«La pratique religieuse relève moins d’une donnée indissociable de la personne que d’un aspect de sa vie privée», a souligné Me Kokott, avocat général à la CJUE. (Photo: David Laurent / archives)

«La pratique religieuse relève moins d’une donnée indissociable de la personne que d’un aspect de sa vie privée», a souligné Me Kokott, avocat général à la CJUE. (Photo: David Laurent / archives)

Ce sont des conclusions audacieuses que Me Juliane Kokott, avocate générale à la CJUE, a livrées dans l’affaire Achbita, du nom d'une ancienne employée de la firme G4S en Belgique qui avait été licenciée après avoir, au bout de trois ans de service, décidé de porter le foulard durant ses heures de travail. L'avocate générale était amenée à apporter une solution juridique dans cette délicate affaire ayant trait au port du voile sur le lieu de travail.

Me Kokott ne manque pas de signaler dans ses conclusions à quel point elle est consciente du caractère sensible de ce sujet d’un bout à l’autre de l’Europe. «Il est inutile de souligner ici à quel point cette question est socialement délicate, en particulier dans le contexte politique et social actuel, qui voit l’Europe confrontée à un afflux absolument sans précédent de migrants provenant de pays tiers et dans lequel les moyens de parvenir à une intégration réussie des personnes issues de l’immigration sont âprement débattus.»

D’ailleurs, «les débats relatifs au foulard islamique ont été et sont donc souvent passionnés. Au cours des dernières années, ils ont déjà occupé une série de juridictions, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Union européenne et ont largement retenu l’attention des médias, ainsi que celle de la littérature spécialisée.»

Pour autant, Me Kokott suggère de prendre en compte la discrimination religieuse, détaillée dans la directive du 27 novembre 2000 instaurant le principe d’égalité de traitement, sous un nouveau jour. Selon son argumentation, l’interdiction du port du foulard islamique au travail n’est pas forcément une discrimination directe dans le sens où «rien n’indique que l’intéressée aurait été ‘traitée de manière moins favorable’». En effet le règlement de travail de G4S, «ne se borne pas à interdire le port de signes visibles de convictions religieuses, mais interdit expressément aussi, dans le même temps, le port de signes visibles de convictions politiques ou philosophiques». Il peut toutefois s’agir d’une discrimination indirecte - «lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion donnée par rapport à d’autres personnes».

Suite de la réflexion de Me Kokott: quand bien même il y aurait discrimination, elle pourrait être justifiée par la poursuite d’un objectif légitime. En l’espèce, «G4S estime que tel est bien le cas, tandis que le Centre [pour l’égalité de traitement et contre le racisme, une association belge], la Belgique et la France sont d’un avis contraire», alors que la Commission «exprime un certain scepticisme» et que les juridictions nationales ne sont pas «unanimes».

La pratique religieuse relève cependant moins d’une donnée indissociable de la personne que d’un aspect de sa vie privée.

Me Kokott, avocat général à la CJUE

Me Kokott estime que la justification d’une «exigence professionnelle essentielle et déterminante» est remplie, s’appuyant sur le règlement de travail en vigueur chez G4S. «Il ne paraît nullement aberrant qu’une réceptionniste comme Mme Achbita soit tenue d’exercer ses fonctions en respectant un code vestimentaire déterminé – en l’espèce, en ne portant pas son foulard islamique.» Elle comprend que chez G4S, «une politique de neutralité s’impose naturellement, et cela non seulement en raison de la diversité des clients auxquels G4S fournit ses services, mais aussi en raison de la nature particulière des activités exercées dans ce cadre par le personnel de G4S. Ces activités se caractérisent par un contact face à face constant avec des personnes extérieures et représentent pour le public non seulement l’image de G4S elle-même, mais surtout l’image des clients de cette dernière.»

L’avocate générale met ensuite en exergue la spécificité de la religion par rapport aux autres motifs de discrimination. «À la différence du sexe, de la couleur de la peau, de l’origine ethnique, de l’orientation sexuelle, de l’âge et du handicap d’une personne, la pratique religieuse relève cependant moins d’une donnée indissociable de la personne que d’un aspect de sa vie privée, sur lequel le travailleur concerné peut de surcroît volontairement influer», remarque-t-elle. «Alors qu’un travailleur ne peut pas ‘laisser au vestiaire’ son sexe, sa couleur de peau, son origine ethnique, son orientation sexuelle, son âge ni son handicap dès qu’il pénètre dans les locaux de son employeur, on peut en revanche attendre de lui une certaine retenue pour ce qui concerne l’exercice du culte au travail, que ce soit en matière de pratiques religieuses, de comportements motivés par la religion ou, comme en l’espèce, de tenue vestimentaire.»

Au regard de toutes ces considérations, Me Kokott suggère ainsi à la Cour de répondre à la demande préjudicielle de la Cour de cassation belge que l’interdiction de porter un foulard islamique «ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78/CE, si cette interdiction s’appuie sur un règlement général de l’entreprise interdisant les signes politiques, philosophiques et religieux visibles sur le lieu de travail et ne repose pas sur des stéréotypes ou des préjugés relatifs à une ou plusieurs religions déterminées ou aux convictions religieuses en général. Ladite interdiction peut cependant constituer une discrimination indirecte fondée sur la religion au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive.»

Par ailleurs, «une telle discrimination peut être justifiée pour mettre en œuvre dans l’entreprise concernée une politique de neutralité en matière de religion et de convictions fixée par l’employeur, pour autant que le principe de proportionnalité soit respecté. Il convient en particulier de prendre en compte à cet égard: la taille et le caractère ostentatoire du signe religieux, la nature de l’activité de la travailleuse, le contexte dans lequel elle doit exercer son activité, ainsi que l’identité nationale de l’État membre concerné.»

Des conclusions qui laissent donc une certaine marge de manœuvre aux juridictions nationales. Si les juges de la Cour suivent régulièrement la direction suggérée par les conclusions de l'avocat général, ils peuvent tout aussi bien trancher dans un tout autre sens. Leur décision interviendra a priori avant la fin de l'année.