Marcus Müller, chercheur international au Center for Self-Determination Theory, mène un groupe de réflexion sur la motivation humaine en Floride (États-Unis). Titulaire d’un doctorat en psychologie sociale, professeur de gestion à Lunex, il a également passé 20 ans à la tête d’entreprises, notamment en tant que cadre supérieur chez Merrill Lynch. Autant dire qu’il connaît bien les ressorts de la motivation… et ses défaillances.
Or, au Luxembourg, un symptôme ne trompe pas: l’absentéisme est en nette hausse. Le taux d’absentéisme dans le secteur privé — calculé sur la base des jours d’absence rapportés aux jours de présence — est passé de 3,92% en 2019 à 4,58% en 2023. Une progression qui a coûté aux entreprises un montant estimé à 1,17 milliard d’euros.
L’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL) et la Chambre des salariés (CSL) ont pris la tête du débat public sur la question de l’absentéisme. Face à cette préoccupation croissante, le gouvernement a réagi en convoquant chargé « d’analyser le problème ». Une interrogation s’impose alors : pourquoi les travailleurs sont-ils aujourd’hui plus absents qu’auparavant?
Parmi les explications les plus fréquemment avancées figure celle de la pandémie de Covid-19, perçue comme un catalyseur évident de l’augmentation de l’absentéisme. C’est une histoire que l’on entend souvent, racontée de manière anecdotique un peu partout: les salariés ont goûté à la flexibilité imposée par les mesures d’urgence durant la crise sanitaire… et ne souhaitent plus y renoncer. Mais ici, le mot «flexibilité» prend un tout autre sens: il signifie que les gens étaient chez eux, qu’ils travaillaient moins — et qu’ils y ont pris goût.
L’UEL a pointé du doigt les travailleurs en citant, de février 2025, les résultats d’une enquête qui a révélé que le taux d’absentéisme était trois fois plus élevé le lundi et deux fois plus élevé le vendredi. Dans le même article, l’organisation demande que les agents du Contrôle médical de la sécurité sociale (CMSS) effectuent davantage de visites à domicile auprès des travailleurs en congé de maladie (pour s’assurer qu’ils sont bien malades). Elle souhaite également une répression des «comportements de prescription anormaux» des médecins et un meilleur partage des données afin de «mieux centraliser la lutte contre les abus et les fraudes».
Pour Marcus Müller, cette interprétation particulière de l’histoire de l’absentéisme est erronée.
Pour commencer, dit -il, il y a au moins deux facteurs supplémentaires qui expliquent la montée en flèche des taux:
– depuis la crise sanitaire, les travailleurs sont plus conscients de leur maladie et restent plus souvent à la maison par respect pour leurs collègues;
– le processus de soumission des certificats d’incapacité est de plus en plus numérisé, ce qui signifie qu’un pourcentage plus élevé d’absences est signalé. Ce sont les conclusions d’une étude réalisée par l’assureur allemand DAK.
Au-delà de ces constatations, M. Müller perçoit un changement culturel plus profond. Selon lui, l’absentéisme n’est pas la faute des employés qui s’absentent du travail. Il s’agit plutôt d’un problème de gestion.
«Nous avons un problème de leadership, pas un problème d’absentéisme», dit-il. Il s’agit d’un problème psychologique, explique-t-il. Il s’agit de la nature humaine. «Voyez-vous une personne comme étant généralement bien, prête, disposée et capable de travailler?», demande-t-il. «Où il suffit simplement de créer les bonnes conditions pour qu’elle s’épanouisse, comme donner à une plante de l’eau, du soleil et les nutriments adéquats? Ou bien considérez-vous les gens comme une ressource paresseuse et interchangeable, qu’il suffit de pousser et d’encourager par des punitions et des récompenses pour la faire bouger?»
Tu seras dirigé
«Sous-travailler, c’est-à-dire le fait de travailler délibérément lentement afin d’éviter d’effectuer une journée complète de travail… constitue le plus grand mal dont souffrent aujourd’hui les travailleurs anglais et américains.»
Ces mots sont tirés du premier chapitre de «The Principles of Scientific Management», publié en 1911 par Frederick Winslow Taylor. Dans sa lutte contre ce «mal» particulier, l’auteur applique une approche scientifique aux processus de l’entreprise — et a été l’un des premiers à le faire — et définit finalement le rôle du «manager» d’une manière que, selon M. Müller, nous ressentons encore aujourd’hui.
Frederick Winslow Taylor écrit: «Toute la planification qui, dans l’ancien système, était effectuée par l’ouvrier, sur la base de son expérience personnelle, doit nécessairement, dans le nouveau système, être effectuée par la direction conformément aux lois de la science… dans la plupart des cas, il faut un type d’homme pour planifier et un type entièrement différent pour exécuter le travail.»
La création de managers pour décharger les ouvriers de la «planification» avait pour but de maximiser la productivité. Au fil du temps, elle s’est durcie, explique M. Müller, pour devenir une dynamique dans laquelle les employés étaient étroitement contrôlés sur la manière dont leur travail était mis en œuvre. En échange de leur autonomie, ils devenaient des éléments du moteur de l’entreprise.
Ces thèmes se sont profondément enracinés sur le lieu de travail, comme on peut l’observer un demi-siècle plus tard dans un autre texte fondateur. «La responsabilité sociale des entreprises consiste à accroître leurs profits», écrit Milton Friedman dans un article qui a fait date dans le New York Times en 1970.
Milton Friedman va plus loin que Frederick Winslow Taylor, en soumettant les dirigeants eux-mêmes à une force supérieure: les propriétaires de l’entreprise ou de l’institution. «En sa qualité de dirigeant d’entreprise, le manager est l’agent des individus qui possèdent l’entreprise… et sa responsabilité première est envers eux.» Les managers ont une tâche et une seule: augmenter les profits.
Frederick Winslow Taylor et Milton Friedman, dit M. Müller, sont parmi les penseurs les plus influents du 20e siècle sur le management et les cultures d’entreprise, et leurs principes continuent d’être à la base de la pratique courante. Tous deux considèrent que l’objectif d’une entreprise est de gagner de l’argent — plus d’argent que tous les autres — et que, dans le cadre de ce modèle, les employés doivent, avant tout et uniquement, être mobilisés dans la poursuite de cet objectif. «Ces deux modèles suggèrent essentiellement qu’il faut concevoir un système dans lequel les gens doivent s’intégrer, paisiblement, sans poser de questions stupides ni avoir de besoins», explique M. Müller. «Vous les placez dans cette case et ils sont performants.»
«Mais cela n’est plus d’actualité», poursuit-il. «La science ne soutient rien de tout cela. L’une des conclusions les plus solides des sciences sociales est que le travail est un besoin humain fondamental. Au lieu d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, nous avons besoin de plus de vie au travail, c’est-à-dire que nous avons besoin de conditions de travail plus adaptées à la nature humaine.»
La nature des gens
Les recherches de M. Müller ont été publiées dans le «Management and Economics Research Journal, Human Resource Development Quarterly» le «European Journal of Business and Social Sciences» et ailleurs. Son livre, «The ABC of Life», destiné à un lectorat moins académique, introduit notamment l’approche des «vitamines ABC» — autonomy (autonomie), belonging (appartenance), competence (compétences) — pour comprendre le comportement humain.
Ses conclusions indiquent que les gens sont plus nuancés que ne le voudraient les idéaux du 20e siècle: les gens réagissent mieux non pas lorsqu’ils sont (simplement) dans un système, même si ce système offre des récompenses financières. Ils veulent aussi d’autres choses. La littérature scientifique a identifié dix facteurs pertinents, explique M. Müller, qu’il a étudiés dans le cadre de ses travaux scientifiques et pratiques: charge de travail, rémunération, communauté, récompense, valeurs, communication, équité, contrôle, développement personnel et qualité de la vie professionnelle.
Selon les recherches de M. Müller, si les gens sont insatisfaits au travail, c’est généralement en raison de problèmes liés à la rémunération et à la charge de travail, c’est-à-dire qu’ils se sentent sous-payés et surchargés. Mais il souligne que la mesure de la satisfaction n’est pas le seul paramètre pertinent dans cette discussion. Comme tous les employeurs, il s’intéresse également à la production. «Lorsque l’on examine les facteurs qui déterminent l’engagement et les performances, dit-il, la rémunération et la charge de travail sont négligeables par rapport à d’autres facteurs. En fait, plus d’argent et moins d’heures de travail sont considérés comme des prix de consolation pour supporter des conditions de travail insatisfaisantes.»
Quels sont les autres facteurs? En tête de liste figure le contrôle. «Les gens se sentent microgérés et surcontrôlés», indique M. Müller, citant les 9.000 points de données d’une enquête qu’il a menée au Luxembourg (et précisant que ses données ne sont pas représentatives, mais qu’elles sont certainement indicatives).
À l’heure actuelle, selon le chercheur, les managers luxembourgeois ne fournissent tout simplement pas ces vitamines ABC et la tension qui en résulte est évidente: un employé luxembourgeois sur deux ; un employé luxembourgeois malheureux sur trois ; neuf employés luxembourgeois sur dix et la main-d’œuvre du pays est parmi les plus stressées de l’UE.
Il est plus difficile de quantifier, mais il y a sans aucun doute des «quiet quitters» aussi… et même quelques «».
«Le 20e siècle a été le siècle où les gens ont été subordonnés au système», dit M. Müller. «Je pense que le 21e siècle sera perçu comme le siècle où les gens revendiqueront leur humanité sur leur lieu de travail. C’est exactement ce à quoi nous assistons actuellement.»
«Ce que vous voyez au Luxembourg, c’est simplement la résistance du système à s’adapter à l’évolution des conditions», poursuit-il. On entend des gens dire que «les sentiments des employés ne nous regardent pas», mais ce n’est qu’une résistance au changement. Et le changement viendra. Il n’y a aucun doute à ce sujet. La question est la suivante: combien de temps allons-nous résister? Combien cela va-t-il continuer à nous coûter en pertes de productivité? M. Müller a estimé ces pertes à 15 milliards d’euros pour l’économie luxembourgeoise chaque année, soit plusieurs ordres au-dessus des 1,17 milliard d’euros que l’absentéisme est censé avoir coûté aux entreprises en 2023.
La science de l’engagement
«Il existe des effets de chevauchement entre les trois domaines du travail, de la vie privée et de la vie sociale», explique M. Müller. «Lorsqu’un problème survient dans l’un de ces domaines, il se répercute sur les autres.»
publié dans «Frontiers in Psychology» en 2023, M. Müller et ses collègues chercheurs ont trouvé une corrélation entre les vitamines ABC collectées au travail et celles à la maison. Il explique: «Plus l’écart entre (1) le degré d’autonomie, d’appartenance et de compétence que vous ressentez au travail et (2) le degré d’autonomie, d’appartenance et de compétence que vous ressentez à la maison est grand, plus vous êtes désengagé.»
Il importe peu dans quelle sphère de la vie vous vous sentez moins bien: le fait qu’il y ait un écart est, en soi, un problème. «L’engagement est une fonction de l’énergie mentale», explique-t-il. «Plus l’écart est grand, plus vous dépensez d’énergie pour gérer cet écart, au lieu d’avoir l’énergie nécessaire pour être performant au travail ou à la maison.»
En résumé, si une entreprise cause des problèmes personnels à ses employés, elle se tire une balle dans le pied.
Ce qui nous ramène à l’accusation, tacite ou non, de paresse des travailleurs. En réponse à la preuve que le Luxembourg a un taux d’absentéisme élevé et donc une faible productivité, M. Müller déclare: «Il y a deux façons de l’expliquer. Un argument pourrait être que le Luxembourg a réussi à attirer des paresseux sur le lieu de travail, tant à l’intérieur du pays qu’à l’étranger… l’autre serait qu’il n’a pas réussi à créer des conditions de travail engageantes.»
Il rejette le premier argument comme étant absurde. Le second, dit-il, est «exactement ce que je trouve dans mes données».
«Et je pense que cela doit changer.»
Cet article a été rédigé initialement , traduit et édité pour le site de Paperjam en français.