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 (Photo: archives paperJam)

J ean-Luc Dourson, le très charismatique patron des laboratoires Ketterthill, entrepreneur de l’année en 2009, a été sèchement remercié le 14 janvier dernier de la société qu’il avait rachetée en 2007, avant de la céder en 2011 à Cerba European Lab (CEL) contre une participation minoritaire dans ce groupe français. La veille de son limogeage, M.Dourson avait adressé deux lettres: l’une au réviseur d’entreprise et la seconde à la présidente du directoire de CEL, Catherine Courboillet, pour dénoncer des irrégularités et des violations de la loi du 10 août 1915 sur les sociétés. «Nous nous sommes séparés pour des raisons graves qui nous appartiennent», expliquait Catherine Courboillet, présidente du directoire de CEL, dans un entretien à paperJam.lu.

Elle y évoque aussi des «événements exceptionnels», sans vouloir en dire plus, mais dément les violations du droit des sociétés. «Nous nous sommes toujours conformés au strict respect des réglementations sociale et fiscale», affirme-t-elle. La responsable dément l’existence d’un contentieux devant les tribunaux français ou luxembourgeois. Pourtant, son groupe a bel et bien été assigné devant le tribunal de commerce de Paris, deux semaines après le renvoi du patron de Ketterthill. Jean-Luc Dourson a assigné le groupe le 30 janvier dernier dans le but de faire annuler le rachat de Ketterthill et d’ordonner à CEL de lui restituer ses parts. Les relations entre

Dourson et son actionnaire CEL étaient orageuses depuis pratiquement l’entrée du groupe français dans le capital de Ketterthill, sans doute en raison de deux visions antagonistes du développement de l’entreprise luxembourgeoise, qui était présentée comme un fleuron industriel dans le domaine des analyses médicales: d’un côté, une vision entrepreneuriale et, de l’autre, une approche capitalistique et la recherche de la rentabilité à tout prix. Le clash était presque inévitable. Et le bras de fer entre l’ancien patron du laboratoire luxembourgeois et Cerba est loin d’être terminé…

La procédure devant le tribunal parisien devrait donner lieu, si elle aboutit, à un vrai déballage de linge sale. L’assignation du 30 janvier dernier, dont paperJam a pris connaissance, laisse présumer que les sociétés personnelles de Dourson, qui avaient le contrôle de Ketterthill, avaient vendu leur participation pour 62,4 millions d’euros. Un montant qu’elles devront restituer à Cerba si la juridiction parisienne devait leur donner raison. Dourson réclame en outre 1 million d’euros de provision aux Français en réparation de son préjudice moral. L’ex-administrateur délégué de Ketterthill a été informé de sa révocation avec effet immédiat, par e-mail, le 14 janvier 2014: on lui notifia ainsi «des décisions de l’associé unique et du conseil d’administration de LLAM(Laboratoire luxembourgeois d’analyses médicales, la société exploitante de Ketterthill, ndlr)». Celui qui dirigeait le labo depuis 10 ans n’a pas été en mesure de récupérer des affaires personnelles ni de saluer les collaborateurs de l’entreprise.

Un enjeu à 62,4 millions d’euros

Il devait s’attendre à subir un tel sort, tant le climat au sommet de la hiérarchie était devenu irrespirable. La veille, M.Dourson avait adressé un courriel pour convoquer une assemblée générale extraordinaire de LLAM, afin de se désolidariser de ce qu’il considérait être des «irrégularités» graves et récurrentes, commises au détriment de la filiale luxembourgeoise. La riposte est venue le lendemain matin: le patron donneur d’alerte, qui dénonçait entre autres le non-respect de la réglementation fiscale, était viré pour «faute grave».

Parallèlement au premier e-mail aux membres du conseil d’administration, M.Dourson en avait adressé un second aux commissaires aux comptes de LLAM, pour dénoncer des irrégularités comptables, parmi lesquelles la mise en œuvre d’une opération high yield à des conditions jugées confiscatoires et le prélèvement par la maison mère française de frais de gestion sans justification économique et contraire à l’intérêt social de la filiale luxembourgeoise.

Parmi les engagements financiers ainsi pointés, figurait la facturation par la maison mère CEL de «frais de gestion» liés à la rémunération de prestation de services de gestion administrative. Or, ces management fees n’auraient pas eu de justification économique, étant donné que toutes les fonctions de support, comme l’informatique, la logistique, les services administratifs et financiers, étaient assurées en interne par Ketterthill. Ce qui en faisait d’ailleurs une entité indépendante. Dourson s’était inquiété début décembre 2013 de la transparence des factures émises par le groupe français à sa filiale luxembourgeoise et le cabinet d’audit aurait même émis des remarques à ce sujet.

Ponctions surprises

En 2013, CEL avait prélevé plus de 1 million d’euros sur les caisses de LLAMen invoquant un rattrapage des exercices 2011 (197.000euros TTC) et 2012 (476.000 euros TTC), alors même que l’exercice 2011 était clôturé. De plus, ces montants n’avaient pas fait l’objet d’une décision au niveau du conseil d’administration. Le budget 2013 de LLAMn’avait pas tenu compte des frais de gestion de 340.000 euros qui furent ponctionnés en deux tranches. Des prélèvements rétroactifs, de surcroît sur des exercices déjà clôturés, sont «questionnables» du point de vue du droit fiscal luxembourgeois. D’ailleurs, le groupe français réactivera un projet de groupement d’intérêt économique pour justifier économiquement les ponctions. La dirigeante de CEL avait, quant à elle, démenti les accusations d’irrégularités fiscales, qualifiant les informations et ces propos de «mensongers», lancés dans le seul but de «nuire à la société et faire pression».

À ces facturations de frais de gestion, que CEL chargeait à sa filiale luxembourgeoise, se sont ajoutées d’autres «surprises» comme des frais financiers imputés à LLAMet qui semblent liés au remboursement d’un emprunt à haut rendement (7,5% d’intérêt) de près de 100millions d’euros contracté par la maison mère (qui en est à son troisième LBO, leveraged buy-out, ou acquisition avec effet de levier) pour financer sa dette (350 millions d’euros). Rien que les frais d’honoraires relatifs à cet emprunt (dont les frais des six cabinets d’avocats qui étaient intervenus) atteignaient une dizaine de millions d’euros, soit près de 10% du montant de l’emprunt consommé en honoraires, commissions et intéressements. Un montant de 1,8 million d’euros fut mis à la charge de Ketterthill, en plus de la charge de remboursement pesant sur la filiale luxembourgeoise et de surcoûts financiers (6 millions d’euros).

L’administrateur délégué de Ketterthill considérait que la charge des frais financiers liés à cet emprunt pesait sur la structure luxembourgeoise et son endettement et donc était contraire à son intérêt social. Il avait en outre dénoncé la pertinence d’un contrat de prêt intragroupe de 24 millions d’euros au seul bénéfice de CEL et souscrit sans l’aval du conseil d’administration dont il faisait pourtant partie.

Montages financiers vs création de valeur

Entre les montages financiers mis en place par CEL et la stratégie de création de valeur qui avait fait le succès de Ketterthill, la mayonnaise ne pouvait pas prendre. Et Jean-Luc Dourson, qui refusait la méthode, a fini par perdre totalement le contrôle de l’entreprise. Or, les accords qu’il avait signés en 2011 avec Cerba ne se limitaient pas à une simple cession de parts de Ketterthill. Ils prévoyaient, entre autres, son intégration dans le directoire du groupe français ainsi qu’une participation minoritaire. Cependant, sa nomination au directoire ne fut jamais actée au registre de commerce français, malgré les rappels de l’intéressé. De plus, le directoire ne se réunira jamais, à l’exception de quelques rencontres avec l’actionnaire à 75% de CEL, le fonds PAI Partners.

Le problème se situe au-delà de l’affrontement de deux personnalités, celle de Jean-Luc Dourson et celle de la présidente du directoire précitée. Au demeurant, le départ de Dourson a été suivi par deux démissions, presque coup sur coup, de deux cadres dirigeants du laboratoire luxembourgeois: le directeur administratif et financier et le comptable ont en effet récemment quitté l’entreprise après des désaccords avec la direction parisienne sur les remontées d’argent de Luxembourg vers la maison mère en mal de liquidités.

Ainsi, un montant de près de 3 millions d’euros avait été demandé par CEL à sa filiale luxembourgeoise, plaçant momentanément cette dernière dans une situation financière relativement précaire. «Il y a eu un pillage, il est clair qu’on s’est servi sur le dos du pôle luxembourgeois et pas seulement sur le plan financier», déplore un proche du dossier. D’ailleurs, en interne, les dirigeants français appelaient la filiale luxembourgeoise du groupe la «cash machine». C’est précisément ce côté vache à lait qui révoltait les équipes dirigeantes au Luxembourg. En 2012, les laboratoires Ketterthill, qui emploient 210personnes, avaient réalisé un chiffre d’affaires de près de 30 millions d’euros, en hausse de 16% par rapport à l’exercice 2011, pour un Ebitda de 14,3 millions (+35%). La contribution du pôle luxembourgeois à l’Ebitda du groupe était de 20% en 2012.

En tout état de cause, on est très loin, trois ans après le deal entre CEL et Ketterthill, de l’esprit du communiqué de presse publié en 2011 dans lequel Catherine Courboillet assurait «partager avec Jean-Luc Dourson la même vision de l’avenir de la biologie médicale».