Serge De Cillia lors de son entretien avec Paperjam le 3 mars. (Photo : Edouard Olszewski)

Serge De Cillia lors de son entretien avec Paperjam le 3 mars. (Photo : Edouard Olszewski)

Dans la deuxième partie de l’entretien du 3 mars avec Serge de Cillia, le CEO de l’association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL), ce dernier partage ses vues sur les risques d’une crise et sur le débat politique au sujet de la croissance.

Monsieur De Cillia, on parle beaucoup de la blockchain et des cryptomonnaies. Quelles répercussions auront ces phénomènes pour la Place?

«La blockchain agit comme un raccourci et permet de se passer de certains opérateurs intermédiaires. Aujourd’hui, un opérateur A qui traite avec un opérateur B passe par des structures intermédiaires comme le clearing, le settlement ou le transfert agent dans l’administration des fonds. Avec la blockchain, l’opérateur A traite tout de suite avec un opérateur B et n’a plus besoin des intermédiaires.

C’est beaucoup plus rapide et moins onéreux, parce que le coût de l’intermédiation disparaît. Cela implique évidemment des conséquences sociales. Nous sommes en train de suivre ces développements avec beaucoup d’attention.

Car si d’un côté, un pays adapte sa législation et permet des développements de type blockchain et que les autres pays ne bougent pas, évidemment, les clients, avec la sensibilité des coûts, vont s’intéresser à des solutions moins coûteuses. Il faut cependant bien veiller à avoir un cadre juridique qui garantisse une sécurité du traitement.

Pour les cryptomonnaies, l’ABBL n’a pas encore de position en la matière. Nous suivons ces développements de très près et nous allons soumettre prochainement un papier au conseil d’administration pour définir notre ligne de conduite, tout en soulignant les opportunités et les risques.

Les autorités publiques ont fortement exprimé les risques.

«Le risque zéro n’existe pas, et encore moins lorsque l’on traite de sujet disrupteur comme celui-ci. Le rôle des autorités est en effet la protection du consommateur final. Le plus important est surtout d’informer le client sur les risques existants. Ce qui est aujourd’hui couvert par Mifid II.

Avec ces règles européennes, aucun bilan n’est tiré et on rajoute directement encore une couche par après

Serge De Cillia, CEO de l’ABBL

C’est tout de même rare d’entendre quelque chose de positif par rapport à Mifid, car les banquiers se plaignent souvent de la réglementation…

«Mifid est surtout un monstre bureaucratique de la Commission sur base d’une directive qui a encore été renforcée par le Parlement européen. La relation avec la clientèle est plus complexe parce qu’il faut tout documenter. Le but de Mifid est de s’assurer que le client possède des investissements qui correspondent à son profil, afin d’éviter qu’un client dit ‘défensif’ ne se retrouve avec un portefeuille de produits hautement spéculatifs. L’équilibre entre le risque et le rendement est l’objectif recherché.

En tout cas, Mifid va encore créer de l’emploi dans le domaine «compliance»…

«Il est certain que cette réglementation exige aux banques le renforcement de certaines équipes. Les informations collectées auprès des clients sont encore plus nombreuses qu’auparavant. Il n’est d’ailleurs pas rare que certains clients se plaignent lorsqu’ils doivent compléter les questionnaires Mifid, jugés trop ‘curieux’ voire même intrusifs, au regard de certaines informations qu’ils doivent fournir à leur banquier.

Concernant toutes ces réglementations, j’insiste encore une fois sur la nécessité de prendre le temps de faire le bilan à un certain moment. Souvent, avec ces règles européennes, aucun bilan n’est tiré et on rajoute directement encore une couche par après. Je suis d’avis qu’il faudrait faire le point et analyser ce qu’une loi a réellement apporté. A-t-on pu protéger beaucoup plus de clients qui n’avaient pas cette protection précédemment? Ou finalement a-t-on découragé les clients à investir via une banque et se tourner vers des acteurs ou des domaines non supervisés, non réglementés et à grands risques?

Vous évoquiez tout à l’heure déjà donc ce risque d’une législation différente d’un État à l’autre. Évidemment, maintenant avec le Royaume-Uni qui s’apprête à quitter l’UE, sauf coup de théâtre, est-ce que cela représente un réel danger par rapport à des directives trop strictes?

«Ce dossier est extrêmement complexe. Les régulateurs poussent les banques à se préparer pour le Brexit sans savoir quelles seront les conditions post Brexit. À ce stade des négociations, les incertitudes et les questions sans réponses sont encore trop nombreuses. Personne, ni Monsieur Barnier, ni Monsieur Davis, ni Madame May, personne ne sait quel(s) accord(s) (si accord il y aura) sera (seront) d’application quand le Brexit sera effectif. On ne sait pas quelles sont les intentions du gouvernement britannique.

Il est donc prématuré de savoir comment le Royaume-Uni va se comporter par après concernant la réglementation. Est-ce que la City of London va se développer en centre offshore ou va-t-elle rester très près des règles européennes, afin de garder une continuité dans ses relations avec l’Union européenne?

Si vous étiez le dirigeant de la City of London et que le Brexit se faisait d’une manière ordonnée, pour quelle approche plaideriez-vous?

«Pour un deuxième référendum.

Seriez-vous plutôt pour rester près des règles ou plutôt pour jouer la carte de la compétitivité?

«C’est ce que nous sommes en train de définir justement et nous donnerons bientôt notre input au gouvernement à qui il appartiendra de se positionner d’abord fin mars par rapport au mandat de Monsieur Barnier et ensuite pour les négociations d’une future relation entre l’Union européenne et le Royaume-Uni.

Nous avons besoin de moins de surface pour créer davantage de valeur ajoutée

Serge De Cillia, CEO de l’ABBL

Passons au débat sur la croissance. On a déjà vu passé beaucoup de personnages, de personnalités, d’organisations qui s’exprimaient ces derniers temps par rapport à cette croissance qui semble faire désormais mal aux gens au Luxembourg. Comment l’ABBL perçoit-elle ce débat?

«Nous sommes membres de l’Union des entreprises et nous partageons son analyse; qu’il est impossible de continuer avec une croissance extensive et qu’il faut trouver d’autres modèles de croissance.

Tout d’abord oui, il faut de la croissance, mais il faut qu’elle soit qualitative. La croissance quantitative qui consiste à faire la même chose avec plus d’input n’est certainement pas un modèle qui va fonctionner à terme.

Que ce soit tous les jours l’absence de mobilité, que ce soit le problème du logement, que ce soit dans certains domaines de la fiscalité ou la sécurité sociale, il n’y a que peu de possibilités de travailler sur des modèles alternatifs comme le ‘home working’, le ‘distance working’, également pour les frontaliers. Mais tout cela, ça fait partie des modèles de croissance dont on aura besoin dans l’avenir.

Contrairement aux autres types d’industrie, l’industrie financière n’est pas trop gourmande en termes de surface de terrain. Proportionnellement, la valeur ajoutée est plus importante pour le secteur financier si on rapporte le tout en surface occupée: nous avons besoin de moins de surface pour créer davantage de valeur ajoutée.

C’est de la Place que vient la productivité au Luxembourg et moins de l’industrie ou l’artisanat?

«En ce qui concerne la définition de la productivité, le Conseil économique et social (CES) a fait une analyse en retenant un modèle. Néanmoins avec un autre modèle on obtient un tout autre résultat. C’est donc l’un ou l’autre. Dans ce genre de débat, il faut toujours bien veiller à voir quelles sont les données reprises pour élaborer un modèle qui analyse la productivité.

Je vous donne un exemple: si je prends l’input qui sont les frais de personnel et les frais administratifs et le output qui est le résultat avant provision, sur 10 ans, je ne constate pas nécessairement une augmentation de la productivité dans le secteur financier.

C’est un autre modèle et donc le débat sur les modèles est un débat très intéressant pour les microéconomistes. Il suffit que je tourne un peu une petite roue et le résultat est un autre.

Le Luxembourg jouit d’une productivité élevée selon les chiffres retenus actuellement par l’OCDE ce qui explique en partie pourquoi la productivité augmente moins au Luxembourg que dans des États qui sont encore moins développés… [interrompu]

«Mais avec précision que le Luxembourg crée beaucoup d’emplois alors que d’autres pays n’ont pas créé d’emplois. Cela fausse évidemment la comparaison, car dans d’autres États ou d’autres juridictions, il n’y a pas eu cette création, ni brute ni nette d’emplois.

Le niveau de vie au Luxembourg est-il trop élevé? Selon les études de l’empreinte écologique, le Luxembourg userait plusieurs planètes…

«Il suffit de regarder les voitures qui circulent dans nos rues et les comparer avec d’autres capitales européennes. On a pris des habitudes... Là on est dans la psychologie et la sociologie financière également.

Dans tout ce débat on a entendu le ministre de l’Économie, Étienne Schneider (LSAP), expliquer: comment donc imposer des restrictions quand l’économie va bien, alors qu’en temps de crise déjà, le gouvernement aurait eu du mal à imposer une taxe de 0,5%. La politique a-t-elle les mains liées?

«L’État finance les infrastructures, l’éducation, les hôpitaux, une sécurité sociale, etc., mais pour financer tout ça il faut des recettes. Un juste équilibre entre recettes et dépenses doit être trouvé. On ne peut pas éternellement créer des dettes.

Une autre grande problématique est la viabilité du système des retraites. J’espère que le prochain gouvernement va enfin prendre une décision pour le long terne.

Il y a des possibilités, mais là encore c’est politiquement difficile étant donné que certains chroniqueurs estiment qu’il n’y a pas de souci, car la réserve est pleine. On confond une somme réelle avec un problème structurel.

«On a une réserve de 16 milliards, ce qui est bien, mais on ne peut la distribuer qu’une seule fois. Je suis provocateur en disant ‘est-ce qu’on ne ferait pas mieux de la distribuer maintenant, comme ça on arrête la discussion?’.

Nous ne sommes pas à l’abri d’un incident externe

Serge De Cillia, CEO de l’ABBL

Un autre thème politique est celui de «la prochaine crise». Le CSV et Déi Lénk avertissent régulièrement qu’il y aura un jour une nouvelle crise et en découlent leurs conclusions respectives. Comment l’ABBL évalue-t-elle actuellement le risque d’une crise?

«Tout d’abord le secteur bancaire est encore plus solide aujourd’hui qu’il l’était avant la crise. En termes de solvabilité, la dotation en fonds propres, les banques la place financière en étaient à 25% en 2016. Les banques sont donc extrêmement bien capitalisées.

Si on prend les résultats de 2016, et notamment les bénéfices réalisés par les banques à Luxembourg, 55% des bénéfices se retrouvent l’année suivante dans des fonds propres. C’est donc un ‘phasing-in’ en quelque sorte pour Bâle III ou Bâle IV. Non seulement nous avons davantage de fonds propres, mais en plus la qualité des fonds propres est excellente.

De ce point de vue, avec les ratios de liquidité qui ont été massivement renforcés en Europe, la Place luxembourgeoise se positionne extrêmement bien. Si on rajoute encore toutes les autres mesures qui ont accompagné et qui étaient imposées aux banques en termes de compliance et de la transparence fiscale, les banques sont encore plus stables qu’elles ne l’étaient avant.

Cependant, nous ne sommes pas à l’abri d’un incident externe. Prenons par exemple la politique monétaire: quand est-ce qu’on aura de nouveau des rémunérations positives sur les dépôts? Et puis qu’en est-il de l’évolution de la gestion des portefeuilles, du comportement de la clientèle, des risques de réputation auxquels nous sommes exposés en permanence.

Le cycle économique prévoit des hauts et des bas. Il prévoit également des crises. Le but est d’anticiper au maximum ces effets négatifs et avoir suffisamment de coussins de sécurité pour neutraliser les éventuels impacts négatifs. C’est tout le talent des risk managers qui est mis à contribution.

Lors de l’épisode 2008-2009, et ensuite lors de la crise de la dette en Europe, on a vu les États et les banques centrales jouer le rôle de pompier. Les États étant désormais hautement endettés et les banques centrales très avancées dans leurs politiques accommodantes, est-ce que le prochain épisode devra-t-il être éteint par le secteur privé?

«Les banques, depuis 2016, sont mises à contribution au niveau de la garantie des dépôts. Auparavant on avait un système ex post, l’AGDL. Depuis 2016 nous avons le système ex ante FGDL (Fonds de garantie des dépôts Luxembourg).

Ce système est financé par les cotisations annuelles des banques en fonction de leur quote-part. Si un problème survient auprès d’une banque, le FGDL interviendra en indemnisant les clients de cette banque jusqu’au plafond de 100.000 euros et ce dans un délai d’une semaine.

Il y a ensuite un deuxième fonds: le fonds de résolution. À son tour, il est alimenté par les contributions annuelles des banques et sera utilisé dans le cadre d’un démantèlement éventuel d’un groupe bancaire. Nous avons connu trois cas l’année passée: une banque espagnole, et deux banques italiennes.

Un autre dispositif est à l’étude actuellement, l’EDIS (European Deposit Insurance Scheme), qui est en fait la mutualisation de tous les fonds de garantie nationaux. Dans le cas où un fonds national serait épuisé, on pourrait donc prélever dans le fonds européen.

Les banquiers luxembourgeois ont toujours été prudents en matière de crédits.

Serge De Cillia, CEO de l’ABBL

Une grande discussion politique est toujours en cours, puisque les Allemands bloquent en ce moment ce mécanisme parce que – et je crois qu’ils en ont en partie raison – dans certaines juridictions du sud de l’Europe, il faudrait d’abord sortir les crédits pourris des bilans bancaires. Ce sont les pays du sud qui sont surtout concernés, car au Luxembourg le taux de ‘non-performing loans’, les fameux NPL, est inférieur à 1,4%. Ceci démontre que les bilans des banques à Luxembourg sont solides, comme en témoigne également le niveau très élevé de leurs ratios de fonds propres.

Les banquiers luxembourgeois ont toujours été prudents en matière de crédits. C’est cette prudence qui caractérise le mieux nos banquiers.»

Cet article est la deuxième partie du grand entretien avec Serge De Cillia. La première partie est disponible ici.