Philippe Aigrain: « La grande transformation due à Internet est la capacité accrue de s’exprimer. » (Photo : Ph. Grangeaud)

Philippe Aigrain: « La grande transformation due à Internet est la capacité accrue de s’exprimer. » (Photo : Ph. Grangeaud)

Vous aviez publié « Internet et Création » en 2008. Quelles sont les évolutions que vous avez pu noter depuis et qui font l’objet de « Sharing » ?

« L’essentiel de ce livre est nouveau par rapport au premier, même s’il s’agit de la pensée de la même personne sur le même sujet. L’évolution est celle-ci : les premières propositions visant à légaliser le partage sans profit des œuvres numériques avaient pour but d’arrêter les lois répressives et d’offrir une compensation aux industriels de la musique et de l’audiovisuel. Or, il est apparu que les difficultés de ce secteur n’étaient que très peu imputables au partage non marchand. Mais, la grande transformation due à Internet est la capacité accrue de s’exprimer. Il y a plus de contributeurs, plus d’œuvres, mais le temps disponible et la taille du marché n’ont pas changé. L’audience moyenne est donc plus faible. Il faut donc trouver des mécanismes de financement différents et nouveaux pour assurer la soutenabilité de ces activités créatives. Le travail que j’ai fait dans « Sharing » est d’abord de donner une base pour délimiter avec précision ce qui peut être autorisé ou non dans le partage. Ensuite, j’ai mis en place un système de mécanisme de financement à base contributive obligatoire qui prend en compte l’accroissement du nombre de contributeurs et d’œuvres, pour qu’il y ait plus de personnes qui puissent bénéficier de soutien qu’actuellement dans le cadre du droit d’auteur, qui touche à peine un millième des personnes qui créent des contenus.

Quelles seraient alors les nouvelles règles de la contribution créative ?

« Il faut d’abord voir ce qui serait autorisé. Pour moi, il faut laisser faire, c’est le partage, sans but de profit, non marchand, sans financement publicitaire, entre individus et sans concentration d’individus. Cette qualification devrait éviter que des acteurs commerciaux opportunistes profitent du cadre. L’autre volet est celui de la collecte et de la répartition de la contribution obligatoire. En fonction de différents modèles macro-économiques, j’ai établi le montant de la contribution à 4 à 5 euros par mois et par foyer abonné au haut débit. Montant que les consommateurs pourraient attribuer selon leur préférence. Cela ne représente que 4% de la consommation culturelle des ménages, cela ne devrait donc pas avoir de répercussion sur cette consommation. Pour la répartition, j’ai proposé qu’un tiers de ces revenus soit attribué aux projets de production qui viennent d’intermédiaires à valeur ajoutée (édition, suivi de qualité de la production, détection de talents, archives…). Les deux autres tiers iraient à la rémunération des œuvres qui sont vues et appréciées à travers le partage non marchand. On créerait des grands échantillons d’usagers volontaires qui collecteraient sur leur propre machine les données sur les usages non marchands d’échange d’œuvres. Le tout évidemment de manière sécurisée.

Vous avez travaillé pour la Commission européenne, vous êtes intervenu au Sénat, en France, lors du débat sur Hadopi… Dans quelle mesure vos idées et projets pourraient-ils devenir réalité ?

« Il faut souligner l’intérêt intellectuel que suscitent mes thèses, qui est fort dans le monde académique et politique dans les phases de réflexion et d’écriture de programme. Six mois avant l’élection présidentielle, les socialistes et les verts ont inclus plusieurs de mes idées dans leur programme… Mais ils gouvernent aujourd’hui de manière assez éloignée. L’application des idées se heurte à des réticences, à des lobby… Cependant, je suis assez optimiste sur la possibilité d’influencer les choses. Depuis le rejet de ACTA au Parlement européen, il y a beaucoup d’acteurs qui se rendent compte que la guerre continue au partage non marchand abouti à une impasse. Maintenant, à quel terme, c’est moins facile à savoir. Il y a la volonté politique d’expérimenter ces idées. Le volet juridique est assez facile à mettre en place si on inclut les œuvres numériques dans le concept de l’épuisement des droits d’auteur, qui était jusqu’ici réservé aux œuvres sur supports. Enfin, l’application technique nécessiterait un an de travail pour l’infrastructure, suivi d’une montée progressive sur trois ans. Sans oublier un bilan et une révision tous les deux ans, en fonction des évolutions techniques et créatives. »