Les Frontalières, au Escher Theater, les 9 et 15 janvier 2021. (Photo: Andrés Lejona / Maison Moderne)

Les Frontalières, au Escher Theater, les 9 et 15 janvier 2021. (Photo: Andrés Lejona / Maison Moderne)

La pièce de théâtre documentaire de Sophie Langevin, Les Frontalières, montre le quotidien de ces femmes qui viennent tous les jours travailler au Luxembourg. Des parcours de vie qui existent bien au-delà des chiffres.

Comment l’idée de travailler sur cette question des femmes frontalières vous est-elle venue?

Sophie Langevin. – «Il s’agit en fait d’une commande de l’Association de soutien aux travailleurs immigrés (Asti), qui voulait aborder cette question des frontaliers à travers une pièce de théâtre documentaire. La commande est arrivée jusqu’à Carole Lorang (directrice du Escher Theater et metteur en scène, ndlr), qui avait déjà travaillé avec eux, et qui me l’a proposée. L’Asti nous a largement ouvert son réseau et a été très accompagnante dans le travail de mise en relation avec les frontalières. Avec Jean-Louis Schlesser (Asti) et le géographe Christophe Sohn du Liser (Luxembourg Institute of Socio-Economic Research), qui soutient aussi le projet, nous avons travaillé sur les questions que nous souhaitions poser à ces femmes frontalières et défini quelles réflexions globales et politiques nous voulions mettre en œuvre, afin de préciser le propos que je mettrais en scène.

Quelles sont ces réflexions, justement?

Elles sont de différentes natures. Pourquoi ces femmes ont-elles choisi de mener cette vie? Quelle est l’identité de la frontalière? Quel est son ressenti? Que rapporte-t-on de son pays d’origine au Luxembourg, et que ramène-t-on de sa vie au travail une fois chez soi? Nous participons tous au même monde, mais que fait-on vraiment ensemble? Puis, nous avons également sondé les préjugés, ceux qui sont portés au Luxembourg sur les navetteurs, mais aussi ceux qui sont véhiculés par les autres habitants des pays frontaliers sur ces personnes qui travaillent de l’autre côté de la frontière. Puis, nous questionnons les conséquences de ce choix dans la sphère intime. Toutes ces interrogations ont été les pièces centrales de notre questionnement.

Avant, la notion de frontières était présente, mais n’était pas une réalité physique. Avec leur fermeture, en particulier avec l’Allemagne, où cela a été très dur, cette démarcation est redevenue un obstacle.
Sophie Langevin

Sophie LangevinRéalisatrice et actrice

Ce travail a démarré avant la crise du coronavirus. Est-ce que la pandémie a changé quelque chose au projet?

«L’arrivée du Covid-19 a totalement bousculé le projet. Avant, la notion de frontières était présente, mais n’était pas une réalité physique. Avec leur fermeture, en particulier avec l’Allemagne, où cela a été très dur, cette démarcation est redevenue un obstacle, et le paysage s’est tout à coup transformé. On a vu ressurgir des réactions nationalistes, protectionnistes. Cette situation questionne encore plus le faire-ensemble. La Grande Région est un territoire transfrontalier qui fonctionne difficilement. Les embouteillages compliquent les déplacements et rendent le transport de ces hommes et de ces femmes éprouvant et stressant. C’est aussi un territoire où la politique manque de courage, où les décisions sont prises à l’échelle nationale, alors que l’échelle locale ou régionale devrait prendre le dessus. La présence du virus a soulevé de nouvelles questions, des interrogations qu’il faut clarifier et qui soulignent des manquements et une absence de vision d’être-ensemble. Cette crise doit amener à une prise de conscience d’un même besoin collectif, à la création d’une identité transfrontalière. Ce sont tout de même plus de 11 millions de personnes qui vivent ensemble, sur un territoire qui devrait être un espace de coopération, et non une zone de concurrence. Or, la réalité n’est pas du tout cela. La question actuelle de l’embauche des infirmiers et infirmières est tout à fait révélatrice de ce problème.

Quels profils de frontalières avez-vous interviewés?

«Nous avons rencontré des femmes de tous les horizons: des cadres supérieures en entreprise, des avocates, des femmes de ménage, des caissières, des consultantes en assurance, du personnel hospitalier… Au total, nous avons interviewé plus de 50 femmes, aussi bien des Belges, des Allemandes, des Françaises, que des Luxembourgeoises qui habitent de l’autre côté de la frontière.

Que leur avez-vous demandé?

«Ce sont des vies qui ne sont pas si faciles à raconter, car ce sont des vies banales, dans le sens où elles n’ont rien d’extraordinaire. Mais nous avons posé la délicate question de l’identité. C’est une interrogation compliquée, pleine de préjugés. Beaucoup de ces femmes ne veulent pas remettre en question le système dans lequel elles se trouvent. En partie parce qu’elles peuvent difficilement y échapper. Leur niveau de vie dépend désormais de ce salaire, qui est parfois le double de ce qu’elles pourraient avoir dans leur pays d’origine. Ce sont des prisons dorées. Il y a une forme de sacrifice chez ces femmes, sacrifice assumé, et qui relève de la responsabilité de chacun. C’est le sacrifice du temps qui n’est pas passé avec leurs enfants. Ce sont aussi des sacrifices dans leur vie de couple, l’acceptation d’une vie rythmée par la montre. Les incidences sont importantes, et ce modèle capitaliste et matérialiste coûte cher humainement.

Une fois ces interviews réalisées, comment les transformer en pièce de théâtre?

«Les interviews sont la base du travail. Nous y avons identifié les thématiques qui nous intéressent. Puis, avec l’aide de Frank Feitler et Mani Muller, nous avons travaillé la dramaturgie, opéré une réécriture pour parvenir à unifier ces paroles. J’ai aussi transmis toutes les interviews aux comédiennes pour qu’elles aient accès à cette matière première. Chaque personnage va permettre d’aborder une problématique différente, mais toujours sur base des témoignages récoltés.

En complément de ces histoires intimes et personnelles, il y a une partie plus documentaire, qui rappelle l’histoire de ce territoire, son dynamisme économique, sa situation politique. Il me semble important de rappeler ces faits, qui ne sont finalement que peu connus de tous. Cela pose évidemment des questions politiques sur le vivre-ensemble et le partage de ce territoire transfrontalier, et par conséquent, sur la rencontre. Quand est-ce que les frontaliers ont l’occasion de rencontrer les Luxembourgeois? Finalement, on s’aperçoit qu’il n’y a que très peu d’occasions, car notre système économique ne le permet pas réellement. Or, les préjugés tombent d’eux-mêmes quand on apprend à se connaître, même si des différences culturelles restent, indéniablement. Nous sommes différents, et c’est une richesse, mais cela peut aussi devenir une difficulté dans les rapports quotidiens au travail.

La pièce est aussi l’occasion de rencontres publiques. Faut-il plus de discussions, à votre avis, sur ce sujet?

«Absolument. Nous sommes même en train de travailler à une forme de représentation qui pourrait être donnée en entreprise, car c’est aussi là qu’il faut ouvrir le débat, se mettre à table et discuter. La transformation de ce bassin est une réalité, on ne peut la contourner. Les chiffres prévisionnels sont sidérants: on parle de 400.000 frontaliers en 2060. Nous devons inventer un vivre-ensemble, collaborer, coopérer, et ne pas rester uniquement dans une vision concurrente. Nous devons arriver à influencer cette force économique qui nous dirige actuellement. Mais cela demande du courage et de la vision politique. Pour cela, il faut privilégier la vision territoriale et remettre les hommes et les femmes au centre des décisions.»

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de  qui est parue le 25 novembre 2020.

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