C’était le 19 janvier 2012. Le ministre des Finances, Luc Frieden, et le futur ex-ministre de l’Économie et du Commerce extérieur, Jeannot Krecké, à moins de deux semaines de son départ, avaient présenté en grandes pompes le Luxembourg Future Fund, un tout nouveau véhicule d’investissement ayant comme objet « de soutenir la diversification et le développement durables de l’économie luxembourgeoise en contribuant à attirer au Luxembourg, directement ou indirectement, des activités entrepreneuriales en phase de démarrage / développement / croissance ou des activités contribuant à l’innovation ».
Un fonds porté essentiellement par la Société nationale de crédit et d’investissement (SNCI), à hauteur de 120 millions d’euros, et par le Fonds européen d’investissement (FEI) pour 30 millions, ce même FEI étant en charge de la gestion de ce fonds qui constituera, selon les termes employés lors de sa présentation, « un nouvel instrument complémentaire et d’importance de la politique de diversification et de développement durables de l’économie luxembourgeoise ».
Le futur est de rigueur, et pas seulement sur un plan purement sémantique. Car même si le closing de ce fonds était prévu, de manière assez optimiste, pour le 1er semestre 2012, le Luxembourg Future Fund est toujours en phase de gestation. « Un nombre important de détails doivent être réglés, précise Emmanuel Baumann, le directeur de la SNCI. Par ailleurs, de nombreuses concertations entre les partenaires du Luxembourg Future Fund ont été nécessaires. Cette phase de consultation et de négociation avec les différents partenaires a pris un certain temps. » Rien n’est annoncé, en tous les cas, avant « quelques mois », même si Jean-Claude Juncker, dans son dernier discours sur l’état de la Nation, a clairement dit que le Luxembourg Future Fund « prend son envol ».
Proche, dans l’esprit, de ce que peut faire un fonds de private equity ou de capital-risque privé traditionnel, ce Luxembourg Future Fund aura le mérite d’exister lorsqu’il entrera enfin en action et permettra certainement l’éclosion de nouveaux projets pour le moins intéressants, avec en ligne de mire des investissements – directement ou indirectement – dans des projets à l’étranger, avec des perspectives de valeur ajoutée future (d’où le nom…) pour l’économie luxembourgeoise.
Mais ce nouvel instrument n’apporte en rien une réponse à la problématique que se posent bon nombre d’acteurs économiques dans le pays : celui de la gestion globale des participations détenues par l’État, au travers d’un véhicule financier parfaitement défini.
Des compétences différentes pour des enjeux différents
Actuellement, et depuis une loi datant de 1999, c’est la Trésorerie de l’État qui centralise l’information financière liée aux participations et en assure la gestion comptable. « Chaque participation dépend politiquement du ministre de tutelle », précise Georges Heinrich, l’actuel directeur du Trésor. Il n’y a donc pas à proprement parler de véritable gestion « structurée ». Celle-ci est plutôt décentralisée, même si, parallèlement, le gouvernement est susceptible de mener les arbitrages nécessaires lorsque la situation l’exige. « Ce qui n’arrive pas aussi souvent que cela, particulièrement quand il faut arbitrer entre deux sociétés », précise M. Heinrich.
Lorsque la première coalition CSV-LSAP fut élue, en 2004, le programme gouvernemental avait soulevé la question d’une telle « gestion modernisée des participations de l’État ». Il était ainsi prévu que le président de la SNCI (qui était alors Gaston Reinesch, aujourd’hui directeur général de la Banque centrale du Luxembourg) soit mandaté pour la réalisation d’un rapport d’analyse et des propositions concernant, outre une extension des activités de la SNCI en tant qu’instrument de développement et de diversification de l’économie luxembourgeoise, la mise en place d’une telle gestion.
L’ambition était là. Le calendrier aussi. « Ce rapport, qui sera établi dans le cadre d’une large consultation de toutes les parties concernées et qui s’inspirera des meilleures pratiques étrangères en la matière, tout en tenant dûment compte des contraintes communautaires existantes, sera soumis au gouvernement début 2006. Le gouvernement en délibèrera et proposera, le cas échéant et là où nécessaire, les modifications législatives appropriées », peut-on lire dans la déclaration gouvernementale du 4 août 2004.
Problème : jamais Gaston Reinesch n’a été mandaté pour mener à bien une telle étude et établir de telles propositions. À croire que l’idée même d’une telle structure dédiée est déjà condamnée à l’avance. Les arguments sont variables. « Créer une telle structure impliquerait de la doter du personnel compétent, explique M. Heinrich. La question a été évoquée à plusieurs reprises, mais les contraintes en matière de ressources humaines font que cette approche n’a pas été retenue. Il faut en effet trouver les compétences différentes qui peuvent maîtriser des enjeux différents. La situation actuelle permet en revanche de bénéficier des différentes compétences présentes dans les ministères et de gérer efficacement les participations. »
La question de la création d’un « fonds souverain », susceptible de gérer les excédents budgétaires, a également été régulièrement mise sur le tapis. La Chambre de commerce avait même consacré à ce sujet le numéro 4 de son bulletin économique Actualités & Tendances, évoquant pour le pays « une solution d’avenir ». Il s’agissait notamment d’imaginer un mécanisme permettant à la fois d’absorber au mieux les chocs conjoncturels et / ou les disparitions programmées de certaines recettes fiscales (la TVA sur les revenus du commerce électronique à l’horizon 2015 est, aujourd’hui, un exemple « type ») et, par ailleurs, de gérer de manière optimale les fonds de réserve des pensions.
Pas assez de recettes pour un fonds souverain ?
C’était au printemps 2008, et Lehman Brothers était encore une banque solide, « too big too fail »… L’enthousiasme de la Chambre de commerce était pourtant loin d’être partagé par la classe politique, à commencer par le ministre du Trésor et du Budget de l’époque, Luc Frieden, qui ne voyait pas comment transposer, au Grand-Duché, la situation de ces États bénéficiant de revenus élevés apportés par des ressources naturelles telles que le pétrole – l’exemple norvégien, le plus gros fonds souverain actuellement existant (voir encadré), est régulièrement mis en exergue. « Le gouvernement n’a jamais eu comme objectif, tout comme c’est normalement le cas pour les fonds souverains, de chercher à maximiser les revenus en prenant des positions spéculatives, mettant en risque le capital investi ou de chercher à investir dans des entreprises stratégiques à l’étranger, expliqua-t-il en mars 2008. En effet, si la politique budgétaire menée conduit parfois à des excédents de recettes, ceux-ci sont nécessairement utilisés pour financer les nombreux projets d’infrastructures prévus au programme pluriannuel des dépenses d’investissement. À moins de réduire substantiellement les projets d’investissements prévus, le niveau des recettes ne permet pas au Luxembourg de constituer un fonds souverain à l’instar de pays pétroliers par exemple. »
Si le sujet revient régulièrement dans les conversations, il n’a en tous les cas jamais dépassé ce stade. La déclaration gouvernementale de 2009 ne faisait, du reste, absolument plus mention de cette « mission » à confier à la SNCI.
« Pour qu’un tel instrument voie le jour, il faudrait fondamentalement changer d’architecture et de gouvernance budgétaire et financière, estime le chef économiste de la Chambre de commerce, Carlo Thelen. Actuellement, on ne parle pas de dégager des surplus, mais plutôt d’augmenter les imports pour diminuer le déficit. La question reste toujours hautement politique. Pour beaucoup, une telle gestion des participations publiques ne doit être du ressort que des fonctionnaires et des ministères concernés. »
Ainsi fond, fond, fond…
N’y aura-t-il donc jamais, au Luxembourg, un tel véhicule financier, qui allie gestion en bon père de famille et recherche de profits financiers ? L’État doit-il (et si oui, comment ?) faire le grand écart entre sa mission de service public, de développeur d’infrastructures d’intérêt général et, d’autre part, une démarche davantage orientée « investisseur », en vue de constituer des réserves financières à moyen et surtout long termes ?
Les interrogations ne manquent donc pas, mais aux yeux de Serge Allegrezza, directeur du Statec et de l’Observatoire de la Compétitivité, elles ne sont pas toujours celles qu’il faudrait. « La question n’est pas tellement celle du véhicule. On réfléchit d’ailleurs trop souvent d’abord au contenant plutôt qu’au contenu, regrette-t-il. Il faudrait, à l’inverse, réfléchir aux objectifs et assurer une cohérence de toutes les stratégies d’investissement de l’État. La gestion actuelle est trop horizontale, il n’y a pas de synthèse globale qui pourrait se réaliser, par exemple, via une cellule de réflexion, d’analyser et d’échanger au niveau de la SNCI. »
Peut-être la solution existe-t-elle déjà finalement, au travers de cette Société nationale de crédit et d’investissement ? Le récent changement à la direction, suite au départ de Gaston Reinesch (Patrick Nickels nommé président et Emmanuel Baumann directeur) donnera-t-il un élan nouveau à cet établissement bancaire de droit public ?
En attendant, c’est donc le Trésor public qui veille sur les participations de l’État et qui assiste, impuissant, à une certaine « dilapidation » de ce capital. Au 31 décembre 2010, la valeur de marché des participations cotées de l’État (ArcelorMittal, BNP Paribas, SES et SEO) s’élevait à 2,31 milliards d’euros. Au 28 février 2013, avec Aperam en sus, cette valeur avait fondu à 1,78 milliard (-23 %).
Fonds souverains
Un pivot de l’économie mondiale
Les fonds souverains, « pivots de l’économie mondiale » tels que les définit Raymond Krawczykowski (Deloitte) gagnent en importance de manière vertigineuse. En 2006, l’estimation du total d’actifs géré par les 20 principaux fonds souverains dans le monde était d’un peu plus de 2.000 milliards de dollars. En 2013, il est de 4.200 milliards.
Ces fonds d’investissement publics répondent à trois critères : ils sont possédés ou contrôlés par un gouvernement national ; ils gèrent des actifs financiers dans une logique de long terme ; et enfin, leur politique d’investissement vise à atteindre des objectifs macroéconomiques précis : épargne intergénérationnelle, diversification du PIB national, lissage de l’activité… Leurs ressources résultent de l’accumulation d’excédent de la balance courante, dont l’origine varie selon la structure économique du pays détenteur.
Selon les dernières statistiques émanant du Sovereign Wealth Fund Institute, c’est le Government Pension Fund–Global norvégien (créé en 1990) qui constitue le plus gros fonds souverain au monde, d’une taille de 715,9 milliards (contre 174 milliards en 2006). Il devance l’Abu Dhabi Investment Authority (1976), qui était largement en tête du classement en 2006, et qui a stagné à 627 milliards. Le podium est complété par le SAFE Investment Company chinois (1997), dont la taille est estimée à 567,9 milliards de dollars.
L’une des plus médiatiques ces derniers mois, la Qatar Investment Authority, auteur de quelques acquisitions spectaculaires (Hôtel Martinez à Cannes, Hôtel du Louvre à Paris, Lagardère, mais aussi le club de football du Paris Saint-Germain…), n’émarge « que » à 115 milliards de dollars.
SNCI
« Prêt à jouer un rôle plus important »
Créée en 1977, la Société nationale de crédit et d’investissement (SNCI) est un établissement bancaire de droit public spécialisé dans le financement à moyen et à long termes des entreprises luxembourgeoises : prêts à la création, à l’investissement ou à l’innovation ; crédits à l’exportation ; prises de participations ou prêts participatifs : la gamme de ses instruments est assez vaste. « Nous sommes une banque de développement visant la diversification économique et la consolidation du tissu économique, résume Emmanuel Baumann, le directeur de la SNCI. Nous sommes évidemment disposés, à l’avenir, à jouer un rôle encore plus important, par exemple au niveau des participations de l’État. »
Actuellement, la SNCI dispose d’un certain nombre de participations dans des sociétés cotées et non cotées et est susceptible de servir de relais lorsque l’État ne peut (ou ne veut) pas intervenir en direct dans une prise de participation. « ll est naturel, étant donné qu’il s’agit de l’argent du contribuable, que l’État, directement ou indirectement, garde une mainmise forte sur ses participations, notamment ses participations stratégiques », estime M. Baumann, qui ne ferme pas la porte à l’idée d’une structure de gestion unifiée. « La création d’un fonds souverain et le regroupement de l’ensemble des participations publiques dans une seule entité devraient être précédées d’une étude approfondie, analysant le pour et le contre d’un tel regroupement », estime-t-il. Il ne reste plus qu’à la volonté politique de faire le reste.