Transmission – Très impliqué dans la diffusion du droit européen, Marc Jaeger a contribué, aux côtés de Romain Schintgen, à la création d’une formation postuniversitaire en 1999, devenue master en contentieux européen. (Photo: Edouard Olszewski)

Transmission – Très impliqué dans la diffusion du droit européen, Marc Jaeger a contribué, aux côtés de Romain Schintgen, à la création d’une formation postuniversitaire en 1999, devenue master en contentieux européen. (Photo: Edouard Olszewski)

Après quatre mandats de président, Marc Jaeger redevient juge de plein exercice au Tribunal de l’Union européenne. L’occasion de retracer avec lui l’évolution d’une juridiction qui vient de fêter ses 30 ans.

Le Luxembourg s’est vu conforté dans son rôle de pôle judiciaire européen avec l’arrivée annoncée du Parquet européen ainsi que celle de la Juridiction unifiée du brevet. Est-ce une satisfaction pour vous?

. – «La réponse est doublement oui. En tant que juge, je crois que l’État de droit fait un nouveau petit pas en avant avec le Parquet européen. En tant que Luxembourgeois aussi. Cela renforce la capitale juridique de l’UE qu’est… le Kirchberg!

Vous venez d’achever quatre mandats de président du Tribunal de l’UE. Qu’avez­­­-vous accompli pendant ces 12 années?

«Les quatre mandats ont été un défi car nous sommes passés d’un nombre d’affaires relativement réduit à un nombre d’affaires très élevé en entrée et en sortie. Nous avons, entre autres, mis en œuvre la réforme structurelle du Tribunal (notamment en accueillant un deuxième juge par État membre), introduit un système de surveillance généralisée des procédures et diminué les délais de traitement des affaires. C’est ‘sportif’ et chronophage, mais mes 12 années d’expérience m’ont permis de gérer cela avec constance et détermination.

Quelles sont les fonctions du président du Tribunal de l’UE par rapport à un juge?

«Avant tout, le président est primus inter pares. Il n’a pas de fonctions supplémentaires, mais des fonctions autres, parmi lesquelles le management du collège des juges: gestion et attribution des affaires, gestion de conflits, composition des chambres, représentation... Comme je suis Luxembourgeois, il y avait également beaucoup de questions relatives à la vie personnelle des nouveaux collègues qui s’installent au Grand-Duché.

Juridiquement, le président est en charge des référés, ce qui nécessite une disponibilité de tous les instants, parce que certaines décisions doivent être prises dans les 24 heures, comme les suspensions provisoires immédiates.

Il est souhaitable que les États membres renouvellent leurs juges, et s’ils ne le font pas, qu’ils nomment rapidement leurs successeurs.
Marc Jaeger

Marc JaegerjugeTribunal de l’Union européenne

Il est aussi, de droit, le président de la grande chambre à 15 juges. Il siège également à la chambre des recours, qui examine les pourvois introduits contre les décisions du Tribunal de la fonction publique. Comme celui-ci a été supprimé en 2016, cette fonction disparaît peu à peu. Au final, cela revient à 55% de management et 45% de juridique. Or, avec un nombre de juges s’élevant potentiellement à 56% au Tribunal, le pourcentage relatif aux activités de gestion va inévitablement augmenter.

Trois ans après la réforme, le Tribunal a-t-il digéré le doublement de ses juges?

«Oui et non. Nous avons certainement relevé avec succès tous les défis qui se posaient en 2016 avec les deux premières phases de la réforme grâce aux mesures internes que j’ai mises en place. Nous avons de très bons résultats sur 2018. Nous avons évacué un grand nombre d’affaires. Il n’y a plus d’affaires en retard comme dans les années précédentes. Notre taux de pourvoi reste constant, ce qui veut dire, d’une certaine manière, que nous avons maintenu notre qualité de décision malgré l’augmentation du nombre des affaires prononcées.

La troisième phase a actuellement lieu, avec l’ajout de huit juges depuis le 26 septembre dernier. Elle est accompagnée par le remplacement d’un certain nombre de membres, du fait du renouvellement triennal, ce qui fait que nous avons accueilli au total 14 nouveaux collègues à la fin du mois dernier. C’est évidemment chronophage, parce qu’après la phase préalable à l’assermentation (déménagement, scolarité des enfants, etc.), suit la phase d’apprentissage professionnel. Il faut un certain temps d’acclimatation avant de devenir totalement efficient.

À cela s’ajoute la durée moyenne de la vie d’une affaire qui est de 18 à 21 mois. Les deux cumulés font qu’il faudrait que les juges restent au moins 12 ans (soit deux mandats) dans l’intérêt du justiciable et de la juridiction. Il est donc souhaitable que les États membres renouvellent leurs juges, et s’ils ne le font pas, qu’ils nomment rapidement leurs successeurs. D’autant que les candidats doivent passer devant le ‘comité 255’ qui contrôle, entre autres, leurs compétences juridiques et leur capacité à travailler en équipe.

Nous sommes un peu des explorateurs, nous pouvons ‘ouvrir une porte’.
Marc Jaeger

Marc JaegerjugeTribunal de l’Union européenne

Pourquoi avez-vous décidé de ne pas briguer un cinquième mandat?

«Après 12 années de présidence de la juridiction et la mise en place de la réforme structurelle du Tribunal ayant conduit au doublement du nombre de juges au Tribunal, il m’a semblé avoir accompli la mission qui m’avait été confiée par mes collègues en 2007. Et puis, lorsque j’ai rejoint le Tribunal en 1996 comme juge, c’était pour traiter des affaires, et cela me manquait. Je continuerai, bien évidemment, à aider la juridiction dans les défis qui se présenteront à elle en mettant mon expérience à contribution. Cependant, je laisse désormais le volet ‘gestion’ pour retourner au contentieux et, pour ne rien cacher, je le fais avec une certaine envie.

Comment êtes-vous arrivé au Tribunal de l’UE?

«Le hasard a voulu que le Luxembourg nomme un avocat général à la Cour de justice des communautés européennes en 1985, Jean Mischo. Il m’a demandé si je voulais le rejoindre dans son cabinet comme référendaire. J’ai accepté. C’était un deal pour trois ans, et je ne regrette pas du tout!

Auriez-vous souhaité rejoindre la Cour plutôt que le Tribunal?

«Je ne connais pas la réponse. C’est une dynamique différente. Nous sommes une juridiction de première et dernière instance pour les faits, mais un pourvoi est toujours possible pour des questions de droit. Nous sommes un peu des explorateurs, nous pouvons ‘ouvrir une porte’. Cela me plaît. Et puis, nous sommes en contact direct avec les requérants: il n’y a pas de filtrage à travers une juridiction nationale ou des instances étatiques.

Tout à fait personnellement, une des affaires que je considère comme assez importante est une décision de 2014 en matière de référé: Vanbreda Risk & Benefits c/Commission en matière de marchés publics européens.
Marc Jaeger

Marc JaegerjugeTribunal de l’Union européenne

C’est l’entreprise ou l’individu qui, par exemple, voit ses comptes bloqués à la suite de mesures restrictives adoptées par le Conseil dans le cadre de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’UE, ou encore le fonctionnaire d’une institution, d’un organe ou d’une agence de l’Union qui conteste une décision concernant le déroulement de sa carrière qui viennent devant nous. Nous sommes en première ligne, et cela donne une certaine satisfaction.

Quels sont les arrêts les plus marquants du Tribunal, à l’image des grands arrêts des années 1960 qui ont assis la crédibilité de la Cour de justice des communautés européennes (Van Gend en Loos, Costa c/Enel)?

«On pourrait citer les trois arrêts du 6 juin et des 22 et 25 octobre 2002, rendus respectivement dans les affaires Airtours, Schneider Electric et Tetra Laval, en matière de concentration d’entreprises. Le Tribunal a annulé les décisions de la Commission, déclarant ces opérations d’acquisition incompatibles avec le marché commun, ce qui a engendré des restructurations au sein de la DG Concurrence de la Commission.

Tout à fait personnellement, une des affaires que je considère comme assez importante est une décision de 2014 en matière de référé: Vanbreda Risk & Benefits c/Commission en matière de marchés publics européens. J’ai renversé une jurisprudence qui datait des premières années de la construction européenne afin de faciliter l’accès du justiciable au prétoire dans le cadre de la contestation de la légalité des procédures d’appels d’offres.

Et de lui donner la possibilité de venir devant le juge de l’Union pour obtenir une protection provisoire après attribution du marché à un autre soumissionnaire. Cette affaire vient renforcer l’accès au juge garanti à toutes personnes afin qu’elles puissent faire valoir les droits dont elles bénéficient directement en application du droit de l’Union.»

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