L’Esma, basée à Paris, réclame de nouveaux pouvoirs, avant les moyens humains pour les assurer. (Illustration: Maison Moderne)

L’Esma, basée à Paris, réclame de nouveaux pouvoirs, avant les moyens humains pour les assurer. (Illustration: Maison Moderne)

La place financière luxembourgeoise a tremblé sur ses bases aux premiers jours de l’automne. Le 20 septembre, la Commission européenne a en effet annoncé une série de réformes dans la mécanique des marchés financiers pour «mettre en place une surveillance financière européenne renforcée et plus intégrée pour l’Union des marchés des capitaux». Dans sa proposition de réglementation, la Commission prévoit notamment de renforcer le rôle de l’Esma, l’autorité européenne des marchés financiers, créée dans le sillage de la crise. Le risque d’une perte de contrôle des autorités luxembourgeoises n’est pas imminent, mais l’industrie des fonds craint quand même qu’il ne s’agisse là que d’une première étape.

«La proposition de réglementation de la Commission fait 250 pages. Je ne suis pas sûr qu’on ait déjà repéré tous les impacts qu’elle pourrait avoir pour le secteur des fonds au Luxembourg», note Charles Muller, partner chez KPMG Luxembourg. Parmi les différentes mesures proposées, celle qui aura l’effet le plus direct sur la Place concerne le contrôle des fonds qui délèguent une part de leurs activités hors des frontières de l’Union européenne. Dans ces cas, fréquents chez les gestionnaires de fonds luxembourgeois, l’Esma aurait pour tâche de vérifier que les autorités nationales – la CSSF au Luxembourg – ont bien respecté les règles en matière de délégation. «On créerait donc un second degré de contrôle en contrôlant les contrôleurs», pointe le spécialiste de KPMG.

Dans le monde des fonds, la délégation est fréquente. Elle consiste, pour un grand groupe, à centraliser certaines activités dans un pays ou à recourir à des spécialistes dans certaines zones géographiques. Une société de gestion luxembourgeoise qui créerait un fonds basé sur des actions asiatiques déléguera probablement sa gestion à une société basée à Hong Kong, et à New York pour des actions américaines. Mais la délégation «hors des frontières de l’UE» vise aussi la Suisse et bientôt… le Royaume-Uni. Il se dit ainsi que l’Esma aurait craint que la compétition entre les différentes Places européennes pour récupérer les parts du gâteau Brexit les pousse à accepter des sociétés boîtes aux lettres au sein de l’espace européen. Une fois le passeport UE en poche, les principales activités auraient été maintenues – donc déléguées – à Londres.

Depuis l’annonce de la Commission, on ressent de la nervosité et de l’inquiétude dans le secteur un peu partout en Europe

Charles Muller, Partner chez KPMG

Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’au Luxembourg on s’interroge sur le but de la manœuvre visant à renforcer le contrôle de l’Esma. «Je vois une conjonction d’éléments qui ont amené cette proposition de réglementation», commente Freddy Brausch, partner chez Linklaters Luxembourg et vice-président de l’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement (Alfi). Il pointe ainsi l’urgence de la Commission qui sait qu’elle n’a plus qu’une année utile, le contexte du Brexit et les ambitions de Place de Paris, mais aussi une certaine frustration de l’autorité de surveillance européenne. «Jusqu’à présent, l’Esma a pour mission d’édicter des normes et de s’assurer de l’harmonisation de vues entre les régulateurs nationaux. Mais visiblement elle veut plus de pouvoirs et entend devenir une véritable autorité de surveillance. Et ce contrôle sur les activités déléguées hors UE pourrait n’être qu’une première étape.»

Le juriste s’interroge dès lors sur la précipitation de ce projet et le non-respect des règles européennes: l’absence d’étude d’impact à ce stade et la non-prise en compte de critères de subsidiarité et de proportionnalité qui donnent la priorité au cadre législatif existant (et suffisant en l’occurrence). «Est-il vraiment nécessaire de créer un contrôle européen, alors que les régulateurs nationaux fonctionnent tout à fait correctement et que la délégation est une pratique nécessaire qui a fait amplement ses preuves?»

«Depuis l’annonce de la Commission, on ressent de la nervosité et de l’inquiétude dans le secteur un peu partout en Europe, convient Charles Muller. D’abord parce que cette mesure aura un coût qui se répercutera sur l’investisseur. Pour assurer sa mission, l’Esma entend réclamer des moyens supplémentaires et en faire porter la charge par les gestionnaires de fonds. Ensuite parce que rien ne dit qu’elle n’exigera pas un jour que les activités de délégation restent limitées au sein des frontières de l’UE.»

Derrière ce plan, certains voient l’influence du président français Emmanuel Macron, soucieux de renforcer la place financière parisienne. D’un côté, l’Esma est à Paris – son poids plus important rejaillirait donc sur la capitale française. De l’autre, les gestionnaires de fonds français se targuent de bénéficier de suffisamment de spécialistes pour pouvoir gérer la plupart des produits sans avoir à recourir à la délégation. Un avantage pour l’investisseur si les gestionnaires qui recourent à la délégation voient, eux, leurs coûts augmenter à cause du nouvel étage Esma.

«Cette décision rajouterait de la bureaucratie, allongerait le time to market (la rapidité avec laquelle un produit entre sur le marché, ndlr) et rendrait les produits d’épargne européens encore plus chers pour l’investisseur final, ainsi que par rapport à des produits concurrents non européens, regrette Freddy Brausch. In fine, plutôt que de bénéficier à l’Union monétaire, l’initiative de la Commission risquerait, à plusieurs titres, de lui nuire.» Mais l’UE n’en est sans doute pas à une incohérence près.