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 (Photo: Maison Moderne)

La banque privée luxembourgeoise entend afficher un nouveau visage. Le flot de nouvelles réglementations découlant de la crise de 2008, pesant sur les coûts et donc les marges, mais aussi sur l’attractivité de son offre, l’oblige à envisager son modèle autrement. Si beaucoup ont prédit un effondrement de la gestion de fortune luxembourgeoise avec la disparition du secret fiscal (et non bancaire, qui existe toujours bien), force est de constater qu’ils se sont trompés. Changement symbolique, l’échange automatique des informations entre autorités fiscales n’a pas constitué le séisme évoqué par de nombreux détracteurs.

Depuis 2009, avec l’entrée en vigueur de l’échange de données fiscales à la demande, les acteurs de la banque privée ont commencé leur transformation, et ce depuis plusieurs années déjà. Des clients dits «affluents» ont laissé la place à une autre clientèle, plus fortunée, plus internationale. Ceux qui choisissent de placer leurs actifs au Grand-Duché ne viennent plus forcément des pays limitrophes, mais de toute l’Europe et au-delà. «Les facteurs-clés de ce changement, toutefois, ne se limitent pas à une exigence de transparence fiscale, insiste Alain Hondequin, secrétaire général de l’Association des banques et banquiers, Luxembourg (ABBL). Il ne faut pas oublier la vague de réglementation financière et l’environnement économique, notamment avec des taux d’intérêt à un niveau historiquement bas. Tout a fondamentalement changé en quelques années. À cela s’ajoute aujourd’hui l’innovation digitale, qui va de pair avec de nouvelles attentes du client. Il y a là tous les éléments constitutifs d’une parfaite tempête qui pousse la banque privée à se reconstruire.»

Des tendances lourdes

Le facteur réglementaire, la pression exercée sur les marges dans un environnement proposant des taux d’intérêt bas, plus que l’entrée en vigueur de la transparence fiscale, poussent les banques à adopter un nouveau modèle. Dans ce contexte, avec une augmentation des coûts et une réduction des recettes, elles doivent de plus trouver les ressources pour investir.

On ne peut donc pas parler de séisme. Dès 2008, il n’était nul besoin d’être grand clerc pour prédire les exigences nouvelles à venir ou pour identifier les tendances qui allaient profondément modifier les relations qu’entretient la banque privée avec ses clients.

Les représentants du secteur bancaire se disent aujourd’hui heureux que le Luxembourg se soit inscrit dans une logique de transparence fiscale totale et que les autorités, désormais, fassent preuve d’exemplarité sur le sujet. «C’est une bonne chose que de s’être mis en conformité avec les standards en matière de transparence, d’une part pour sortir de la liste grise de l’OCDE, d’autre part pour assurer la confiance du client à l’échelle du continent européen et au-delà, explique Stanislas Chambourdon, partner financial services, head of banking au sein de KPMG Luxembourg. La Suisse n’a pas suivi le mouvement à la même vitesse. Le client, par nature, n’aime pas le sentiment d’insécurité juridique et fiscal. C’est un atout indéniable de Luxembourg vis-à-vis des Places concurrentes et à ce titre, on peut observer la migration d’actifs de clients vers le Luxembourg.»

De banquier «farmer» à conseiller «hunter»

Les banquiers ont eu beau s’y préparer, c’est un changement de paradigme qui s’opère. La manière d’adresser ses services bancaires a fondamentalement changé. «Hier, le banquier était de type ‘farmer’. Il appartenait aux acteurs bancaires de veiller à la satisfaction de leurs clients qui venaient à eux directement pour toute une série de raisons. Désormais, le banquier doit se transformer en ‘hunter’. C’est à lui à aller à la rencontre du client, pour le convaincre de la valeur ajoutée qu’il peut lui apporter, commente Stanislas Chambourdon. Il n’y a pas que le modèle d’affaires qui change. C’est la façon de travailler, les méthodes mises en place, le sourcing du client qui doivent être repensés.» Si l’échange automatique des données entre autorités fiscales est effectif depuis un peu plus d’un an, la banque privée luxembourgeoise continue d’opérer sa mue. C’est un travail de longue haleine. Jusqu’à présent, la transition a été assez bien gérée.

Alors que certains oiseaux de mauvais augure prédisaient une chute drastique du montant des actifs sous gestion, celui-ci s’est maintenu au-dessus de 300  milliards d’euros. Le profil de la clientèle, lui, a profondément changé. Ses besoins aussi. Le défi, pour les acteurs bancaires, a donc été de trouver de nouvelles réponses, créatrices de valeur.

«La banque privée ne peut plus se développer sur des services standards, peu rémunérateurs et que les clients fortunés peuvent trouver au niveau de leur marché domestique. Pour convaincre ces clients fortunés, les acteurs doivent à la fois offrir un service minimum en termes de services bancaires comme le reporting et le web banking, aussi bon que celui proposé par tout acteur bancaire, tout en leur proposant des solutions qu’ils ne trouveront pas ailleurs et qui répondent à leurs besoins particuliers», commente Pascal Rapallino, partner et private wealth leader chez Deloitte Luxembourg.

Création de valeur

Comment les acteurs luxembourgeois peuvent-ils, à travers les services proposés, créer cette valeur que les clients très fortunés ne trouveront pas ailleurs? Cette question est centrale à la définition du nouveau visage de la banque privée luxembourgeoise. Pour y répondre, il faut partir des besoins des ultra high net worth individuals visés, entrepreneurs internationaux et détenteurs d’un patrimoine familial souvent réparti sur plusieurs juridictions. «Leurs principales attentes ont trait à la transparence dans la manière dont est délivré le service, à la pérennité dans la relation qu’ils entretiennent avec leur banquier privé, ainsi qu’à l’agilité et à la flexibilité en matière de structuration juridique et fiscale», poursuit Pascal Rapallino.

Pour y répondre, le Luxembourg dispose de nombreux atouts. «Nous devons nous donner pour objectif de devenir le centre de private banking pour l’Eurozone, précise Pierre Etienne, administrateur délégué de Pictet & Cie (Europe). Tous les éléments sont aujourd’hui réunis pour relever ce défi. Le Luxembourg dispose d’une vision internationale, d’un environnement multiculturel et multilingue, d’une base de connaissances solide, permettant aux équipes d’adresser des problématiques multijuridictionnelles. Le pays, avec son triple A, des budgets sains et une dette publique qui ne représente qu’un peu plus de 20 % du PIB, offre d’importantes garanties de stabilité fiscale, économique, sociale et politique.»

Au niveau des atouts de la Place, on peut encore ajouter que les autorités financières se veulent business friendly et que le Luxembourg dispose d’une belle palette d’outils offrant de nombreuses possibilités de structuration des actifs. N’en jetez plus… «D’autres Places, en Europe, peuvent rivaliser avec le Luxembourg sur l’un ou l’autre aspect. En revanche, que tous ces avantages soient rassemblés en un seul et même endroit est un élément unique sur lequel il faut mieux capitaliser», assure Pierre Etienne.

Sécurité

Si ces clients internationaux cherchent à mieux protéger leurs actifs, ils désirent aussi profiter de garanties de sécurité pour eux-mêmes et pour leurs proches. «La confidentialité, telle qu’elle est cultivée au Luxembourg, est aussi gage de sécurité. Les risques encourus par des personnes fortunées et leurs proches, dans certains pays, comme en Amérique du Sud, sont considérables. Que les autorités fiscales soient informées de l’état de leurs avoirs, ils peuvent le comprendre. Mais que cette information puisse se retrouver dans l’espace public est à leurs yeux inacceptable, poursuit Stanislas Chambourdon. Le Luxembourg, en matière de protection des données personnelles, avec des exigences poussées et imposées par le régulateur, est de nature à les rassurer.»

Capitaliser sur les réseaux

Les clients fortunés devraient donc accourir pour profiter de tous ces atouts… C’est vrai, si ce n’est que, désormais, c’est au banquier d’aller à la rencontre du client, et non l’inverse. «Les atouts sont là. Il nous faut certainement encore progresser sur certains secteurs d’excellence en préservant nos valeurs. Mais, surtout, nous devons faire valoir notre savoir-faire bien mieux que nous ne le faisons actuellement», précise Pascal Rapallino. Les clients sont internationaux. Leur connaissance du Luxembourg est souvent extrêmement limitée. Il faut donc, plus que jamais, trouver les clients qui seraient susceptibles de bénéficier des atouts luxembourgeois et les convaincre de recourir à l’expertise développée par la banque privée à l’échelle nationale. «Notre valeur ajoutée réside avant tout dans notre capacité à conseiller des clients qui disposent d’une situation patrimoniale tournée vers l’international, tant au niveau business que privé, avec des avoirs répartis sur plusieurs pays et des membres de famille établis aux quatre coins du monde, commente Alain Hondequin. C’est aujourd’hui ce que nous devons promouvoir. En réponse à leurs besoins, nous nous devons de proposer des services à haute valeur ajoutée que nous pourrons adéquatement valoriser.»

Le conseiller bancaire doit donc se faire moins sédentaire et aller à la chasse, pour reprendre la métaphore évoquée, au client. Mais ce n’est pas le seul moyen de «vendre» le savoir-faire luxembourgeois. Les institutions présentes sur le territoire grand-ducal sont très souvent des filiales d’un groupe international. «Idéalement, il faut que chaque banque privée luxembourgeoise puisse profiter du réseau de son groupe et faire valoir en son sein la valeur ajoutée luxembourgeoise vis-à-vis de certains besoins complexes. Ils doivent promouvoir l’accès à des compétences poussées en matière de structuration et de préservation patrimoniale», précise Pascal Rapallino.

Au Luxembourg, les acteurs de la banque privée peuvent promouvoir un formidable écosystème, avec la présence des acteurs de l’industrie des fonds, de conseillers fiscaux et d’une expertise juridique accrue. À ces acteurs s’ajoute le développement de la présence d’acteurs technologiques innovants dans le domaine financier. «Tout ce qui touche à la fintech est susceptible de contribuer à la transformation de la banque privée, à la création de valeur au niveau du wealth management, ajoute Stanislas Chambourdon. Les générations de clients se renouvèlent. La banque doit s’adapter à leurs attentes. Elle doit pouvoir proposer à ses clients de nouveaux outils et services s’appuyant sur la technologie. À ce titre, la transformation digitale, avec ses risques et opportunités, constitue un défi que les banques privées de demain devront relever.»

Investir à bon escient

Pouvoir répondre à des problématiques multijuridictionnelles n’a rien d’évident. Et exige de la part des acteurs d’investir à bon escient. Il faut en effet pouvoir jongler avec une large variété de réglementations, propres à chaque pays concerné en vue de la structuration patrimoniale. «Or, la réglementation au niveau de chaque juridiction est très différente et évolutive. Répondre aux obligations de reporting pour assurer au client la plus grande tranquillité d’esprit vis-à-vis des autorités fiscales de son pays constitue un défi quotidien, explique Alain Hondequin. L’importance des activités transfrontalières pour une banque privée implique une gestion suivie des risques juridiques et réglementaires qui y sont liés. Il nous faut donc investir à ce niveau. Nous avons constaté que les banques privées ont, au fur et à mesure, commencé à concentrer leurs efforts sur des marchés déterminés et des services adaptés aux différents segments de clientèle. Dans un tel contexte, nous avons besoin de banquiers privés, appelons-les ‘2.0’, qui agrègent les compétences nécessaires pour comprendre les besoins et aller à la rencontre du client. Ces banquiers privés pourront ainsi vendre la compétence luxembourgeoise correspondant aux besoins du client et aller chercher l’expertise adaptée pour y répondre.»

Au niveau du front-office, le défi est considérable. La transformation de la banque privée luxembourgeoise se poursuit. Petit à petit, une nouvelle réputation, bien éloignée de celle qui prévalait voici quelques années, se construit. Les clients fortunés se laissent progressivement convaincre. S’ils ne sont pas nombreux, la quantité d’actifs que chacun place au Luxembourg est conséquente. En répondant à leurs besoins particuliers, les acteurs luxembourgeois trouvent surtout auprès d’eux une opportunité de faire valoir leur service au juste prix.

Des défis pour l’emploi
La transformation qu’opère actuellement la banque privée luxembourgeoise est profonde. La clientèle change. Au-delà, c’est la manière dont s’organisent les institutions qui doit évoluer. Au Luxembourg, si le nombre d’actifs sous gestion s’est maintenu, progressivement, l’emploi, lui, s’amenuise. C’est la conséquence d’un changement de modèle économique, mais aussi d’une meilleure intégration des technologies pour servir le client. «Les défis que la banque privée doit relever ne vont pas sans certaines conséquences. Le nombre de personnes employées que compte la banque privée diminue. Depuis 2009, les effectifs du secteur ont diminué de 3 à 4%. Selon les prévisions, ils pourraient diminuer encore d’1% au cours de l’année à venir. Le processus n’est pas terminé et devrait encore avoir un impact sur l’emploi», précise Alain Hondequin, secrétaire général de l’ABBL. Le maintien de l’emploi dépendra de la capacité du Luxembourg à aller chercher des actifs. Il faut donc aller les chercher en quantité. «En termes d’organisation, cela a d’autres conséquences. On aura toujours besoin de conseillers au niveau du front-office. Mais ceux-ci, s’ils sont employés par la banque luxembourgeoise, devront être plus mobiles et disposer d’autres compétences. C’est un enjeu clé. Ils devront pouvoir se concentrer sur la gestion de la clientèle plus que sur des enjeux administratifs», précise Stanislas Chambourdon. «Ces nouvelles compétences, aujourd’hui, il faut pouvoir les acquérir. Nous n’avons pas d’autre choix que d’aller les chercher, de les élever ou de les fabriquer. Nous pouvons former nos équipes, mais aussi développer des formations qualifiantes sur mesure», commente encore Pierre Etienne, administrateur délégué de Pictet & Cie. En effet, l’expertise multijuridictionnelle, qui fera la valeur à venir de la banque privée luxembourgeoise, est unique. En cela, elle est difficile à trouver ailleurs. Il faut donc pouvoir développer et dispenser une offre de formation unique.

La technologie, avec bienveillance
Afin de pouvoir se réinventer, il faut que les banques privées développent une vision positive de l’innovation. Elles doivent pouvoir placer la technologie au service de leur business. «Le concept de fintech n’a rien d’un effet de mode, commente Pierre Etienne. La technologie doit nous permettre de mieux répondre aux besoins du business et à ceux de nos clients. Elle doit être mise en œuvre pour réduire les coûts, mieux répondre aux exigences réglementaires, améliorer la qualité des services et l’efficience de nos organisations. Elle doit surtout nous permettre de maintenir le contact avec une clientèle qui est plus éloignée. Grâce à la technologie, nous pouvons renforcer la qualité de nos relations avec nos clients, assurer un meilleur service et maintenir plus de contacts.» Des plateformes web, ergonomiques, fonctionnelles, fiables, doivent permettre à la banque et au client de mieux interagir. Le changement de modèle, auquel s’ajoute le défi de la transformation digitale, a des implications importantes sur l’organisation de la banque. Et plus particulièrement sur le rôle du conseiller. «Le rôle du banquier restera central. À l’avenir, il sera certainement bien différent de ce qu’il a été par le passé. Demain, sur des problématiques simples, on peut très bien imaginer que des robo-advisors (qui ne sont en fait rien d’autre que des sources d’informations basées sur des algorithmes mathématiques) puissent aider le banquier à gérer les actifs. Quant au banquier, son rôle sera d’optimiser la situation de chaque client en prenant en considération la complexité des nombreux facteurs qui la caractérisent», indique Pierre Etienne.