financier sont maintenues en dehors du nouveau projet de loi. «Celui-ci fournit toutefois une articulation claire permettant aux parties intéressées d’identifier facilement les dispositions communes et les dispositions des lois produits auxquelles elles sont soumises», assure Caroline Nicoletti.
9. Mise en œuvre d’une approche «bottom-up»
L’une des critiques que l’on pouvait émettre à l’égard du droit comptable luxembourgeois concernait l’approche top-down. «La loi de 2002 sur les comptes annuels et les rapports y afférents fixe, en effet, un régime général pour les grandes entreprises et prévoit, par voie de dérogation, des exemptions et des dérogations pour les petites et moyennes entreprises, commente Caroline Nicoletti. Toutefois, étant donné qu’une très grande majorité des sociétés luxembourgeoises sont des petites entreprises, cette approche n’est pas la plus adaptée au marché.»
Avec cette réforme, le législateur a donc souhaité revoir sa copie en la matière, privilégiant une approche bottom-up. «Le régime des petites entreprises devient le régime de base commun à toutes les entreprises, à l’exception de la microentreprise, explique la directrice au sein du cabinet EY. Pour les moyennes et les grandes entreprises, des dispositions supplémentaires viennent s’ajouter à ce régime de base.»
10. Les sociétés civiles seront aussi concernées
En vertu de la loi de 2002, les entités relevant du droit comptable ont été, dans une certaine mesure, des entrepreneurs individuels, des sociétés commerciales, des groupements d’intérêt économique ayant leur siège social au Luxembourg, ainsi que les SCSp. Le nouveau projet de loi propose d’étendre le champ d’application aux entreprises et aux personnes physiques exerçant des activités économiques, financières ou commerciales sans avoir la forme commerciale. À ce titre, le projet de loi s’applique donc aux sociétés civiles, les soumettant à des obligations en matière de préparation des états financiers et de dépôt. Cette extension vise essentiellement à répondre à des besoins de transparence.
«Moderniser le droit comptable pour apporter plus de clarté et de visibilité»
Le 28 juillet dernier, le gouvernement luxembourgeois, via le ministère de la Justice, a déposé un nouveau projet de loi visant à moderniser le droit comptable luxembourgeois. L’objectif est notamment de le rendre plus lisible, mieux structuré et mieux articulé. « Au Luxembourg, les obligations des sociétés commerciales et d’autres structures relèvent jusqu’à présent de différentes lois», explique Caroline Nicoletti, director, EY Luxembourg IFRS & Luxgaap desk.
On peut évoquer la loi du 19 décembre 2002 relative au registre de commerce et des sociétés ainsi que la comptabilité et les comptes annuels des entreprises. Celle-ci avait été mise à jour en 2015 dans le cadre d’une transposition d’une directive européenne en droit national. À côté de ce premier texte, on trouve aussi la loi commerciale du 10 août 1915 relative aux comptes consolidés. À cela s’ajoute un ensemble de lois dites produits ou sectorielles, qui s’appliquent à des véhicules utilisés dans l’industrie financière ou encore à des structures évoluant dans ce secteur. Elles encadrent notamment les SIF, les Sicar, les Fiar ou encore les AIFM, qui doivent répondre à des exigences spécifiques.
«Cela fait de nombreuses lois qui touchent à la comptabilité des structures qui composent l’environnement économique luxembourgeois, précise Caroline Nicoletti. La volonté du gouvernement, à travers ce projet de loi, a donc avant tout été de rassembler toutes les obligations dans un texte de loi unique, contribuant à apporter plus de clarté aux professionnels de la comptabilité. L’idée a aussi été de simplifier un ensemble d’éléments et d’améliorer certaines dispositions existantes et de combler certaines lacunes existantes.» Ce projet de loi n’a à ce jour pas encore été adopté au niveau de la Chambre des députés.
À partir de l’annonce du nouveau projet de loi en juillet 2023, le processus législatif de mise en œuvre dans le droit national devrait prendre environ un à deux ans, la loi étant ensuite applicable soit avec effet immédiat, soit après une période prédéterminée. La loi pourrait donc entrer en vigueur vers la fin de l’année 2024 ou en 2025.
Cet article a été rédigé pour le supplément de l’édition de parue le 12 décembre 2023. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.
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