Pour Serge Allegrezza (à gauche) et François Mousel, le politique doit utiliser les indicateurs qui existent et choisir ce qu’il veut faire. (Photomontage: Paperjam)

Pour Serge Allegrezza (à gauche) et François Mousel, le politique doit utiliser les indicateurs qui existent et choisir ce qu’il veut faire. (Photomontage: Paperjam)

La Journée de l’économie, le mardi 26 mars à la Chambre de commerce, remettra sur le devant de la scène les questions de compétitivité et de productivité. Le directeur du Statec, de l’Observatoire de la compétitivité et président du Conseil national de la productivité, Serge Allegrezza, et le managing partner de PwC Luxembourg, François Mousel, fixent le cap.

Le Covid et les crises l’ont reléguée au second plan: la compétitivité fera son retour sur le devant de la scène le mardi 26 mars à la Chambre de commerce à l’occasion de la Journée de l’économie, organisée par la Chambre de commerce, le ministère de l’Économie, la Fedil, la Fondation Idea et PwC. En amont de ce rendez-vous, le directeur du Statec, de l’Observatoire de la compétitivité et président du Conseil national de la productivité, , et le managing partner de PwC Luxembourg, , invitent le politique à bien utiliser les indicateurs disponibles et à faire des choix politiques. Interview croisée à Crystal Park.

.

La Journée de l’Économie a déjà un effet très positif: elle remet la compétitivité au cœur des discussions, non?

François Mousel (F.M). - «C’était une frustration avant le nouveau gouvernement. L’Observatoire de la compétitivité avait donné plein de notes et d’indicateurs sur lesquels on pourrait travailler de manière vraiment qualitative, en regardant de manière plus granulaire quelles actions nous devrions prendre dans les domaines dans lesquels on est un peu plus faibles. Nous avons besoin d’une économie forte, pour financer l’État social.»

La compétitivité était-elle devenue un «tabou» politique?

Serge Allegrezza (S.A.). – «Le Covid a été un gros choc, le deuxième est énergétique avec les conséquences de la guerre en Ukraine. Partout, les gouvernements ont réagi de façon très massive. Peu importe ce que cela coûtait. Forcément, cela a fait des dégâts et ça a des conséquences. C’est vrai que ce sujet-là n’était plus vraiment à l’ordre du jour. Fallait-il aller aussi loin? C’est pour cela que la géopolitique s’est imposée comme un sujet lors des dernières journées de l’Économie. La compétitivité était là mais au second plan. Nous sommes à nous dans une phase où le taux d’inflation s’améliore, les taux d’intérêt de la Banque centrale européenne devraient baisser au cours de l’année. Se repose la question «De quoi allons-nous vivre?».

Quelle est la première chose que le nouveau gouvernement devrait faire dans ce contexte?

S.A. – «Sur le diagnostic, je ne crois pas qu’on ait tout compris et qu’on ait tout lu. Je suis bien placé pour savoir que les gens ne lisent rien et qu’on recommence toujours à zéro. Les derniers indicateurs de compétitivité sur le site de l’Observatoire datent de 2022 sur l’année 2021. Le rapport annuel, nous ne l’avons plus produit, faute de moyens… Le Conseil national de la compétitivité, lui, a sorti son quatrième rapport. Ce que nous n’avons pas fait est de nous demander ce que les diagnostics voulaient dire. Le rapport a été remis au ministre, Lex Delles (DP), et nous avons eu une discussion avec lui pendant une heure. Il a demandé au Conseil de réfléchir à un ensemble de mesures pour relancer la productivité. À partir de cela, nous verrons comment tout relancer.»

Oui, mais on parle de productivité…

S.A. – «La compétitivité, c’est le nom poétique de la productivité!»

C’est aux politiques de faire un choix politique. Qu’ils en fassent au moins un! Et qu’ils tiennent compte du factuel qui existe.
François Mousel

François MouselManaging partner  PwC Luxembourg

Du coup, pourquoi ne pas s’attaquer directement à la productivité?

S.A. – «Très bonne question, dont nous avons discuté avec l’équipe qui organise la journée de l’Économie. La productivité est trop connotée, pas moyen de lancer une discussion sur ce thème. Si on élargit cela à la compétitivité, cela parle beaucoup plus et il y a plus à dire.»

F.M. – «Il y a certains secteurs, notamment le secteur financier, dont on connaît les éléments de compétitivité. Là, tous les diagnostics sont faits, ce n’est pas très compliqué. Il faut travailler sur certaines actions concrètes déjà identifiées par le nouveau gouvernement. C’est juste une question de volonté. Ce n’est pas que du réglementaire ou fiscal. Il y a aussi des processus de simplification administrative à la CSSF, de la digitalisation, etc. Et il y a plein d’indicateurs liés à des benmarks, des facteurs où on sait que sur le long terme, ça rend un pays plus compétitif. Il y a des éléments tangibles comme le degré de participation politique, la taille du gouvernement, l’efficience réglementaire, l’environnement des affaires, l’éducation numérique, la façon dont les entreprises sont digitalisées.»

Et donc, on pourrait facilement identifier cinq à dix zones sur lesquelles on devrait travailler avec des mesures très concrètes, pas forcément pour avoir un résultat immédiat mais dans cinq ans ou dans dix ans. J’essaie de travailler de la même façon chez PwC. Plus je forme les gens à certains sujets, plus je serai compétitif. Il faut juste avoir une vision à long terme pour le faire. Il faut le faire de manière consistante quel que soit le cycle économique. C’est ça qui rend le pays compétitif. Ce n’est pas parce qu’il y a une petite crise qu’il faut réduire le budget formation de la moitié. C’est une grosse erreur.

Le long terme, c’est bien, mais le politique ne regarde que «son» cycle. Élection, réélection…

F.M. – «Le politique a le même risque que ceux qui sont élus à court terme. Je suis aussi élu pour quatre ans. Deux fois maximum. Il est très facile, la deuxième fois surtout, de voir uniquement jusqu’au terme de mon mandat. Forcément. Je vais faire des choses qui seront visibles tout de suite, sans garder le cap sur le long terme. C’est un biais bien connu. C’est aussi pour cela qu’on créé des institutions comme l’Observatoire de la compétitivité…»

… qui font régulièrement hausser les épaules du politique quand il émet un avis qui s’écarte de ce qu’il voudrait qu’il dise…

F.M. – «C’est aux politiques de faire un choix politique. Qu’ils en fassent au moins un! Et qu’ils tiennent compte du factuel qui existe.»

Ce qu’on sait faire du machine learning est assez époustouflant.
Serge Allegrezza

Serge AllegrezzaDirecteur du Statec, de l’Observatoire de la productivité et président du Conseil national de la productivité

La transformation digitale, n’est-ce pas un serpent de mer? Par exemple, depuis très longtemps, on nous promet la simplification administrative… Est-ce qu’on arrivera un jour à satisfaire les entreprises et autres administrations?

S.A. – «J’ai envie de dire «oui», mais… On sous-estime complètement la complexité de la chose. Tant qu’on ne pense pas à l’ensemble, ça ne sera toujours que des promesses. Avec guichet.lu, nous avons fait du chemin.»

F.M. – «Il y a des choses qu’on peut aujourd’hui faire en trois clics. Dès qu’il y a un back-office comme l’Administration fiscale, c’est plus lourd. Il y a la question de la volonté politique. Mais aussi celle de mettre en place les conditions humaines pour y arriver. Changer de directeur est un signe. Parce que si on n’a pas de personne sensible à cela… Transformer, ce n’est pas être le plus intelligent. C’est surtout être convaincu et être là tous les jours. Et reposer la question «Où on en est?». Et remettre des ressources sur le projet. Et combattre toutes les résistances. Parce qu’à un moment donné, ça touche les uns et les autres et il y a toujours des résistances. Il faut accepter que nous sommes sur un chemin. Il n’y aura jamais de fin.»

On doit quand même pouvoir mesurer…

F.M. – «Sur du long terme, oui.»

S.A. – «La société devient de plus en plus complexe. Nous luttons contre quelque chose de l’ordre sociologique, d’organisation. Plus de règles, plus de surveillance, plus de gens qui doivent tenir compte de ces règles. Vous avez en même temps un potentiel gigantesque et une complexité qui grandit. C’est une bataille avec quelques succès possibles.»

F.M. – «Nous ne sommes pas nécessairement plus productifs. Nous avons commencé à calculer le chiffre d’affaires par personne, entre 2005 et 2021. Et nous regardons l’évolution de cet indicateur sur le long terme. Si on enlève l’inflation du chiffre d’affaires qui se retrouve dans nos prix, cet indicateur a très peu changé. C’était avant les impacts du Covid et de l’intelligence artificielle. Les gains de productivité, parfois on déplore qu’ils n’existent pas sur le plan macroéconomique, sont aussi difficiles à montrer sur le plan microéconomique, en tout cas sur la période 2000 à 2020.»

Chaque organisation doit avoir ses propres indicateurs de performance qui doivent être ajustés à l’activité.
Serge Allegrezza

Serge AllegrezzaDirecteur du Statec, de l’Observatoire de la productivité et président du Conseil national de la productivité

S.A. – «Pour le faire évoluer, il faudrait une révolution. Digitale. Organisationnelle.» 

Qu’est-ce que cela veut dire?

S.A. – «Nous devons faire beaucoup plus avec les ressources disponibles.» 

F.M. – «Il faut des façons totalement différentes de faire certaines choses sans que le coût de la mise en place soit aussi élevé. Si vous utilisez de l’IA et que derrière, vous devez contrôler deux ou trois fois que les algorithmes fonctionnent bien, il n’y pas de gain de productivité. Ce ne sont pas les mêmes mécanismes que la première révolution industrielle, qui était tellement disruptive que le coût de la mise en place était justifié. Les gains modernes de productivité ont été mangés par l’augmentation de la réglementation. Je ne dis pas que c’est mauvais.» 

Que doit-on faire si on ne parvient pas, à Luxembourg, à améliorer cet indicateur?

S.A. – «La tendance naturelle est la complexification. Pour autant, il ne s’agit pas de ne rien faire! Il faut lutter contre cela, pour que cela devienne hors de tout contrôle. Ce qui se passe avec l’intelligence artificielle est assez fantastique. Au début, on surestime toujours les effets magiques que cela peut avoir. N’empêche, ce qu’on sait faire du machine learning est assez époustouflant.»

F.M. – «En 2005, il y avait encore des gens qui faisaient des contrôles des valeurs nettes d’inventaire de fond, chaque jour, et qui en cas de souci, aller chercher des journaux du jour pour comparer par rapport à l’indice de référence. Aujourd’hui, ce sont des injections automatiques d’indices. Même avec cette façon de travailler, d’autres choses ont fait que l’argent généré par personne n’a pas bougé de manière significative.»

Après, plus il y a de technologies, plus il faut des profils experts, plus on les paie cher, plus cela rogne sur les marges…

F.M. – «Le mobile, ça rend les gens plus connectés. Oui, mais combien de gens, quand ils sont sur leur lieu de travail, font autre chose? Des milliers, qui chattent avec leurs familles et amis. On ne mesure pas ça! On ne peut en avoir une idée que si on remet en place des mesures très dures. Et peut-être que ces communications ont un impact positif sur leur bien-être.»

Qu’est-ce que montrent les études que vous avez menées sur le bien-être au travail?

S.A. – «Les gens qui sont bien dans leur peau, qui sont bien dans leur environnement de travail, sont incités à travailler plus et mieux. Mais il faut mesurer que la performance est au rendez-vous.»

Comment?

S.A. – «Des indicateurs dans chaque entreprise. Au niveau macro-économique, on a surtout des indicateurs par branche, par secteur, par entreprise. Mais chaque organisation doit avoir ses propres indicateurs de performance qui doivent être ajustés à l’activité.»

Je suis sûr que le bien-être augmente la productivité sans que les gens aient l’impression de travailler plus.
François Mousel,

François Mousel,Managing partnerPwC Luxembourg,

Le télétravail ou la semaine de quatre jours y participent, à ce bien-être?

S.A. – «Certains avaient lancé l’idée des quatre jours mais ça n’a pas pris… Le travail est assez flexible maintenant. Le télétravail reste très présent. Il y a un surplus de flexibilité. Tout dépend de l’adéquation entre ce dont les organisations ont besoin et les aspirations individuelles.»

Le télétravail comme d’autres modes de flexibilité montrent aussi certaines limites, non?

F.M. – «Ce qu’on peut découvrir, c’est l’insuffisance de la cohésion des équipes. C’est un bon indicateur de la manière dont les équipes fonctionnent. J’espère que dans huit ans, si j’ai la chance d’être réélu, nous serons dans une position qui se sera bien améliorée. Je suis sûr que le bien-être augmente la productivité sans que les gens aient l’impression de travailler plus. Il faut beaucoup travailler sur les éléments de culture d’entreprise.»

Ce n’est pas plus dur au Luxembourg qu’ailleurs, parce que se côtoient beaucoup de nationalités et beaucoup de cultures très différentes les unes des autres?

F.M. – «Culturellement, oui, on doit travailler. C’est devenu un vrai sujet! Il faut mettre en place des opportunités de rencontre, de compréhension mutuelle… C’est cela qui fait diminuer les barrières.»

Du coup, on a un vrai intérêt à avoir un PIB du bien-être! Plus présent dans le débat politique et pas seulement comme un gadget…

S.A. – «C’est tout le paradoxe: le PIB, ce n’est pas bien mais quand on a un autre outil, car nous en avons un, personne ne le regarde! Je suis un peu sceptique sur ce que les gens veulent vraiment.»

F.M. – «Ces outils sont disponibles. Ces indicateurs sont tournés vers l’avenir. Nous devrions ne regarder que des indicateurs tournés vers l’avenir. Chez nous, par exemple, la satisfaction de nos clients, la global people survey, la perception de la culture éthique… C’est sûr que si ces indicateurs sont dans le vert, les indicateurs financiers suivront. Les indicateurs financiers sont un regard vers l’arrière. Ils disent juste que quelqu’un a mis des éléments en place dans le passé qui ont été pertinents aujourd’hui. Ça ne me dit pas comment sera mon année dans cinq ans.»

Il y a des sociétés qui n’ont pas de marge de manœuvre pour penser à développer ces indicateurs-là. Comme tester la semaine de quatre jours…

F.M. – «Le faire seul n’a pas grand intérêt. Un jour de moins, c’est un jour de moins. Est-ce que les gens vont être plus heureux avec ça? Il y a une classe moyenne qui va bénéficier d’un patrimoine hérité de ses parents qui ont travaillé cinq jours par semaine et qui voudra se dire qu’elle ne travaillera que quatre jours par semaine. Ces gens seront-ils plus heureux? Je ne sais pas.»

Est-ce qu’on peut devenir – redevenir – plus compétitifs, au Luxembourg, sachant qu’on est lancé dans une compétition mondiale dans laquelle certains sont prêts à investir des centaines de millions de dollars?

S.A. – «Sur la diversification, je crois qu’une politique de fonds a toujours été menée par les différents gouvernements depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. À partir du moment où on a mesuré l’importance des cycles dans la sidérurgie, qui était déjà dans un univers fortement concurrentiel face à la Corée, au Japon et plus tard à la Chine. Avec la crise sidérurgique, puis le choc pétrolier, nous avons poussé la diversification très loin…»

Dans les années 1980, nous avons développé la place financière. Nous étions bien positionné. Il va falloir continuer à les développer. Vers où on va, c’est difficile à dire. Il faut explorer tous les domaines pour trouver des niches. C’est l’attitude de base. La recherche de nouveaux investisseurs, de nouvelles activités, soit qu’on essaie de développer chez nous avec du capital risque, soit avec des investisseurs qui s’intéresse à notre pays parce que nous sommes attractifs. Si ce n’était pas le cas, jamais Google ne serait intéressé à nous. Nous avons une masse critique qui peut attirer des capitaux et des projets à Luxembourg mais il faut explorer en permanence. Même à petite échelle.

Quelles sont les mesures prises par le nouveau gouvernement que vous regardez positivement?

F.M. – «La nouvelle bonification d’impôts aide. Elle stimule l’investissement. Ça va dans les deux sens: c’est une aide mais ça stimule des facteurs à long terme de la compétitivité et de la construction de compétences dans un pays.»

Qu’est-ce que vous voudriez qu’il émane de la Journée de l’économie?

F.M. – «Pour moi, une conscience accrue de la thématique et le fait qu’il faut regarder ces indicateurs de manière systématique pour en dégager des actions qui font avancer le pays. Ce serait déjà énorme!»

S.A. – «Je suis d’accord!»