Norbert Becker a encore plein de projets pour les années à venir. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Norbert Becker a encore plein de projets pour les années à venir. (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

À l’occasion de la célébration de son 70e anniversaire, Norbert Becker revient sur son parcours, sur les ressorts qui l’ont animé, et livre quelques observations sur l’évolution de la politique et de l’économie luxembourgeoise.

Vous venez de fêter votre 70e anniversaire. Pourriez-vous revenir sur les grandes étapes de votre parcours et, surtout, sur les ressorts qui vous ont fait arriver là où vous en êtes aujourd’hui?

. – «Après une carrière intense s’est installée chez moi une certaine fatigue de mon métier. Je voulais faire autre chose et, surtout, je voulais rentrer au pays. Je suis revenu au Luxembourg en 2004. Après avoir réfléchi six bons mois à ce que je voulais vraiment faire, j’ai commencé à créer de nouvelles affaires. Le troisième chapitre de ma vie professionnelle pouvait s’ouvrir: celui d’investisseur, d’entrepreneur et aussi de conseiller de grandes entreprises. Le fil conducteur de tout cela? La curiosité. Je suis très curieux de nature. Et une fois que cette curiosité se manifeste, elle s’accompagne souvent d’une grande passion qui me pousse à m’engager. Enfin, je suis très persévérant. Je n’abandonne jamais…

Quel a été votre meilleur souvenir professionnel?

«Lorsque j’ai été nommé patron mondial de l’administration financière d’Andersen, j’ai dû présenter ce que je faisais à tous les associés de la firme. Seul sur une scène, sans pupitre ni notes devant 2 000 associés. Le trac s’est vite transformé en satisfaction une fois la présentation terminée. Tout s’est bien passé. Cela a été un grand moment, intense. Après, je dirais que lorsque l’on se bat pour gagner la confiance d’un grand client et que l’on est en concurrence avec des confrères et qu’au final on remporte le mandat, la satisfaction est énorme.

Question inverse: quel a été votre pire souvenir, le pire moment de votre carrière?

«Perdre un client… Mais le pire souvenir reste l’affaire Enron. Andersen a été condamné pour des raisons politiques avant d’être blanchi par la Cour suprême des États-Unis. Un jugement qui a redonné une certaine fierté à tous les associés et tous les collaborateurs qui ont remis sur leur CV qu’ils étaient chez Andersen. Ce qui n’a pas empêché la firme de disparaître. Si l’opération de sauvetage des bureaux mondiaux a réussi, le patient est décédé. C’était très, très dur. J’étais dans toutes les négociations. J’ai perdu 20 kilos.

Vous avez été un proche de Gaston Thorn, au point de contribuer à ses campagnes électorales de 1974 et de 1979. N’avez-vous jamais été intéressé par une carrière politique sur le devant de la scène?

«La réponse est non. J’ai été effectivement très proche de Gaston Thorn, et j’étais l’un des managers de deux campagnes électorales. Nous avons gagné la première et perdu la seconde. Premier ministre lors de la campagne de 1979, il a littéralement été traîné dans la boue, lui et sa famille, par ses adversaires. La veille des élections, je lui ai apporté, à six heures du matin, un quotidien luxembourgeois dont les attaques virulentes étaient en dessous de tout. Nous avons pris le petit-déjeuner ensemble et il m’a dit: «Norbert, promets-moi une chose: ne fais jamais de politique.»

J’ai suivi son conseil. Ce qui ne veut pas dire que je ne suis pas intéressé par la chose politique. Évidemment que je le suis, je l’ai toujours été, et je le serai toujours! Mais pas sur le devant de la scène.

Norbert Becker: «J’ai inventé le terme d’’écolonomie».» (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Norbert Becker: «J’ai inventé le terme d’’écolonomie».» (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Quelle est, selon vous, la différence entre une personnalité politique et un entrepreneur?

«Il y en a beaucoup. Pour un entrepreneur, toute erreur se paye cash, immédiatement, et cela peut mettre un terme à sa carrière. Une personnalité politique payera peut-être une erreur par sa non-réélection, mais elle ne subira pas de conséquences financières lourdes.

À ce jour, beaucoup de personnalités politiques n’ont jamais eu la responsabilité d’un compte de pertes et profits. Elles n’ont jamais eu à se lever un lundi matin en se demandant comment elles allaient faire pour payer leurs salariés à la fin du mois. Les personnalités politiques sont plutôt dans la logique de la dépense. Elles sont dans leur rôle, qui est celui d’investir, de faire en sorte que le pays et les régimes sociaux avancent. L’entrepreneur s’inscrit quant à lui dans une logique de revenu. Il doit d’abord faire un chiffre d’affaires pour pouvoir investir, payer ses salariés, etc. C’est pour moi la différence majeure.

Comment voyez-vous l’avenir de l’économie luxembourgeoise et de son tissu entrepreneurial?

«D’abord, il faut raison garder et ne pas se lancer dans des utopies du genre décroissance ou réduction du temps du travail.

La réduction du temps de travail… si vous analysez la proposition sur la table — une semaine de 38 heures et une sixième semaine de congés payés —, cela implique la création de 20 000 nouveaux emplois. Où va-t-on les trouver? Comment allons-nous les loger? Imagine-t-on l’impact sur la mobilité? Le sujet est porteur pour se faire élire. Mais est-ce que cela tient la route, économiquement, financièrement, socialement, politiquement? J’ai quand même beaucoup de doutes. Je ne comprends pas comment on peut vouloir copier le modèle français qui a fait faillite… Nous vivons dans le cadre d’un État providence qui dispense une couverture sociale extraordinaire. Une des meilleures au monde si on regarde les statistiques comparatives internationales. Mais pour garder et préserver cela, il faut que l’économie tourne, il faut qu’il y ait la croissance, il faut qu’il y ait des entreprises qui payent les impôts.

Ce qu’oublient parfois les syndicats et certaines personnalités politiques. Ce n’est pas l’État qui paye les impôts, mais les entreprises et les salariés de ces entreprises. S’il n’y a pas d’entreprises, il n’y a pas d’emplois. S’il n’y a pas d’emplois, il n’y a pas de revenus d’impôt… Il faut vraiment faire en sorte que des entreprises qui veulent investir à Luxembourg le puissent. Que l’on arrête avec ces études d’impact qui font que les entreprises ne viennent plus au Grand-Duché. Beaucoup d’entreprises ne peuvent pas investir ici parce que les procédures prennent des années, tandis que les ministères font de la surenchère, sur le thème de l’économie verte.

Et que l’on ne m’accuse pas d’être contre l’environnement. Il y a longtemps, à l’occasion d’un rapport sur l’avenir du Luxembourg, j’ai inventé le terme d’«écolonomie». J’étais convaincu — je le suis toujours — qu’écologie et économie peuvent aller de pair dans une bonne intelligence mutuelle.

Dans quel secteur voyez-vous l’avenir de l’économie luxembourgeoise?

«Il faut bien comprendre que l’économie luxembourgeoise doit continuer à se diversifier. On ne peut dépendre d’un seul secteur. Nous l’avons bien vu avec la sidérurgie. Bien sûr, l’industrie financière fonctionne aujourd’hui très bien. Mais il faut aussi la préserver. Moi, je suis un grand adepte de la diversification.

Tout comme je suis un grand adepte de l’artisanat. Il faut redorer son blason. Il faut que des jeunes Luxembourgeois aient du plaisir à devenir menuisiers, bouchers, boulangers… Faire un cursus universitaire pour faire des copier-coller dans de grands cabinets d’audit ou d’avocats n’est pas forcément la panacée. Créer son entreprise et être heureux, voir tous les jours sur le terrain le résultat de son travail, c’est un choix de vie tout aussi pertinent. Je pense qu’il faut investir plus dans l’artisanat. Ce qui permettra de créer de la diversification. Nous prétendons que nous sommes une start-up nation.

De mon expérience dans le venture capital, je tire un constat: nous ne sommes pas une venture nation. Certes, notre boîte à outils est très bien dotée. Le problème, c’est qu’on ne trouve plus de capital. Entre les taux d’intérêt et la réticence des banques à accorder un crédit à un jeune qui monte son entreprise s’il n’a pas de garanties familiales, il y a beaucoup de travail.

Quelles peuvent être, selon vous, les niches de demain, les secteurs porteurs pour le développement de l’économie?

«Cela devient de plus en plus compliqué. Nous avons exploité tous nos droits souverains: les orbites, les fréquences terrestres, etc. De ce côté-là, il n’y a plus beaucoup de niches. Mais l’évolution de la technologie fait que, chaque jour, quelqu’un dé­couvre une nouvelle niche. Alors, est-ce qu’on peut se positionner là-dessus? Oui, à con­dition d’y mettre les moyens. On a décidé de faire cela pour l’espace. On a essuyé quelques échecs, mais c’est normal. Il faut avoir le courage d’y aller. On ne se dé­crète pas puissance spatiale du jour au lendemain. Il faut bâtir tout un écosystème. C’est ce que l’on s’efforce de faire. L’État a pris des participations dans l’une ou l’autre entreprise, et l’une et l’autre ont réussi, d’autres n’ont pas réussi… Mais ça, c’est normal, c’est le jeu. Si on veut se positionner, il faut prendre des risques.

Quels conseils donneriez-vous à un jeune qui se lance dans l’entrepreneuriat aujourd’hui?

«D’abord, il faut avoir le courage de ses convictions, avoir bien testé ses hypothèses pour se lancer et ne jamais abandonner. Si le chemin est très compliqué, il est praticable.

J’ai soutenu plein de jeunes entrepreneurs. J’ai aussi dit non à plein d’autres. La question que je me pose, quand on vient me présenter un projet, c’est de savoir si j’ai une chance de récupérer ma mise. Si je peux répondre oui, alors j’y vais.

Norbert Becker: «Que l’on arrête avec ces études d’impact qui font que les entreprises ne viennent plus au Luxembourg.» (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Norbert Becker: «Que l’on arrête avec ces études d’impact qui font que les entreprises ne viennent plus au Luxembourg.» (Photo: Romain Gamba/Maison Moderne)

Quels sont les principaux obstacles qu’il y a devant un entrepreneur, aujourd’hui? Était-ce plus facile d’entreprendre hier qu’aujourd’hui, selon vous?

«Je crois bien que c’était plus facile hier… Je me rappelle que, pour les premières affaires dans lesquelles j’étais impliqué, le banquier me prêtait sur notoriété. C’est une notion qui n’existe plus actuellement. Aujourd’hui, avec la régulation, le banquier ne le peut plus. Je pense qu’on est allé trop loin sur le thème de la précaution. Par définition, une jeune pousse n’a rien à donner en garantie. L’accès au financement et au capital est devenu tellement compliqué et quasiment inexistant… C’est un vrai problème.

Donc une solution pourrait venir de la Société nationale de crédit et d’investissement, un instrument fabuleux qui pourrait faire beaucoup, beaucoup plus. Il faudrait qu’elle s’implique plus dans les métiers d’avenir et dans les start-up qu’elle ne le fait aujourd’hui.

Quel conseil donneriez-vous au prochain gouvernement, quel qu’il soit?

«Qu’il s’inscrive dans un modèle pérenne, c’est-à-dire un modèle économique qui repose sur la croissance, sur la diversification et sur la gestion saine des finances publiques tout en préservant l’investissement. Des investissements intelligents financés de manière intelligente. Je pense aussi que le prochain gouvernement devra se pencher sérieusement sur la politique de la santé. C’est un vrai sujet. Il n’est quand même pas normal que, dans un des pays les plus riches du monde, les patients doivent aller à Trèves pour faire une IRM, parce qu’ici, l’attente est telle que vous pouvez mourir avant d’avoir eu un rendez-vous… De tels délais sont inacceptables.

Pensez-vous, un jour, prendre une retraite bien méritée?

«Non. Heureusement, je suis en bonne forme physique. Je pense que je ne pourrai jamais m’arrêter totalement. Aujourd’hui, je n’ai plus de responsabilités quotidiennes. C’est déjà un luxe. Et j’ai encore plein de projets. Je travaille sur la création d’une nouvelle banque, The Bank of London, et je continue de gérer mon portefeuille de responsabilités qui est bien loti. Donc je ne m’ennuie pas.»

Les étapes-clés d’un parcours professionnel hors du commun

1974: Commissariat au contrôle des banques

Norbert Becker entre dans la vie active en 1974 auprès du Commis­sariat au contrôle des banques, la première institution qui était en charge de la surveillance des banques et des fonds d’investissement. Une institution qui comptait 15 employés à l’époque. L’endroit idéal pour comprendre les bases de la finance et les mécanismes bancaires. Le prélude parfait au deuxième chapitre: intégrer un Big Five.

1978: Arthur Andersen

Après un passage à Bruxelles et à Chicago, il convainc Arthur Andersen d’ouvrir une antenne au Luxembourg, dont il prend la direction. Il en devient le premier associé en 1986. Il occupe différentes fonctions dans le groupe: direction de la région Asie centrale, Europe de l’Est, Inde, Moyen-Orient et Afrique, puis direction au niveau mondial de tout ce qui était administration, finance et immobilier. Après Enron, on lui confie la mission de trouver une solution pour tous les cabinets non américains de la firme. Il va travailler sur les fusions-acquisitions d’à peu près une soixantaine de pays, dont la majorité va rejoindre Ernst & Young. Qui lui propose, en 2002, de devenir son directeur financier mondial.

2004: Retour au pays

Coup de fatigue, nostalgie… Norbert Becker rentre au Luxembourg en 2004. Investisseur, entrepreneur et conseiller de grandes entreprises, son nom est associé à des enseignes prestigieuses comme Atoz, la Compagnie de Banque Privée, Skype, PayPal Europe, Lombard International Assurance ou l’Administration des biens de Son Altesse Royale le Grand-Duc, pour ne citer qu’elles.

Cet article a été rédigé pour l’édition magazine de , paru le 25 octobre. Le contenu du magazine est produit en exclusivité pour le magazine. Il est publié sur le site pour contribuer aux archives complètes de Paperjam.  

Votre entreprise est membre du Paperjam+Delano Business Club? Vous pouvez demander un abonnement à votre nom. Dites-le-nous via