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Q u’est-ce qui vous a motivé à postuler pour être directeur de la Philharmonie? «J’ai travaillé pour des orchestres pendant 12 ans. On y est très proche des artistes, mais on est limité dans les activités que l’on peut mener, le répertoire est forcément restreint. Après ces années, je me suis dit que diriger une salle permettait de voir plus large et d’aller vers le jazz, les musiques du monde… Ma deuxième raison était la situation de Luxembourg elle-même: à la frange entre les cultures allemande et française et surtout avec des habitants qui viennent du monde entier et apportent leur culture. À part Londres, je ne vois pas d’autre ville qui soit aussi internationale.

Quelle était l’image que vous aviez de la Philharmonie avant de postuler? Qu’en saviez-vous? «Si on revient 10 ans en arrière, Luxembourg n’avait aucune image en matière de musique. Pendant ces années, Mathias Naske (le premier directeur de la Philharmonie, ndlr), avec le soutien de l’État, a réussi à positionner Luxembourg sur la carte de la musique et créer une maison qui peut être considérée comme une des salles leaders en Europe. Il me semble que la Philharmonie reflète bien le statut de Luxembourg en tant que capitale européenne. Luxembourg mérite bien une salle comme celle-ci.

Comment expliquez-vous ce succès? Quels sont les points forts de la Philharmonie? «Sa première force se voit tout de suite, c’est le bâtiment iconique. Ce n’est pas suffisant, mais si on n’a pas d’histoire ni réputation, avoir un bâtiment remarquable, fort et beau est une condition sine qua non de la réussite. Il faut toutefois saluer le travail réalisé et la manière dont le programme a été établi pour que la Philharmonie ne soit pas réservée à une élite, qu’elle soit ouverte à tous les publics, y compris les enfants, tout en proposant le meilleur du meilleur.

Quels sont les aspects que vous voudriez améliorer? «Il est évident qu’après 10 ans, il y a des façons de faire, de travailler, de diriger qu’on ne remet plus en question. C’est donc le bon moment pour avoir un renouveau, un air frais. C’est le moment de se demander: ‘où puis-je amener cette institution, avec ce qui a été fait, pour poursuivre sur la voie du succès?’ Il y a un risque de stagnation que je veux éviter. C’est pour cela que mes débuts ici consistent à m’entretenir avec l’équipe artistique et voir comment on peut, si pas la réinventer, faire évoluer la maison.

Justement, vers où voulez-vous emmener cette institution? «Mon premier défi concerne l’Orchestre philharmonique du Luxembourg. Le contrat du directeur musical, Emmanuel Krivine, prend fin en 2015 et, si l’orchestre a connu un excellent développement avec lui, d’un point de vue international, il n’est pas encore au même rang que la Philharmonie. Mon premier but est donc de donner à l’OPL les outils et les moyens de se développer pour être dans une position similaire à la Philharmonie. L’orchestre peut réellement devenir un ambassadeur du Luxembourg, il a encore une marge d’évolution.

La fusion entre la Philharmonie et l’OPL a été réalisée avant votre arrivée… «Du point de vue institutionnel, oui, c’est fait. Mais dans la vie et le travail de tous les jours, la fusion des équipes n’est pas encore totalement achevée. Il nous reste à définir beaucoup de choses au niveau du marketing global de l’institution. Par exemple, pour l’instant, il y a deux sites web. Je pense qu’il faut réfléchir à prendre le meilleur de chacun et à n’en faire qu’un. Cela dit, les deux ‘marques’ font l’institution, il ne faut pas fondre l’une dans l’autre, elles doivent être représentées de manière égale.

Ressentez-vous des réticences? «Non, pas du tout. Mais la fusion de deux entreprises qui ont des cultures et des procédures de décision différentes est toujours un challenge. Il y a une volonté et une action positive de la part de tout le monde.

Y a-t-il des processus de décision, des lignes directrices que vous avez expérimentés dans votre carrière et que vous pourriez apporter ici? «Je dois d’abord dire que, pour les deux réunionsauxquelles j’ai assisté, je suis très heureux d’avoir un conseil d’administration qui nous soutient comme il le fait. Chacun des membres veut réellement et sincèrement ce qu’il y a de mieux pour la Philharmonie. Je crois que là où mon expérience va être profitable, c’est pour embarquer l’orchestre sur le bateau. Je peux dire que je serai un partenaire loyal pour l’orchestre, avec l’ambition de donner à chacun la possibilité de contribuer au succès de celui-ci, ce qui n’est pas toujours le cas…

En termes de management, la Philharmonie est-elle une entreprise comme les autres? «Très certainement, je me dois de la diriger comme une PME, avec 170employés (en comptant les musiciens de l’orchestre, ndlr), pour ce qui est de la gestion, des ressources humaines, de la communication… Mais il y a une grande différence avec une entreprise classique: nous ne réalisons pas de profit financier ou de produit industriel, mais un ‘produit’ culturel et éducatif pour la société. Et c’est pour cela que nous sommes en partie financés par l’État et que nous ne devons pas générer tout notre budget nous-mêmes. Sur un budget de près de 26 millions d’euros, nous en apportons nous-mêmes (billetterie et sponsoring) un peu plus de 5,6.

Au sein de ce budget, vous avez des lignes précises pour les différents postes. Quelle est votre marge de manœuvre? «L’orchestre consiste en une centaine de musiciens qui sont employés à plein temps par la Philharmonie. C’est donc un des postes importants du budget. En dehors de cela, c’est un équilibre à trouver dans la programmation pour offrir à la société ce que l’on veut au prix que l’on peut se permettre. Quels sont les types de concerts où l’on peut générer des revenus et quels sont ceux que l’on se doit de faire mais qui ne vont rien rapporter, comme les concerts pour enfants? Il faut réfléchir attentivement à ce qui est utile, ce qui est notre mission. On ne peut pas seulement proposer de la musique contemporaine parce qu’on veut ouvrir les esprits à ce courant, ni uniquement des grands orchestres internationaux parce que ça se remplit facilement… Il faut un équilibre. Ce n’est donc pas seulement une question de budget. Ce que l’on programme doit être pertinent par rapport à notre public, par rapport à Luxembourg, par rapport à notre histoire…

Vous vous autorisez donc certains risques? «En tant que directeur d’une institution culturelle, vous ne pouvez pas vous moquer de votre taux de remplissage et ne faire que ce qui vous fait plaisir. Je n’oublie jamais que l’essentiel de mon budget vient de l’État, donc de nos impôts à tous… Mais il faut savoir prendre des risques et présenter des programmes que vous estimez importants pour votre public ou pour le pays.

Quelles sont les relations que la Philharmonie entretient avec le secteur privé? «Depuis le tout début, les relations avec le secteur privé ont été un enjeu important pour la Philharmonie. Comme mon prédécesseur, je voudrais encourager ces relations, non seulement avec le secteur bancaire, mais aussi avec d’autres entreprises pour s’assurer que nous faisons partie de leur vie culturelle. J’ai déjà commencé à rendre visite à différentes sociétés pour tenter de les rendre attentives et les attirer vers ce que l’on fait.

Quels modèles de partenariat leur proposez-vous? «Le plus classique est le concert sponsorisé, mais cela va souvent plus loin qu’offrir des places et une visibilité en contrepartie. C’est un état d’esprit que l’on partage sur le long terme. La plupart des entreprises financent des concerts de manière régulière à un rythme d’un par an ou plus. C’est une chance que la Philharmonie ne soit pas reliée à un seul grand partenaire, comme c’était le cas pour l’orchestre où je travaillais avant. C’était sans doute plus facile et rassurant, mais cela limite les possibilités de s’ouvrir à d’autres. Dans un univers bancaire comme à Luxembourg, cela ne serait pas sain de ne se tourner que vers un seul partenaire.

Comment voyez-vous l’évolution de ces partenariats avec le privé? «Je ne suis pas quelqu’un qui fait des annonces. Je dois d’abord discuter avec les gens et établir des relations de confiance. Après, je serai en mesure d’apporter de nouvelles voies ou de nouvelles visions pour l’institution. Mon expérience à Munich avec la Deutsche Bank m’a appris à travailler avec un grand partenaire, à comprendre ce qu’ils attendent d’une institution comme la nôtre. Mais ce savoir-faire doit être adapté au contexte de Luxembourg. Un point sur lequel je voudrais travailler, c’est celui des personnes privées. La Philharmonie n’a pas encore de soutien privé ‘non corporate’. Elle n’a pas d’association du type ‘Les amis de la Philharmonie’. C’est une initiative que nous devrions monter. Il ne s’agit pas seulement de foundraising, mais aussi de liens avec des membres de la société civile. C’est une façon de dire ‘c’est à vous’, ‘c’est chez vous’. La Philharmonie n’appartient pas à son directeur ou à son conseil d’administration, mais elle doit être à son public.

Ces mécènes privés auraient une part de pouvoir, de prise de décision? «Ça fait partie du jeu. Mais il ne faut pas en avoir peur. Il existe des modèles bien pensés un peu partout, aux États-Unis notamment. C’est au contraire une chance de voir comme cet apport additionnel peut être utile à l’institution.

Le programme de la saison qui débute n’est pas de votre fait. Parlons plutôt du futur et de ce que vous voulez y imprimer… «Il y a une grande différence entre diriger une institution comme celle-ci et diriger un festival où l’on peut imaginer un programme ex-nihilo, qui n’a pas de lien avec les saisons passées ou futures. Ici, je me dois d’adopter ce qu’il y a au programme, je fais partie d’une histoire, d’un continuum. Cela dit, j’ai bien sûr des axes de réflexion pour le futur. En particulier, j’aimerais thématiser la programmation et revoir le découpage des séries d’abonnement. Je pense qu’une saison peut raconter une histoire, embarquer les spectateurs dans un voyage, que ce soit à travers une période, un sujet, un pays…»

CV

Un parcours à la baguette

C’est parallèlement à ses études de droit aux universités de Vienne et de Dijon que Stephan Gehmacher (né en 1970 à Salzbourg) commence à travailler dans le monde de la musique, comme technicien éclairagiste et collaborateur à la direction artistique du Festival de Salzbourg. À l’issue de sa formation, il se voit offrir par Gérard Mortier et Hans Landesmann, à la direction artistique, le poste de chef de concert au même festival. En 2000, Sir Simon Rattle l’engage comme assistant personnel en vue de son entrée en fonction en tant que chef d’orchestre de l’Orchestre philharmonique de Berlin. Stephan Gehmacher restera à Berlin de 2002 à 2008 comme directeur du planning artistique de l’Orchestre philharmonique où il s’occupera du planning des concerts et de l’organisation des tournées. Il sera en outre impliqué dans l’introduction des activités éducatives. En 2008, Stephan Gehmacher est appelé comme directeur de l’Orchestre symphonique de la Radio bavaroise à Munich. Dans cette fonction, il renforce les relations entre l’orchestre et les chefs d’orchestre de renommée mondiale de même qu’entre l’orchestre et les jeunes chefs d’orchestre prometteurs. Sous sa direction, l’Orchestre symphonique de la Radio bavaroise a réussi à constamment diversifier ses activités éducatives et à intensifier l’intérêt du public, ce qui se reflète dans l’accroissement de 40% du nombre d’abonnés depuis 2008 à plus de 10.500.