Le port du foulard ou du voile au travail interpelle salariés, employeurs et juges, tiraillés entre la défense de l'égalité de traitement, les exigences professionnelles et les convictions religieuses. (Photo : Licence CC)

Le port du foulard ou du voile au travail interpelle salariés, employeurs et juges, tiraillés entre la défense de l'égalité de traitement, les exigences professionnelles et les convictions religieuses. (Photo : Licence CC)

La Cour de justice de l’Union européenne doit se prononcer dans deux affaires de salariées licenciées pour avoir porté le voile dans le cadre de leurs activités professionnelles. Elle a en effet été saisie par les Cours de cassation belge et française – signe de l’embarras des juridictions nationales sur une question très sensible que la directive 2000/78/CE sur l’égalité de traitement n’a pas réglée.

La première affaire concerne Samira Achbita, une réceptionniste de G4S Secure Solutions licenciée au bout de trois ans pour avoir, du jour au lendemain, décidé de porter un foulard au travail. Un geste contraire au règlement intérieur consacrant le principe de «stricte neutralité» et excluant de ce fait le port de signes politiques, philosophiques ou religieux sur le lieu de travail. La salariée avait été remerciée après quatre mois de refus de retirer son foulard.

Portée en justice, l’affaire a atterri à la Cour de cassation belge en 2015 et celle-ci a décidé de poser une question préjudicielle à la CJUE. À savoir: l’interdiction de porter un foulard constitue-t-elle une discrimination directe lorsque le règlement intérieur de l’entreprise exclut tous signes extérieurs de convictions religieuses?

Une telle discrimination peut être justifiée pour mettre en œuvre dans l’entreprise concernée une politique de neutralité.

Julianve Kokott, avocat général à la CJUE

Dans ses conclusions rendues fin mai, l’avocat général Juliane Kokott avait considéré qu’il s’agissait là d’une discrimination indirecte – dans la mesure où elle ne touchait pas uniquement les salariés musulmans. Elle estimait également qu’«une telle discrimination peut être justifiée pour mettre en œuvre dans l’entreprise concernée une politique de neutralité en matière de religion et de convictions fixée par l’employeur, pour autant que le principe de proportionnalité soit respecté», suggérant plusieurs critères d’appréciation: «La taille et le caractère ostentatoire du signe religieux, la nature de l’activité de la travailleuse, le contexte dans lequel elle doit exercer son activité, ainsi que l’identité nationale de l’État membre concerné.»

Ce sont des conclusions diamétralement opposées qui ont été livrées mercredi par l’avocat général Eleanor Sharpston dans l’affaire presque jumelle que la Cour doit examiner après avoir été saisie par la Cour de cassation française.

Une exigence du client

Au cœur de l’affaire: le licenciement d’Asma Bougnaoui, ingénieure informatique, au bout d’un an de contrat chez Micropole Univers, une entreprise de services informatiques. La jeune femme s’était présentée voilée chez un client de l’entreprise qui s’en était plaint et avait demandé à ce qu’il n’y ait «pas de voile la prochaine fois», indique la lettre de licenciement adressée à la jeune femme en juin 2009. Celle-ci s’est ensuite refusée à ôter son voile.

Licenciée sans préavis, la salariée a partiellement obtenu gain de cause devant la juridiction française dédiée au droit du travail, qui lui a reconnu le droit à une indemnité compensatoire de préavis, mais qui a aussi estimé légitime le motif du licenciement. Le cas est arrivé devant la Cour de cassation qui a estimé nécessaire d’obtenir la réponse de la CJUE à cette question: l’exigence d’un client d’une entreprise de services de ne pas voir de voile islamique échappe-t-elle au principe de non-discrimination fondée sur la religion?

Mme Bougnaoui a été traitée de manière moins favorable qu’une autre personne ne l’aurait été dans une situation comparable.

Eleanor Sharpston, avocat général à la CJUE

Dans cette affaire, l’avocat général considère qu’il y a discrimination. «Il semble impossible de ne pas conclure que Mme Bougnaoui a été traitée de manière moins favorable, sur la base de sa religion, qu’une autre personne ne l’aurait été dans une situation comparable», avance-t-elle. «Un ingénieur d’études travaillant chez Micropole qui n’aurait pas choisi de manifester ses croyances religieuses en portant une tenue vestimentaire particulière n’aurait pas été licencié.» 

Et cette discrimination n’est pas justifiée par une «exigence professionnelle essentielle et déterminante» qui s’applique dans des cas très limités, comme l’exigence de capacités physiques particulières pour un pompier, un pilote ou un policier. Elle ne rentre pas non plus dans le cadre des dérogations évidentes en matière de sécurité et de santé au travail. «Il serait possible d’exclure (…) un travailleur sikh de sexe masculin qui persisterait, pour des raisons religieuses, à porter un turban pour travailler à un poste qui exigerait le port d’un couvre-chef de protection», note ainsi l’avocat général.

Le bon sens à la rescousse

«Je ne vois aucune base sur laquelle les motifs que Micropole semble avancer dans la lettre de licenciement de Mme Bougnaoui, à savoir l’intérêt commercial de l’entreprise dans ses relations avec la clientèle, pourraient justifier l’application de la dérogation», poursuit l’avocat général. «Rien dans l’ordonnance de renvoi ni dans les autres informations dont dispose la Cour ne suggère que le fait de porter un foulard islamique empêchait en quoi que ce soit Mme Bougnaoui d’accomplir ses tâches en tant qu’ingénieur d’études – en fait, la lettre de licenciement vise expressément sa compétence professionnelle.»

L’avocat général «considère», en conclusion, «qu’une règle du règlement de travail d’une entreprise qui interdit aux travailleurs de porter des signes ou tenues vestimentaires religieux lorsqu’ils sont en contact avec la clientèle de leur entreprise constitue une discrimination directe» qui ne souffre aucune dérogation.

Toutefois, Eleanor Sharpston suggère encore une autre voie aux juges de la Cour, en abordant l’affaire du point de vue de la discrimination indirecte – dans le sens où une règle s’appliquant à tous revient à discriminer certains. Une telle discrimination pourrait-elle être justifiée par la liberté d’entreprise? L’avocat général évoque des solutions pratiques relevant du bon sens et de la proportionnalité, par exemple: «Un employeur peut (…) exiger que les travailleurs qui portent un foulard islamique adoptent la couleur de cet uniforme dans le choix de ce foulard (ou, d’ailleurs, proposer une version de ce foulard dans l’uniforme). De même, lorsqu’il est possible pour un travailleur de porter un symbole religieux discrètement, comme c’était le cas, par exemple, de Mme Eweida dans l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, il peut être proportionné de lui imposer de le faire.»

Des réponses de la Cour très attendues

L’avocat général estime ainsi que «si le travailleur n’a pas le droit absolu d’exiger d’être autorisé à accomplir une tâche précise au sein de l’entreprise à ses propres conditions, il ne doit pas pour autant s’entendre dire immédiatement de chercher un autre emploi», prônant une «solution à mi-chemin». Les «intérêts de l’entreprise constituent un objectif légitime», mais la discrimination doit absolument être proportionnée à cet objectif.

Chargés d’apporter une vision impartiale dans chaque dossier et avant tout de présenter les enjeux juridiques et la possible évolution de la jurisprudence de la Cour, les avocats généraux voient leurs conclusions scrutées par les juridictions européennes même si les juges de la CJUE ne vont pas toujours dans la direction suggérée.

Devant l’évolution du droit européen sur l’égalité de traitement, qu’il s’agisse du sexe, de l’orientation sexuelle, du handicap ou encore de la religion, les juridictions nationales se trouvent confrontées à des cas complexes que la jurisprudence européenne n’a pas encore eu l’occasion de démêler.

La Cour européenne des droits de l’homme avait été saisie concernant le cas de deux salariées catholiques qui avaient attaqué leur employeur au motif qu’il leur interdisait de porter une croix au travail (Eweida et Chaplin c/Royaume-Uni, 2013). Les juges de Strasbourg avaient tranché séparément en fonction de la balance entre le désir des requérantes de manifester leur foi et celui de leur employeur de véhiculer une certaine image de marque.

Les réponses de la CJUE sont très attendues dans les affaires Bougnaoui et Achbita dans la mesure où, contrairement à la CEDH qui juge sous l’angle de la Convention européenne des droits de l’homme et en l’occurrence de la liberté de religion, la CJUE avance une interprétation des principes de non-discrimination inclus dans le droit européen. Et concernant le port du foulard ou du voile, cette interprétation est cruciale pour tous les acteurs concernés, des femmes portant le foulard aux employeurs souvent démunis face à la question de la prise en compte des convictions religieuses au travail.