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Jeannot Krecké (ici en 2007 en tant que membre du gouvernement) avait eu l'occasion de mettre en garde Jean-Claude Juncker contre les pratiques de rulings. 

L’affaire LuxLeaks a d’abord rejailli ces derniers jours sur l’ancien Premier ministre et actuel président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, la presse internationale l’accusant, avec une certaine mauvaise foi, d’avoir soutenu l’activité des rulings, i.e. de l’évitement fiscal via les traités de non-double imposition et les systèmes de déductions offerts par l’État, et surtout d’en avoir perdu le contrôle. Si Jean-Claude Juncker n’est pas l’homme qui a promu directement l’activité des décisions fiscales anticipées jusqu’à en faire une véritable industrie, cette performance devant être attribuée à celui qui fut longtemps son dauphin au CSV, Luc Frieden, il en porte la responsabilité politique.

Ce qu’il a lui même reconnu ce mercredi: «Je ne suis pas l'architecte» du système de taxation du Luxembourg, «mais je suis politiquement responsable», a-t-il déclaré lors d’un point presse aujourd'hui à Bruxelles.

L’ex-Premier ministre ne peut pas invoquer l’ignorance de ce qui se passait au bureau VI de l’Administration des contributions directes et de l’activité déjà débordante de son préposé, Marius Kohl, qui y a officié jusqu’à l’année dernière. Son nom apparaît sur tous les accords fiscaux «secrets» ayant été révélés la semaine dernière par le consortium de journalistes ICIJ.org. Kohl est décrit par la presse internationale comme celui qui a contribué à faire du Luxembourg un havre pour les multinationales dans leur quête de la voie «légale et légitime» la moins imposée.

Juncker en tout cas n'aimait pas qu'on lui pose des questions sur les rulings qui se pratiquaient au Luxembourg. Dans une interview qu'il avait donnée en février 2013 au mensuel Forum à l'occasion de ses 30 ans sur la scène politique luxembourgeoise, il s'était beaucoup énervé face aux journalistes qui lui demandaient de prendre position sur le caractère opaque des décisions anticipées. Le chef du gouvernement avait alors invoqué le secret fiscal empêchant la publication de ces accords fiscaux et martelé que le Luxembourg était un État de droit. 

Abus de droit

En juin 1996, alors qu’il est depuis un an au pouvoir, le Chef du gouvernement, également ministre des Finances, signe un ordre de mission au député socialiste Jeannot Krecké, dont il fera d’ailleurs huit ans plus tard son ministre de l’Économie, pour qu’il se penche sur la fraude fiscale au Luxembourg. Une première dans l’histoire du pays, alors qu’au niveau international l’étau se resserre déjà sur le Grand-Duché en raison de certaines de ses pratiques fiscales. Dans son rapport rendu en 1997, Jeannot Krecké en dénonce les plus abusives, indiquant qu’elles peuvent «respecter la lettre du droit mais apparaissent en tout état de cause comme inacceptables dans l’esprit initial des textes ou comme contraires au sentiment intuitif de l’équité».

Jeannot Krecké effectue un vrai travail de bénédictin pour cerner la fraude fiscale à tous les niveaux et rencontre plus d’une cinquantaine d’interlocuteurs. La liste chronologique de ses «entrevues officielles» fait apparaître à la 43e place un certain Marius Kohl, déjà préposé du bureau des sociétés VI de l’Administration des contributions.

On cherchera vainement le mot ruling dans le rapport de 239 pages que le député socialiste rendra le 16 avril 1997. Jeannot Krecké évoque toutefois l’importance stratégique de ce bureau, les conditions de travail des agents qui y sont affectés (10 ordinateurs seulement «ce qui veut dire qu’il n’y avait même pas un PC par agent»), et la nécessité d’étoffer «des bureaux dits stratégiquement importants d’un nombre suffisant d’agents pour être sûr que l’administration, et par-là, les responsables politiques, ait une appréciation réaliste et conforme de la situation».

Un tampon devenu célèbre

À lire les déclarations que Marius Kohl a fait dans l’édition du 21 octobre dernier du Wall Street Journal, quelques semaines avant les révélations LuxLeaks, le fonctionnaire de la carrière moyenne des impôts, qui avait quasi seul le pouvoir de dire oui ou non aux multinationales, a reconnu une certaine impuissance à vérifier si les accords qu’il avait donnés au préalable avec le tampon désormais célèbre de l’ACD étaient par la suite respectés à la lettre par ses interlocuteurs.

Pourtant, il existe une version originale du rapport de 1997 dans laquelle le député avait consacré un chapitre d’une page sur les rulings et ses risques. Jeannot Krecké (contacté par la rédaction de paperjam.lu, il n’a pas souhaité commenter nos informations) y aurait mis en garde les autorités sur les activités du bureau VI et aurait préconisé un meilleur contrôle de ce qui en sortait. 

Le tirage de cette version non édulcorée du rapport sur la fraude fiscale serait limité, d’après nos informations, à trois exemplaires, dont un avait été remis à Jean-Claude Juncker. Il reste désormais à faire les fonds de tiroirs et les archives du ministère d’État pour connaître exactement le contenu du message livré par Jeannot Krecké et déterminer le suivi qu’en a fait le Premier ministre et ministre des Finances de l’époque.

Eugène Berger (DP), le président de la commission des finances et du budget, avait indiqué la semaine dernière en marge de l’affaire LuxLeaks qu’il serait sans doute opportun que les députés entendent Jean-Claude Juncker et Luc Frieden au sujet des rulings.

Pierre Gramegna avait en outre laissé entendre en octobre devant les députés de la commission des finances que l’activité des décisions anticipées n’avait jamais été aussi importante que lors de deux dernières années de fonction de son prédécesseur du CSV.

Pas plus de 10.000 euros le ruling

La veille des révélations de LuxLeaks, le ministre des Finances, Pierre Gramegna, indiquait que l’Administration des contributions étaient en train de finaliser un modèle de tarification des rulings. Il n’avait pas souhaité fournir de détails sur les pistes explorées pour définir les prix des décisions anticipées, qui seront désormais payantes. Une partie de la réponse se trouve cependant dans le procès verbal du 3 novembre de la commission des finances et du budget. «La tarification des futures décisions anticipées (rulings) n’a pas encore été fixée dans le détail; il a néanmoins été retenu que leur coût n’excéderait pas les 10.000 euros par décision», écrit ainsi Eugène Berger.