Le plus court chemin d’un point à un autre a toujours été la ligne droite. Pour autant, l’économie dite «linéaire» telle que les sociétés industrialisées la connaissent depuis la fin du 18e siècle (extraire-fabriquer-consommer-jeter) est sans doute en train de vivre ses derniers instants. Ce qui, à l’échelle de l’Histoire, représente tout de même sans doute encore quelques décennies, mais guère plus. L’heure semble en effet venue de prendre un grand virage, de changer radicalement ses modes de pensée et de fonctionnement afin que les choses continuent de tourner rond et, surtout, qu’elles tournent encore longtemps.
Inspirée des cycles biologiques naturels généralement exempts de déchets (selon le principe du «rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme»), l’économie circulaire soutient le principe de conservation de la valeur des produits et ressources utilisés le plus longtemps possible. On ne parle alors plus de «fin de vie» d’un produit, mais de «fin d’utilisation», avec une recherche permanente de revalorisation et de réutilisation de tous les éléments le composant. Aujourd’hui, selon la fondation britannique Ellen MacArthur, la plus en pointe sur la question de l’économie circulaire, le recyclage des matériaux et la revalorisation énergétique des déchets n’exploite que 5% de la valeur initiale des matières premières. La marge de progression est donc pour le moins immense.
Si les 19e et 20e siècles ont été ceux de la productivité du travail, animés par des efforts incessants pour produire de plus en plus de biens avec le même nombre de personnes (voire moins…), le 21e siècle – et les suivants? – se doit d’être celui de la productivité des ressources. «Si on ne parvient pas à faire les mêmes bonds en avant que ces dernières décennies, alors on aura de graves problèmes environnementaux», est persuadé Camille Gira, le secrétaire d’État Déi Gréng au Développement durable et aux Infrastructures.
Il faut passer à la pensée systémique, alors que toute notre société est encore trop souvent bâtie selon un modèle de pensée cartésienne.
Camille Gira, secrétaire d’État au Développement durable et aux Infrastructures
Le modèle d’économie circulaire n’en est encore qu’à ses balbutiements. Le premier rapport sur ses impacts économiques ne date que de janvier 2012. Commandité par la Fondation Ellen MacArthur et réalisé par McKinsey, il présente quelques chiffres déjà vertigineux à l’échelle européenne. Le secteur manufacturier au sein de la seule Union européenne pourrait ainsi réaliser des économies de quelque 630 milliards de dollars US par an en dépenses de matériaux à l’horizon 2025; celui des biens de consommation courante de plus de 700 milliards en matières premières…
En décembre dernier, d’autres chiffres ont été avancés lorsque la Commission européenne a annoncé l’adoption d’un train de mesures qualifié d’«ambitieux» sur l’économie circulaire: «La prévention des déchets, l’écoconception, le réemploi et d’autres mesures similaires pourraient faire économiser quelque 600 milliards d’euros nets aux entreprises de l’UE, soit 8% de leur chiffre d’affaires annuel, tout en réduisant le total annuel des émissions de gaz à effet de serre de 2 à 4%», est-il expliqué dans le préambule du document de synthèse.
Il y est également indiqué, à titre d’exemple, que le coût lié à la refabrication des téléphones mobiles pourrait être diminué de moitié s’il était plus facile de les démonter et que la collecte de 95% des téléphones mobiles permettrait d’économiser plus d’un milliard d’euros sur les coûts liés aux matières entrant dans leur fabrication. Ou encore que le passage du recyclage à la remise en état des véhicules utilitaires légers pourrait permettre d’économiser 6,4 milliards d’euros par an…
2.200 nouveaux emplois en vue
Préservation de l’environnement, lutte contre le réchauffement climatique, économies pour le moins substantielles: les chiffres ne manquent pas et peuvent se décliner à l’infini. Mais ils sont aussi et surtout rattrapés par une autre évidence, incontournable: la disparition programmée d’un certain nombre de gisements de ressources naturelles à une échéance relativement courte. D’ici à 50 ans, or, zinc, lithium, plomb, étain, cuivre, uranium, nickel, et autres pétroles et gaz naturels (liste non exhaustive) ne seront plus disponibles autrement qu’en stock. Il n’est pas nécessaire d’énumérer l’ensemble des biens de consommation ayant besoin de l’une ou l’autre de ces ressources pour exister pour se rendre compte du haut degré de préoccupation que génère cette situation.
«Passer de l’économie linéaire vers l’économie circulaire constitue un grand changement de paradigme. C’est même une petite révolution», estime M. Gira. «Il faut passer à la pensée systémique, alors que toute notre société est encore trop souvent bâtie selon un modèle de pensée cartésienne: une cause, un effet. Or, on voit qu’une seule cause peut avoir plusieurs effets ou bien qu’un effet peut être dû à un ensemble de causes.»
À l’échelle du Luxembourg, les impacts économiques semblent encore bien modestes, mais ils sont loin d’être négligeables. La secrétaire d’État à l’Économie, Francine Closener, rappelait il y a un peu plus d’un an qu’environ 15.000 emplois au Grand-Duché relèvent déjà de modèles circulaires, principalement dans l’industrie sidérurgique et la construction. Selon l’étude Luxembourg as a Knowledge Capital and Testing Ground for the Circular Economy, réalisée par l’institut allemand EPEA – Internationale Umweltforschung pour le compte du ministère de l’Économie et présentée en février 2015, l’implémentation rigoureuse de l’économie circulaire générera à moyen terme des économies estimées entre 300 millions et un milliard d’euros par an en coûts d’approvisionnement pour les entreprises luxembourgeoises et sera susceptible de créer plus de 2.200 emplois dans les prochaines années. Le jeu en vaut largement plus que la chandelle, surtout si elle-même est recyclée…
Dans le même temps, un groupement stratégique interministériel dédié à l’économie circulaire a été constitué, regroupant notamment des spécialistes des ministères de l’Économie et du Développement durable et des Infrastructures, mais aussi de trois administrations (Eau, Nature et Forêts et environnement). «Nous sommes passés très vite de la théorie à l’opérationnel», indique M. Gira. «Nous avons énormément de compétences au sein de ce groupe et les discussions portent déjà leurs fruits, même si les horizons et les manières de penser sont parfois différents.»
Dans les starting-blocks
Certains projets sont déjà bien sur les rails. Outre les développements à Wiltz, ville destinée à devenir le futur «hotspot» de l’économie circulaire au Luxembourg, des travaux de recherche sont, par exemple, menés avec le List afin d’extraire les éléments phosphores des eaux usées en vue de les réutiliser dans la filière agricole, sachant que se profile (mais pas avant la fin du siècle prochain) une probable pénurie de cette ressource indispensable dans la chaîne alimentaire.
Autres travaux en cours: ceux menés dans le cadre de la planification des futurs nouveaux hôpitaux du pays, afin de prévoir, dès la conception du bâtiment, un système de séparation entre eaux usées «classiques» et eaux usées «médicamenteuses», afin d’éliminer ces «déchets» qui ne sont pas traités dans les stations d’épuration traditionnelles.
«Il faut vraiment apprendre à penser à long terme, ce qui va clairement à contre-courant de notre société où tout va très vite», note encore M. Gira. «Envisager déjà maintenant l’élimination de matériaux dans un bâtiment qui ne sera peut-être pas déconstruit avant 100 ans n’est pas inné. Dans toute cette approche, le politique a une grande responsabilité. Pousser à appliquer d’une manière plus systématique et conséquente la responsabilité des acteurs de terrain va forcément engendrer des résultats. Les chemins courts du Luxembourg sont favorables pour implémenter rapidement certaines choses. De toute façon, l’économie circulaire sera participative ou ne sera pas. Il faut sortir de la pensée en silo et se dire que l’innovation ne vient plus d’un chercheur enfermé dans une tour d’ivoire. C’est par l’échange de différents horizons que les choses pourront avancer.»
Nous en sommes à un point où l’accélération sera telle que nous serons assez loin dans très peu de temps.
Romain Poulles, président du Luxembourg EcoInnovation Cluster
Petit à petit, les éléments du puzzle se mettent en place aux prémices de la troisième révolution industrielle décrite par Jeremy Rifkin et qui s’appuie, entre autres, sur l’hyperconnectivité des objets et des êtres humains et le partage des informations. «La numérisation est aussi un élément-clé pour faire avancer l’économie circulaire», détaille Camille Gira. «Il s’agira d’apprendre à s’organiser différemment et à fonctionner de manière décentralisée.» Dans cette optique, bientôt, le plus important pourrait alors non plus être de «posséder», mais tout simplement de pouvoir «utiliser» quand et comme on en a besoin et/ou envie.
«Un an et trois mois après la présentation de l’étude par Mme Closener, on est en plein dans la phase de sensibilisation de beaucoup d’acteurs», témoigne Romain Poulles, administrateur délégué de PROgroup et président du Luxembourg EcoInnovation Cluster. «Nous avons par exemple effectué, début mai, une visite aux Pays-Bas avec 17 représentants de fédérations ou d’organisations professionnelles du pays: Fedil, Chambre des métiers, Chambre de commerce, OAI… Le président de la Fedil, Nicolas Buck, nous a fait part de sa volonté d’intégrer fondamentalement cette approche au sein de la Fédération des industriels. La compétitivité même du secteur va en dépendre. Pour l’instant, on ne peut pas dire que l’on est très avancé. Mais en termes de prise de conscience, nous en sommes à un point où l’accélération sera telle que nous serons assez loin dans très peu de temps.»
Le programme Fit for Circularity, initié par Luxinnovation, fait partie de ces leviers susceptibles de contribuer à ce que cette accélération soit spectaculaire. Il s’agit d’une adaptation du modèle Fit for Innovation déjà existant, et devant inciter les PME à s’engager dans une démarche d’économie circulaire. L’objectif est double: limiter l’utilisation de matières premières et maximiser les sources renouvelables d’une part, et développer des produits et services innovants pour assurer la pérennité et la croissance durable des entreprises d’autre part. Ce programme prévoit un cofinancement jusqu’à 50% des coûts (notamment en matière de consultance) engagés dans cette démarche.
À un degré moindre, car davantage marqué «durable», le Pacte climat, établi par la loi du 13 septembre 2012, s’inscrit également dans le mouvement. Permettant à chaque commune participante de s’engager à mettre en œuvre un système de gestion de qualité au niveau de sa politique énergétique et climatique, il propose un soutien financier étatique non négligeable. À ce jour, seules quatre communes (Leudelange, Septfontaines, Waldbredimus et Weiswampach) ne l’ont pas signé, preuve d’une volonté très marquée de la part des administrations locales de s’impliquer dans cette grande cause que l’on pourrait qualifier de supranationale. «Les bases sont posées et nous travaillons à rendre ce Pacte climat ‘circulaire’. Si on y parvient et que les signataires s’engagent, alors le pays sera le premier à avoir un paysage communal engagé sur une telle voie», se réjouit M. Poulles.
La gestion de l’espace est, pour le Luxembourg, un enjeu crucial et de plus en plus d’anciennes friches industrielles sont désormais elles-mêmes «revalorisées» en vue d’y développer des zones d’activité et/ou des logements. «C’est ça, aussi, l’économie circulaire», commente Camille Gira. «S’il y a une ressource rare au Luxembourg, qu’il convient de correctement recycler, c’est bien l’espace! La nouvelle version des plans sectoriels, et surtout le plan logement, visera en priorité à utiliser des friches ou des surfaces à l’intérieur même des villes plutôt que d’aller vers l’extérieur. Le premier défi pour le pays consiste donc à identifier ces endroits qui feront que les gens auront envie de revenir en ville. Sinon, nous ne résoudrons pas le problème de la mobilité. Avant, on pensait que séparer les fonctions ‘habiter’, ‘travailler’, ‘acheter’ et ‘se distraire’ était une bonne chose. Mais on voit le résultat aujourd’hui, où tout le monde se retrouve sur la route dans des voitures. D’où l’importance de refaire des quartiers mixtes. Sinon, nous allons suffoquer.»
Présidence luxembourgeoise
Benelux, le laboratoire de l’Europe?
Depuis le début de l’année – et pour la deuxième fois depuis l’entrée en vigueur du nouveau Traité Benelux en 2012 –, le Luxembourg assure la présidence du comité de ministres de l’Union Benelux.
Une prise de rênes qui intervient quelques semaines après la tenue, à la mi-décembre 2015, d’une table ronde organisée sous ce qui était encore la présidence belge. L’événement a notamment servi à introduire de manière formelle la dimension de la durabilité dans la coopération économique entre les trois pays. Deux piliers coopératifs ont été identifiés: la création d’un marché interne durable «Benelux» (avec les ressources et l’écoconception comme domaines d’attention prioritaires) et un travail sur les attitudes/comportements en termes d’implémentation top-down, que ce soit en matière éducative, financière ou administrative (et contrôle).
L’ambition affichée est honorable: servir d’exemple au sein de l’Union européenne et endosser, à ce titre, le rôle de véritable laboratoire de l’Europe.
Intervenant lors de cette table ronde, le secrétaire d’État au Développement durable et aux Infrastructures, Camille Gira, a notamment lancé l’idée d’une collaboration entre les différents centres de recherche du Benelux.