Tatiana Fabeck réfléchit à de nouvelles conceptions de l’espace bâti dans une société post-Covid, mais également afin de favoriser une mobilité douce. (Photo: Andrés Lejona / Maison Moderne)

Tatiana Fabeck réfléchit à de nouvelles conceptions de l’espace bâti dans une société post-Covid, mais également afin de favoriser une mobilité douce. (Photo: Andrés Lejona / Maison Moderne)

Depuis 25 ans, le bureau Fabeck Architectes contribue à façonner le paysage bâti au Luxembourg et participe activement au rayonnement de l’architecture de qualité au Grand-Duché. Une entreprise fondée par Tatiana Fabeck, architecte, urbaniste, chef d’entreprise, femme, fille, mère, compagne, amie…

Quel impact le Covid a-t-il sur votre activité professionnelle?

. – «Nous n’avons jamais arrêté de travailler, et ­l’activité s’est maintenue à distance pendant le confinement. Mais notre métier ne se fait pas aisément en télétravail. Nous sommes donc majoritairement retournés à l’agence, car rien ne remplace un contact plus immédiat, en ­respectant les gestes barrières bien évidemment. D’ordinaire, nous travaillons dans un espace non cloisonné et devoir nous mettre à distance ne garantit pas le même échange, pourtant si important dans notre métier. Notre approche actuelle est de maintenir nos distances et d’avoir partiellement recours au télétravail. Toutefois, il n’y a rien de meilleur que de pouvoir rassembler les équipes autour d’une maquette, d’un papier et de discuter, d’échanger nos idées, de maintenir l’émulation collective.

Ressentez-vous une certaine frilosité pour de nouvelles commandes?

«Effectivement, nous avons eu un projet de bureaux qui s’est arrêté. Pour d’autres qui étaient encore en phase d’analyse, nous avons fait des études de faisabilité pour intégrer une programmation plus mixte. Plusieurs de nos maîtres d’ouvrage se posent des questions sur le contexte post-­Covid, et cela donne lieu par exemple à l’insertion de petits espaces de travail joints à l’habitation. Pour ma part, je suis convaincue qu’une autre mentalité va se mettre en place après le Covid. Nous aurons des changements dans la conception des bureaux, mais aussi dans le secteur de la santé, pour la construction des écoles…

La vraie qualité d’habitat est dans l’espace et, à défaut de ­pouvoir l’offrir au sol, il faudrait au moins l’avoir en hauteur.
Tatiana Fabeck

Tatiana FabeckFondatriceFabeck Architectes

Et pour l’habitat, préconisez-vous des changements?

«Si le bon sens conduit les projets, beaucoup de ces mesures sanitaires sont évidentes. Actuellement, l’efficience énergétique prime. Certes, c’est un volet important, mais imaginer un espace extérieur pour chaque unité de logement devrait l’être tout autant. La question de la ventilation, entre autres, devra être traitée différemment.

Je prêche ardemment pour laisser les gaines de ventilation accessibles afin d’en faciliter l’entre­tien et le remplacement quand cela devient nécessaire. En général, les gaines de ventilation passent soit dans les dalles en béton, soit dans les chapes, ce qui rend leur accès difficile. Et je suis très sceptique face à l’usage de robots nettoyeurs. Je crois surtout à une architecture qui puisse garantir des hauteurs nettes libres plus conséquentes, afin d’avoir une nappe de répartition technique accessible. Or, dans le plan d’aménagement particulier (PAP) «­quartier existant», nous avons des hauteurs de ­corniche figées qui ne permettent pas cette approche si on veut conserver des hauteurs sous plafond d’au moins 2,60 m et respecter les critères d’isolation énergétique. Pourtant, la vraie qualité d’habitat est dans l’espace et, à défaut de ­pouvoir l’offrir au sol, il faudrait au moins l’avoir en hauteur. Pour cela, il faudrait que les règlements figent le nombre de niveaux constructibles et laissent plus de flexibilité sur les hauteurs de corniche, comme dans le PAP ‘nouveau ­quartier’. Je pense que nous allons également avoir de plus en plus d’espaces partagés polyvalents au sein des immeubles résidentiels, pour ­permettre le télétravail, mais aussi l’organisation de ­réceptions, de fêtes… Ceci serait bénéfique pour animer l’espace-rue.


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Il y a aussi une autre idée à laquelle je crois beaucoup, qui est celle du local à vélos facilement accessible. Actuellement, lorsque ces locaux sont au sous-sol, ils ne sont pas comptabilisés dans une enveloppe maximale brute de mètres carrés constructibles dans le cadre d’un PAP. Il faudrait qu’il en soit de même pour les rez-de-chaussée, ce qui permettrait d’envisager des locaux à vélos tempérés (à cause des batteries de vélos électriques) n’ayant pas ­d’incidence sur le nombre de mètres carrés ­réalisables. Cette situation beaucoup plus confortable encouragerait l’utilisation du vélo comme moyen de déplacement quotidien. Nous nous battons actuellement pour cela dans le cadre du Laangfur, mais cela n’est pas encore possible sans perdre de la surface constructible. Si on veut promouvoir la mobilité douce, il faut revoir la manière dont ces espaces sont comptabilisés dans les surfaces brutes légalement définies.

Et à plus grande échelle, celle de l’urbanis­me, voyez-vous des changements à venir?

«À mon sens, les quartiers doivent aller vers plus de mixité de fonctions. Une ville est vivante et pétillante quand on parvient à créer un mélange de fonctions au pied des immeubles et dans les quartiers. Il faudra aussi rapprocher davantage le lieu de travail de l’habitat. Il est aussi très important de réserver des espaces dédiés à la culture, ce qui n’est pas assez le cas actuellement dans les plans d’urbanisme. Nous avons besoin de petites niches en dehors du trio logements-bureaux-commerces, et offrir la possibilité que la culture s’y installe. Ce ne seront pas nécessairement des espaces publics, mais des espaces qui peuvent être des cafés culturels, des espaces de rencontre, des lieux pour des associations.

Vous fêtez, cette année, vos 25 ans de profession. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre parcours?

«Je me suis en effet inscrite à l’Ordre des architectes et des ingénieurs-conseils en 1996. C’est exactement la moitié de mon existence! Je me suis rendu compte que le temps passe très vite et que chaque projet demande patience et persé­vérance. Mon métier, c’est comme dans la «vraie vie»: il y a des moments plus ou moins difficiles, mais summa summarum, le bureau a connu une croissance permanente et ­rassemble aujourd’hui une équipe de 28 personnes. Sur ces 25 années, nous avons développé des projets très divers tant en architecture qu’en urbanisme. Je me suis aussi rendu compte que le métier d’architecte s’inscrit dans la durée, et jusqu’à présent, je ne regrette pas ce choix. C’est un métier qui me donne beaucoup de satisfaction, qui permet de passer de la grande échelle, avec les projets d’urbanisme, à une toute petite échelle, avec les détails d’aménagement intérieur. Ce registre de macro-micro est impressionnant et très plaisant. Et la diversité des personnes que nous sommes amenés à ­rencontrer est formidable. Nous sommes en contact avec tout le spectre de la société, et cette richesse de rencontres et de programmes est ­passionnante et enrichissante. Pour autant, ce n’est pas facile tous les jours, loin de là, mais je suis contente d’avoir pris ce chemin. Et je suis bien entourée au quotidien par l’ensemble de mon équipe très engagée et de mes deux associés, Frédéric Sold et Jens Letzel.

Quelles sont les difficultés que vous rencontrez?

«Il faut avoir beaucoup de patience, car chaque projet implique des processus qui durent des années. Ce qui est sur la planche de ­travail aujourd’hui peut être réalisé dans 8 ou 10 ans. Cela comprend aussi parfois des déceptions, avec des projets qui ­s’arrêtent ou des concours perdus. J’ai comme cela plusieurs projets dans les tiroirs que j’aurais aimé voir se réaliser.

Les réglementations deviennent aussi de plus en plus exigeantes, et il faut vraiment opérer comme un généraliste, qui continue à se former sans cesse et reste curieux tous les jours. J’ai connu le dessin à la main et, 25 ans après, toute la façon de dessiner et communiquer pour un projet a totalement changé. , par exemple, a été dessiné entièrement en BIM, ce qui demande constamment de former les équipes et d’adapter les équipements informatiques. Les spécialistes impliqués aujourd’hui dans un projet sont devenus beaucoup plus nombreux, ce qui rend les projets plus complexes, mais aussi plus intéressants. Et il ne faut jamais perdre de vue le confort de l’utilisateur, ce qui est très important à mes yeux.

C’est aussi pour cela que vous vous orientez de plus en plus vers la construction durable?

«Absolument. La construction en bois du , par exemple, a été une expérience ­formidable. C’est le résultat d’un travail d’équipe entre l’Administration des bâtiments publics, souhaitant réaliser un projet pilote, et une équipe pluridisciplinaire qui a œuvré pour livrer un cadre de travail humain. Il y a une volonté généralisée des pouvoirs publics, mais également ­d’acteurs privés, qui poussent pour créer des projets à haute qualité environnementale et durables, et c’est une belle opportunité pour les architectes et ingénieurs. Nous allons poursuivre dans cette direction avec la conception, pour le Fonds Belval, des plus hautes tours en bois au Luxembourg.

Est-ce que la concurrence entre les architectes s’est accrue ces 25 dernières années?

«Oui, et il y a actuellement une très belle ­qualité architecturale fournie par les bureaux au Luxem­bourg, en partie grâce à cette ­concurrence. Par contre, l’augmentation du nombre de bureaux fait que les jeunes agences accèdent plus difficilement à des commandes que les architectes de ma génération. Jusqu’à il y a environ 10 ans, les jeunes bureaux avaient régulièrement une place dans les concours, ce qui est moins le cas maintenant. C’est devenu plus difficile pour eux de se démarquer.

Je regrette également que certaines commandes partent dans des bureaux à l’étranger, alors que nous avons la matière grise ­nécessaire en ce qui concerne les architectes et les ingé­nieurs au Luxembourg. De plus, nous ­prêchons pour une proximité du lieu de ­travail et du lieu d’exécution. Alors il faudrait ­davantage ­promouvoir notre savoir-faire local et une identité de la construction luxembourgeoise. D’un autre côté, c’est aussi important pour les bureaux luxembourgeois de pouvoir se comparer à des bureaux étrangers, et de nombreux concours internationaux ont permis aux bureaux locaux de se positionner. Comme dans d’autres disciplines, nous disposons, au sein de nos bureaux, d’une grande mixité de nationalités, avec des collaborateurs qui ont fait leurs études un peu partout en Europe. Je suis pour une mixité aussi des idées, et le Luxembourg est et restera toujours une plateforme ouverte aux cultures diverses. C’est un grand atout pour notre culture.

Et à l’inverse, essayez-vous de travailler à l’étranger?

«Nous aimons aussi nous investir dans des projets qui ne sont pas au Luxembourg, à l’occasion de concours par exemple, ce qui nous permet de réfléchir à d’autres programmes et contextes. Cela nous fait grandir, mais c’est un investissement financier et humain important. Nous avons quand même quelques ­projets à l’international: du résidentiel à Dakar ou en Russie, par exemple, où nous avons remporté deux concours pour des villas de haut standing. Récemment, nous avons participé à une consultation d’architectes pour un centre de formation aux métiers du numérique en Afrique, et nous sommes en attente du résultat. Si des opportunités se présentent, nous les accueillerons bien volontiers, mais nous n’entamons pas de démarches spécifiques pour nous ­développer au niveau international.

Malgré votre position de chef d’entreprise, parvenez-vous quand même à participer à la conception des projets, et à ne pas être totalement accaparée par la gestion quotidienne du bureau ou la représentation et la recherche de nouveaux clients?

«Oui, très clairement. Je suis investie dans ­chacun de nos projets, et chaque projet est le fruit d’un travail d’équipe qui, elle, peut ­changer suivant les différents stades de celui-ci. La recherche de nouveaux clients est importante et elle se fait pour notre bureau par la participation à des appels d’offres ou des concours. Nous avons également la chance que certains clients viennent spontanément vers nous.

Votre bureau fait-il encore des projets d’habitat unifamilial, ce que d’autres abandonnent une fois une certaine taille de bureau atteinte?

«Oui, bien sûr, même si nous communiquons peu dessus, car les clients souvent ne le souhaitent pas. Ce sont des projets qui, lorsqu’on est en osmose avec le client, ­permettent de tisser des liens au-delà du projet. La conception d’une maison demande beaucoup d’écoute et de temps, mais c’est en même temps une échelle de projet très humaine qui nous permet de travailler sur des facteurs de matérialité, de toucher et de détail. La base de notre métier est quand même de créer un abri pour un utilisateur, et l’échelle de la ­maison ­unifamiliale est un beau challenge pour les ­architectes.

Votre père travaille avec vous dans le bureau. Quel est son rôle?

«Mon père est une personne qui compte énormément pour moi et qui adore son métier. Il est un pilier bienveillant pour toute l’équipe. Il s’occupe d’une partie de la gestion et suit les dossiers du point de vue administratif et contractuel, ainsi que certains chantiers.

Pour autant, vous n’avez pas hérité du bureau de votre père.

«Non, pas du tout. Je suis allée faire mes études d’architecture à Paris et je me suis inscrite à l’Ordre des architectes et des ingénieurs-conseils au Luxembourg, mais j’ai commencé à ­travailler à Paris dans l’atelier de Cuno Brullmann. À cette époque, je ne savais pas encore si je voulais ­rester à Paris ou rentrer au Luxembourg. Puis, j’ai eu l’opportunité de réaliser une maison pour un philosophe et sa femme professeur au Luxembourg, et je me suis installée ici. Ayant été formée aux concours au sein du bureau Brullmann, j’ai d’abord commencé avec une équipe très restreinte, et nous avons participé à des concours, dont celui pour une école à Strassen, que nous avons remporté. Ensuite, un client de mon père nous a demandé de lui faire une esquisse pour un immeuble administratif au Kirchberg, pour la Banque Populaire, projet que nous avons pu réaliser et qui fut un coup de pouce pour permettre au bureau de s’affirmer et faire grandir les effectifs.

D’une manière générale, la famille, c’est important pour vous?

Oui, je suis très attachée à ma famille. J’ai la chance d’habiter à côté de mon bureau, ce qui me ­permet, avec un emploi du temps chargé, de déjeuner avec ma fille de 11 ans et de voir, le soir, mon fils, qui passe son baccalauréat. Avec mes frère et sœur, nous avons eu la chance de ­passer beaucoup de temps ensemble et continuons à le faire. Mes parents nous ont beaucoup fait voyager, visiter des musées… Même si, à l’époque, cela ne nous a pas tellement amusés, j’en garde aujourd’hui un souvenir très agréable. Mes parents m’ont transmis le goût de l’esthétique, la passion des antiquités, ­l’intérêt pour le mélange de l’ancien avec le contemporain. Grâce à eux, j’ai acquis tout un bagage culturel et visuel que je continue d’enrichir.

Certaines personnes de mon entourage me disent que je réfléchis comme un homme.
Tatiana Fabeck

Tatiana FabeckFondatriceFabeck Architectes

C’est difficile d’être une femme et architecte?

«Non, à part pour l’emploi du temps. Pour le commun des mortels, quand on est une femme et qu’on dit qu’on est architecte, on est forcément architecte d’intérieur ou décoratrice. Pour le grand public, un architecte est masculin. Il est vrai que les femmes architectes sont moins exposées, alors qu’elles sont très nombreuses dans les bureaux d’architectes. Et certaines personnes de mon entourage me disent que je réfléchis comme un homme.

Qu’est-ce que ça veut dire «réfléchir comme un homme»?

«Ah, si je le savais… A priori, c’est un compliment! Mais pour revenir à votre question précédente, c’est vrai qu’il est difficile de jongler entre impératifs professionnels et vie familiale, ce qui est valable d’ailleurs pour n’importe quelle profession. En tout cas, je ne ressens pas de difficultés à être une architecte femme et ne fais pas de différence entre hommes et femmes. Il est vrai que le domaine de la construction est fortement masculin, comme d’autres professions sont plus féminines. Être une femme peut même parfois être un avantage, comme dans les concours, où la parité peut jouer en notre faveur.

Est-ce que la séduction joue un rôle dans votre métier, peut être un agent facilitateur?

«C’est une question difficile, car on ne se voit pas soi-même. Et la séduction peut aussi être valable chez un homme, même si ce type de question est rarement posé à un architecte homme… Par contre, je suis persuadée que si un projet est amorcé grâce à un jeu de ­séduction, il ne pourra pas tenir dans la durée. Je crois que je suis bien trop honnête dans ma démarche pour que cela puisse entrer en compte. La séduction doit être intrinsèque au projet. Il faut que le projet séduise!

À l’inverse, avez-vous subi des comportements déplacés parce que vous êtes une femme?

«Si quelqu’un emploie ce registre-là, je lui réponds comme un homme, de manière très consciente. C’est peut-être en cela que je pense comme un homme. En tout cas, je n’ai pas eu à subir d’attitude qui m’ait affectée, même s’il y a eu certaines situations comiques. Mais il est vrai que je progresse dans un milieu très masculin, c’est une réalité.

On vous voit souvent dans les musées, les vernissages… Quelle place a l’art dans votre vie?

«L’art est très important pour moi. La création artistique est beaucoup plus libre de contraintes que ne l’est l’architecture. L’architecte fait aussi de l’art, mais c’est un art d’équipe, qui doit composer avec un entourage divers et répondre à un contexte. J’apprécie la liberté de l’artiste dans sa création et j’aimerais que les projets puissent davantage, dès leur genèse, faire place à l’intégration d’une œuvre artistique.

Comment décririez-vous votre univers artistique?

«Je suis sensible à la création artistique à travers toutes les époques et disciplines. J’ai également un faible pour le graphisme et le design, qui jouent un rôle important dans notre vie car ils sont omniprésents et façonnent, tout comme l’architecture, notre quotidien. En architecture, en ce moment, j’aimerais découvrir au Cap le Zeitz MOCAA, qui prend place dans ­d’anciens silos que Thomas Heatherwick a découpés et réaménagés de manière spectaculaire. Par ailleurs, j’aime le travail de Peter ­Zumthor pour son approche de la matière et de la lumière, de Jean Nouvel pour les conséquences de sa pensée à travers les décennies, de Renzo Piano pour sa sensibilité et le côté humain et chaleureux qu’il dégage et qui sont des qualités essentielles dans notre métier, de Frank Lloyd Wright, dont j’ai eu la chance de visiter beaucoup de bâtiments, de Carlo Scarpa… Il y a tellement de personnes qui réalisent de belles œuvres et dont je me sens proche.

Dans quelle ville vous sentez-vous bien?

«J’aime Paris. Quand j’y vais, j’ai l’impression de revenir à la maison. Je trouve que c’est une ville dans laquelle on s’oriente facilement, son offre culturelle est foisonnante. J’aime y manger, y flâner, revoir mes amis. Je suis restée très attachée à cette ville. Et je dois dire que j’aime beaucoup notre pays, je m’y sens bien. Les chemins sont courts, le sentiment de sécurité est exceptionnel, les programmes culturels sont de haut niveau et Luxembourg est devenue très internationale ces 20 dernières années.

Que pensez-vous de l’évolution du métier d’architecte au cours de ces dernières années, avec l’arrivée de nouvelles responsabilités, le recours plus fréquent à un project manager, etc.?

«Je trouve dommage que les architectes ne se soutiennent pas plus les uns les autres pour revaloriser leur métier. Actuellement, l’architecte perd de plus en plus sa place dans un processus où on lui enlève des missions qui sont reprises par un project manager. Il faudrait que nos missions se complètent mieux.

Et travailler pour les promoteurs, est-ce que vous appréciez ce type de commande?

«Nous avons en général de bonnes expériences avec les promoteurs, et nous apprécions travailler à une cadence soutenue. En même temps, il arrive que les projets soient vendus en cours de développement, ce qui peut avoir des répercussions parfois non heureuses. Et quand la possibilité nous en est offerte, nous aimons bien les accompagner jusque dans la réflexion de la commercialisation, et bien transmettre aux futurs acheteurs les idées que nous avons insufflées dans le projet. L’architecte a une histoire à raconter, et quand nous pouvons travailler avec le promoteur jusqu’à la remise des clés, c’est intéressant, car c’est l’aboutissement d’un projet.

Et comment composez-vous avec la question de la qualité architecturale contrainte par la vision économique du promoteur?

«C’est vrai que la pression économique est très forte, surtout à cause du prix des terrains. Mais je trouve qu’au Luxembourg, les promoteurs misent beaucoup sur la qualité, car il existe aussi pour eux une grande concurrence. Donc cela n’est pas si contraignant pour nous. Par contre, nous avons plus rarement la main sur les finitions intérieures, et là, il est vrai que la qualité est variable suivant le promoteur.

Comment améliorer la densité au Luxembourg?

«Il faut être plus audacieux et créer davantage de fronts de rue continus, moins de volumes solitaires, mais qui sont souvent l’héritage de PAP ou de choix plus anciens. Nous devrions pouvoir construire plus haut, revaloriser les cœurs d’îlot et travailler des immeubles en deuxième position, comme nous l’avons fait au Limpertsberg pour le projet «Vivre sans ­voiture». Le centre-ville est souvent uniquement occupé au rez-de-chaussée. Or, il faudrait davantage insérer du logement au-dessus de ces rez-de-chaussée commerciaux. Nous venons de livrer un projet répondant à cette demande dans la Grand-Rue. Il s’agit d’un immeuble, large de 4 m et profond de 31 m, sur quatre niveaux et situé entre deux immeubles où les étages n’étaient pas exploités. En retravaillant la distribution intérieure, nous sommes parvenus à intégrer des logements au-dessus du commerce. Même si l’accès au rez-de-­chaussée enlève de la surface commerciale, l’ensemble du bâtiment retrouve une raison d’être et contribue à ramener les habitants au centre-ville.

Quel est le projet grâce auquel vous avez le plus appris?

«Certainement mon premier projet de bureau, celui de Natixis Banque Populaire au Kirchberg, il y a 20 ans, que nous avons construit en acier non protégé. Ce projet répond aussi aux critères actuels de déconstruction, étant donné que tous les éléments constructifs sont démontables un par un. Ce projet m’a aussi appris à analyser un contrat et à le lire attentivement, un apprentissage très important dans notre métier. À cette époque, il y avait peu de constructions sur le plateau, et je militais pour construire encore plus haut que la hauteur autorisée. ­L’empreinte au sol du bâtiment était réduite, et j’étais convaincue que monter plus haut était tout à fait justifié à cet endroit pour marquer l’entrée de ville. Je me souviens qu’il avait été difficile de convaincre le Fonds Kirchberg à l’époque, mais le temps nous a donné raison, car les bâtiments récents développés autour sont plus hauts. Ce projet avait en fait tous les ingrédients pour me préparer au fait que notre métier n’est pas facile et qu’il faut se battre pour faire passer ses idées. C’était très ambitieux, et j’y repense souvent dans le cadre d’autres projets.

Vous avez aussi réalisé plusieurs collaborations. Que retenez-vous de ces expériences?

«Nous avons eu l’occasion, en effet, de mener plusieurs collaborations. J’ai travaillé sur le ‘Plan lumière’ de Luxembourg avec Yann Kersalé et, dans ce cadre, nous avons illuminé les Rotondes en bleu lors de l’année culturelle en 2007. Actuellement, nous travaillons avec Marc Mimram sur le projet de la passerelle pour piétons et vélos au Kirchberg. Nous avons également ­réalisé, avec Abscis Architecten, la Maison des sciences humaines, à Belval, et sommes actuellement en train de réaliser la maison de soins Elysis, à Esch, avec le bureau Arco. Pour le centre commercial Cloche d’Or, nous avons collaboré avec Schemel Wirtz. Chacune de ces collaborations apporte de nouvelles idées, une nouvelle manière d’approcher un projet. Il est important de rester curieux et ouvert à des opportunités.

Vous êtes également impliquée au niveau de la promotion de la culture architec­turale, en occupant pendant plusieurs années le poste de vice-présidente du Luca, et vous êtes encore actuellement présidente de la Fondation Valentiny. ­Pourquoi cet engagement?

«Il me semble important de soutenir la valorisation de la culture architecturale et de ­sen­si­biliser un large public à la culture du bâti. Je garde un très bon souvenir de mon implication au Luca. Je les ai beaucoup accompagnés dans la recherche d’un nouveau local que nous avons finalement trouvé à Clausen, avec la collaboration de M Immobilier. Ce projet, à cet endroit, va enrichir le quartier d’un lieu qui sera un vrai maillon de l’offre culturelle de la Ville de Luxembourg.

En ce qui concerne la Fondation Valentiny, la présidence m’a été proposée, et je suis ravie et honorée de remplir ce rôle. François ­Valentiny est un personnage au caractère fort et, avec sa famille et son bureau, il porte à bout de bras la fondation. Mon rôle de présidente pour la fondation est plus honorifique qu’exécutif. Mais je suis très contente de pouvoir accompagner ce projet formidable. C’est un lieu absolument magnifique, ouvert à tous, avec des actions tournées vers la jeunesse. J’aimerais pouvoir initier plus de collaborations pour la Fondation Valentiny, travailler par exemple avec l’OAI et le Luca sur des projets communs, car finalement, toutes ces institutions œuvrent pour sensibiliser un public à l’espace bâti et non bâti.

Pensez-vous que l’architecture peut contribuer à faire rayonner le Luxembourg à l’international?

«Oui, absolument. Et lorsque je fais visiter le pays à des amis architectes étrangers, tous sont stupéfaits par la qualité des réalisations qu’ils découvrent, notamment à Belval et au Kirchberg. Je pense que Luxembourg et le Grand-Duché trouvent peu à peu leur place sur la carte des villes et des pays qu’il faut visiter si on s’intéresse à ­l’architecture contemporaine. Nous devrions faire encore plus de lobbying dans ce sens, je pense.

Et votre succession, y avez-vous déjà pensé?

«Je n’y pense pas encore, pour être tout à faire sincère. Mais c’est évidemment un sujet dont je dois me préoccuper prochainement. C’est une problématique qui est liée à chaque entreprise, et à partir de 50 ans, il ne faut pas ­l’écarter. Mais je dois avouer que je suis tellement prise dans le tourbillon du quotidien que je n’ai pas encore eu l’occasion d’y réfléchir concrè­tement. Je suis ouverte au changement et ­souhaiterais vivement que l’activité du bureau continue aussi après moi.»

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de  qui est parue le 25 février 2021.

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