Outre Joseph L., deux fiduciaires sont aussi soupçonnées d’avoir fait intégrer des documents falsifiés dans des demandes d’autorisation avec la complicité de fonctionnaires. (Photo: DR)

Outre Joseph L., deux fiduciaires sont aussi soupçonnées d’avoir fait intégrer des documents falsifiés dans des demandes d’autorisation avec la complicité de fonctionnaires. (Photo: DR)

La 18e chambre du tribunal d’arrondissement de Luxembourg a ouvert lundi matin le lourd dossier des fraudes aux autorisations d’établissement. Et commencé à démêler les fils d’une affaire complexe avec trois réseaux distincts de falsification de documents, menant tous au service des autorisations d’établissement du ministère des Classes moyennes entre 2002 et 2007.

La commissaire divisionnaire de la police judiciaire, Isabelle Schmit, et le commissaire en chef, Georges Even, ont détaillé la progression de leur enquête depuis le dépôt d’une plainte en mars 2007 par Christian Schuller, qui dirigeait le service des autorisations d’établissement depuis 2005. Celui-ci avait été alerté à propos de «rumeurs persistantes» concernant certaines facilités accordées par son service dans des dossiers d’autorisations d’établissement dans l’artisanat. Un membre de la Chambre de commerce portugaise avait même accosté deux de ses employés pour les avertir des ouï-dire existant aussi au Portugal.

Une enquête du Luxembourg au Portugal

Il aura fallu sept années d’enquête pour faire le tour des manœuvres frauduleuses présumées ayant permis l’octroi de presque 300 autorisations d’établissement sur la base de documents falsifiés. Une enquête menée au Luxembourg, mais aussi au Portugal puisque les réseaux s’appuyaient sur au moins un membre de la CIP, la Confédération de l’industrie portugaise, qui dérobait des attestations vierges pour y inscrire le nom et le diplôme ou l’expérience dont les candidats à l’autorisation d’établissement prétendaient disposer, le tout tamponné et envoyé contre quelques centaines d’euros au Luxembourg.

D’après le rapport d’enquête évoqué par Mme Schmit, le système semblait bien huilé. Dans le rôle du rabatteur, Joseph («Jos») L., qui renardait dans les cafés fréquentés par des Portugais, dont un tenu par son complice présumé, José S., et s’était fait une réputation de facilitateur très efficace dans l’obtention d’une autorisation d’établissement. «Il lui arrivait même d’intervenir dans une conversation pour indiquer qu’il pouvait le faire», souligne Mme Schmit, citant un témoignage précis récolté durant les investigations.

L’homme allait jusqu’à remplir lui-même les demandes d’autorisation qu’il remettait à Simone B. ou Raymond S., du service des autorisations d’établissement. Ceux-ci s’occupaient de faire passer les dossiers rapidement – parfois en quelques jours, alors qu’il fallait plutôt un mois aux autres candidats pour obtenir une réponse, le service croulant sous les demandes.

Des documents du CCSS également falsifiés

La difficulté résidait dans la production de documents justifiant de l’expérience ou de la formation du candidat. Joseph L. faisait donc appel à son contact de la CIP, afin de recevoir le bon papier vert. Des documents officiels luxembourgeois ont également été falsifiés, puisque le service des autorisations d’établissement s’est rendu compte du chevauchement entre les périodes de travail certifiées au Portugal et celles enregistrées par le Centre commun de sécurité sociale luxembourgeois (CCSS). «Jos» s’est donc arrangé pour intégrer un faux certificat du CCSS dans son dossier. Une manipulation qui n’a été décelée que durant l’enquête par le service technique de la police judiciaire, le ministère n’ayant jamais cherché à se faire confirmer les certificats par le CCSS.

Toujours selon l’enquête, le dossier complet et bien ficelé était ensuite soumis par Raymond S., expert du ministère à la table de la commission consultative des autorisations d’établissement composée par ailleurs de représentants des ministères de l’Éducation nationale et de la Justice, de la Chambre de commerce et de la Chambre des métiers. Jugé «facile», comme le raconte la commissaire divisionnaire, le dossier passait généralement sans accrocs. La procédure voulait que le service envoie ensuite un courrier au candidat pour l’inviter à retirer son précieux sésame au CCSS. Mais pour les dossiers dirigés par Joseph L., Mme B. remettait ce courrier à l’intermédiaire qui pouvait ainsi se faire payer le solde de la somme due en contrepartie de ses services.

Les enquêteurs ont trouvé près de 500.000 euros sur les comptes de Joseph L. dans trois banques luxembourgeoises. Il aurait reçu jusqu’à 28.000 euros par dossier – en fonction de la complexité, mais aussi du risque encouru, des doutes croissants au sein du ministère jusqu’à la découverte du pot aux roses. La fonctionnaire qui l’aidait a, elle, indiqué aux enquêteurs avoir reçu entre 12.000 et 15.000 euros au total. Quant au deuxième fonctionnaire, Raymond S., aucune trace de versement n’a été trouvée sur ses comptes bancaires. Il aurait été rétribué en vin et en invitations au restaurant. «Nous ne savons pas s’il a obtenu de l’argent ou pas», concède la commissaire divisionnaire.

Près de 300 dossiers pour les trois filières

L’enquête révèle encore que, victime de son succès et extrêmement sollicité, Joseph L. a invité plusieurs candidats à se tourner plutôt vers une fiduciaire pour obtenir leur autorisation d’établissement. Si les liens entre le fraudeur présumé et les deux fiduciaires citées lors du procès ne sont pas évidents à cerner, il est certain qu’elles ont également procédé à la falsification de documents portugais en vue d’obtenir une autorisation d’établissement pour leurs clients. Pour des sommes bien moindres toutefois, puisqu’elles demandaient plutôt 2.000 euros que 16.000 euros – le tarif fixé par Joseph L.

Ce sont donc trois réseaux distincts qui parvenaient à obtenir des autorisations d’établissement indues. 186 pour le seul Joseph L., une centaine pour les fiduciaires. Avec quelques maladresses grossières, comme ce Portugais arrivé à quelques mois au Luxembourg, ayant fait toute sa scolarité dans le pays et prétendant dans son dossier avoir suivi une formation au Portugal. Ou ce jeune homme qui a obtenu une autorisation quelques semaines seulement après un premier refus.

Me Gaston Vogel, défendeur du principal prévenu, Joseph L., n’hésite pas à dénoncer la responsabilité de l’État dans cette affaire, soulignant que de nombreux dossiers suscitaient des «discussions houleuses» au sein de la commission consultative délivrant les autorisations d’établissement. Une version que ne semble pas corroborer l’enquête policière, même si elle fait allusion aux positions tranchées de l’ancien représentant de la Chambre des métiers aujourd’hui décédé. Il y aurait encore des divergences politiques derrière tout cela, ce dernier se montrant très attaché au brevet de maîtrise et au moins aussi rétif à accorder des autorisations d’établissement à des personnes venues d’ailleurs, quand bien même la réglementation européenne l’impose aux pays membres depuis 1999.

D’autres questions ne manqueront pas de réapparaître au cours des audiences, comme celle du rôle joué par l’ancien directeur du service des autorisations d’établissement ou encore celle du positionnement du ministère des Classes moyennes, les deux fonctionnaires encore en activité n’ayant pas fait l’objet de sanctions disciplinaires depuis les faits présumés.