Économiquement, comment vont les États-Unis au sortir des années Biden? Plutôt bien, si l’on analyse les grands indicateurs. En 2023, la croissance américaine était de 2,5% alors que l’Union européenne plafonnait à 0,5%. Elle devrait encore se situer au-delà des 2,5% en 2024.
Ces trois dernières années, on a assisté à une spectaculaire progression des exportations américaines, dopées par les gains de compétitivité générés par l’Inflation reduction act. Le taux de chômage a atteint un niveau historiquement bas (3,6% seulement en 2023). Quant aux marchés financiers, ils affichent une santé insolente avec une augmentation de 22% du S&P 500 depuis le début de l’année 2024, porté par les performances des géants de la tech américains, dont le leadership s’est encore étoffé ces dernières années avec l’avènement de l’intelligence artificielle générative.
Alors qu’est-ce qui a conduit les électeurs à renvoyer les démocrates dans l’opposition? Deux éléments semblent avoir nourri le «ras-le-bol» des Américains. D’abord le fait que la prospérité américaine n’a en rien contribué à réduire les inégalités. En 2022, l’indice de Gini, qui mesure le degré des inégalités dans un pays, était encore plus élevé qu’au début des années 2010. Ensuite, il y a l’inflation et la politique monétaire adoptée pour la contrer. Dans un pays de consommateurs où l’endettement des ménages a atteint 17.800 milliards de dollars au deuxième trimestre 2024 (1), les dernières années ont été particulièrement éprouvantes, en particulier pour la middle class.
Dans ce contexte, avec ses promesses de reprendre en main la politique monétaire, de diminuer les impôts, de relancer la production d’énergie pour en faire baisser le prix, d’augmenter les droits de douane pour protéger l’industrie américaine, le candidat Trump a réussi à séduire une majorité d’électeurs.
Le grand retour du protectionnisme
Ce programme économique ne sera pas sans conséquence pour le reste du monde. Les guerres commerciales et le retour du protectionnisme ne sont pas des phénomènes nouveaux. Mais avec un président américain qui annonce vouloir relever de 10 à 20% les droits de douane sur les produits étrangers – une mesure qui entrainera irrémédiablement des décisions réciproques – et en particulier de 60% à 200% ceux sur les produits chinois, cette dynamique va s’accélérer, chamboulant encore un peu plus le cadre commercial dans lequel nos économies ont bâti leur croissance au cours des dernières décennies. Rien qu’au Luxembourg, les échanges avec les États-Unis pèsent 25 milliards de dollars. Les échanges sont en grande majorité des importations de services, à hauteur de 17,9 milliards en 2022 (2). Le Luxembourg exporte principalement des services financiers (3,75 milliards de dollars par an), mais aussi des services de transport ou de communications. Il exporte pour plus d’un milliard d’euros de biens manufacturés (2022), majoritairement issus de la sidérurgie. Il faut noter également que notre pays est aussi une terre d’accueil privilégiée pour les investissements directs étrangers en provenance des États-Unis, avec plusieurs grandes entreprises américaines qui ont choisi le Luxembourg pour opérer une partie de leurs activités en Europe (Microsoft, Amazon, Goodyear…). Enfin, la relation commerciale qui unit le Luxembourg et les États-Unis est très importante pour nos fonds d’investissement.
À l’échelle de l’Union européenne, les échanges de biens vers les États-Unis représentaient 867,8 milliards d’euros et les échanges de services 684 milliards d’euros en 2022 (3). Certaines puissances européennes seront particulièrement exposées aux conséquences de ces politiques protectionnistes. C’est le cas de l’Allemagne, pour laquelle le commerce mondial représente 50% du PIB. Au lendemain de la victoire de Donald Trump, Moritz Schularick, le président de l’institut économique IFW de Kiel, déclarait d’ailleurs ceci (4): « La victoire de Donald Trump marque le début du moment le plus difficile de l’histoire de la République fédérale d’Allemagne sur le plan économique, car à la crise structurelle interne s’ajoutent désormais des défis massifs en matière d’économie extérieure et de politique de sécurité, auxquels nous ne sommes pas préparés.»
Le retour de Donald Trump, si c’était encore nécessaire, appelle les Européens à envisager la relation transatlantique avec plus de réalisme, et admettons-le, beaucoup moins de naïveté. Et puisque le 47e président des États-Unis semble faire du rapport de force l’Alpha et l’Omega de toute négociation, qu’elle soit diplomatique ou commerciale, il appartient aux Européens de se montrer à la hauteur de ce défi. Il est évident qu’ils ne pourront le faire en étant divisés. Dans ce nouveau contexte géopolitique et économique, le projet européen prend tout son sens. Alors que les États-Unis veulent protéger leur marché, il est grand temps, pour l’Europe, de parachever ce grand marché unique qui nous permettrait de parler d’égal à égal avec Donald Trump. Dans son rapport publié au mois d’avril, Enrico Letta donnait déjà toutes les clés. À nous de les utiliser.
Le défi de la compétitivité
L’autre grand défi, c’est la restauration de la compétitivité européenne. Là aussi, le diagnostic, certes douloureux, a été parfaitement posé par Mario Draghi dans son rapport publié en septembre. L’Europe doit désormais engager les réformes nécessaires pour stimuler la productivité par l’innovation et devenir leader de la transition verte et de l’intelligence artificielle. Elle doit faire émerger des champions mondiaux, susceptibles d’opérer les investissements nécessaires pour concurrencer les géants américains, lesquels sont aujourd’hui nourris en partie par l’épargne des Européens, à hauteur de 300 milliards d’euros par an. C’est plus que jamais nécessaire dans les domaines de la tech, de la finance, de la santé, de la défense, de l’espace par exemple. C’est précisément la feuille de route de la nouvelle Commission européenne, conduite par Ursula von der Leyen, qui compte dans ses rangs le Luxembourgeois Christophe Hansen, commissaire en charge de l’agriculture.
La tâche de la nouvelle Commission va s’avérer particulièrement complexe, tant les contextes nationaux sont pesants. Le couple franco-allemand semble paralysé par les crises politiques internes et par les divergences budgétaires qui se creusent entre les deux pays. Dans d’autres états membres, pour des raisons idéologiques ou stratégiques, il y aura la tentation mortifère de privilégier des relations bilatérales avec les États-Unis plutôt que de faire bloc entre Européens. Affirmons-le avec force: la division, c’est l’échec assuré.
L’Europe de la défense, une nécessité
Et si, paradoxalement, la réélection de Donald Trump était l’électrochoc dont l’Europe avait besoin pour se relancer? Car avec sa doctrine «America First», Donald Trump lance un autre défi aux Européens, un défi porteur de cohésion: celui de la défense. Alors que Trump a tenu un certain nombre de propos ambigus sur l’avenir de l’Otan (les États-Unis portent à eux seuls 65,6% des dépenses militaires de l’ensemble des pays membres en 2024) ou le soutien à l’Ukraine, l’Europe doit plus que jamais gagner en autonomie stratégique. Dans un monde où la guerre semble s’installer, la sécurité de l’Europe, et donc son existence même, ne peut plus reposer sur le bon vouloir du locataire de la Maison-Blanche, quel qu’il soit.
En portant son budget de défense à 2% de son revenu national brut dès 2030, le Luxembourg participe à cet effort et assume donc ses responsabilités. Cela représentera une dépense annuelle de près de 1,5 milliard d’euros à partir de 2030. La plupart des pays européens sont sur la même trajectoire. Mais cet effort budgétaire doit être accompagné d’une politique économique ambitieuse afin de doter l’Union européenne d’une industrie de défense susceptible de garantir cette autonomie stratégique. Le Luxembourg doit y participer.
Et l’environnement?
Enfin, l’élection de Donald Trump représente un défi politique pour les Européens en ce qui concerne la coopération internationale dans la lutte contre le changement climatique. En retirant les États-Unis de l’Accord de Paris durant sa première présidence et en minimisant l’urgence d’une transition énergétique (il annonce que les États-Unis vont «forer comme des malades»), Donald Trump a creusé un fossé idéologique avec les politiques climatiques européennes, axées sur une réduction ambitieuse des émissions de gaz à effet de serre et la réalisation de la neutralité carbone d’ici 2050. Cette divergence va assurément rendre plus difficile la mise en œuvre de stratégies concertées à l’échelle mondiale, la pression collective indispensable pour engager d’autres nations étant affaiblie par le retrait du deuxième émetteur de CO₂ au monde.
Cette situation doit amener l’Union européenne à assumer un rôle de leader climatique, en intensifiant ses investissements dans les technologies vertes innovantes. Mais cela ne doit pas se faire au prix de la compétitivité des entreprises européennes. Les projets de Trump en matière de dérégulation environnementale vont obliger l’Europe à protéger ses industries contre les disparités de compétitivité qui en découlent, notamment à travers le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières.
Si l’Europe s’est construite autour de sa devise «Unie dans la diversité», il est temps de montrer qu’elle peut aussi être unie dans l’adversité.
est directeur général de la et nous publions son post, disponible avec son accord.
(1) Source: Federal Reserve Bank of New York
(2) Source : Statec
(3) Source : Commission européenne
(4)