Louis Berns, Vinciane Istace, Guy Castegnaro, Thierry Schuman (Photo: Julien Becker)

Louis Berns, Vinciane Istace, Guy Castegnaro, Thierry Schuman (Photo: Julien Becker)

Indigeste ou facile à manier? Dépassé ou en phase avec son temps? Le droit du travail ne laisse jamais les professionnels qui le pratiquent indifférents. En premier lieu dans le chef des responsables des ressources humaines des entreprises. En plus de différents impératifs, ceux-ci doivent se tenir aux faits des évolutions d’un Code qui centralise les règles du droit du travail depuis son entrée en vigueur en 2006.

Car, tout en devant respecter les prérogatives légales, les professionnels des RH considèrent volontiers le droit du travail comme un allié dans la réussite de leurs projets, dans l’accomplissement des objectifs de la société. Or, il apparaît que les avis sont nuancés quant à la correspondance entre les textes légaux et la réalité économique actuelle.

«Le droit du travail est un peu poussiéreux et s’appuie sur des principes de loi correspondant à une autre époque, déclare Vinciane Istace, associée et human capital leader de PwC Luxembourg. Il intègre tous les bons principes quant aux relations entre salariés et employeurs, mais ses modalités d’application sont trop rigides et devraient s’adapter à un contexte changeant réclamant plus de latitude. Cette adaptation au contexte actuel, caractérisé par une flexibilité accrue, est d’autant plus nécessaire qu’il s’agit d’un élément central dans la dynamisation du marché du travail.»

Même constat du côté des praticiens du droit que sont les avocats, rencontrés dans le cadre de ce dossier. En revanche, la comparaison avec des pratiques étrangères laisse entrevoir une approche positive dans la version luxembourgeoise. «Le bon sens a encore sa place dans notre droit du travail, qui n’est pas surréglementé, contrairement à ce que nous pouvons observer dans les pays voisins, comme en France, note Me Louis Berns, associé au sein du cabinet Arendt & Medernach. Le droit du travail luxembourgeois est certes composé de règles strictes, mais leur application offre encore une certaine latitude.»

Reste que la connaissance des règles et des bonnes pratiques n’est pas évidente et nécessite un certain effort. D’autant plus pour les DRH qui ne disposeraient pas d’un département ou de ressources au bagage légal ad hoc à même de les seconder. Pas facile dès lors pour les PME de jongler avec l’ensemble des notions. «La matière du droit du travail s’est tout de même complexifiée au fil des années, estime Thierry Schuman, directeur des ressources humaines groupe chez BNP Paribas Luxembourg. Cette matière est donc plus difficile à appréhender pour les directeurs des ressources humaines qui ne baignent pas en permanence dans la matière, notamment dans les PME.»

Un droit unique, des réalités multiples

Parmi ces éléments concrets d’application du droit, les horaires de travail à temps partiel, soit autant de modulations possibles que d'employés, sont une préoccupation des DRH. Favorable à une pratique du temps partiel, le législateur se montre exigeant quant à une définition claire et figée des horaires effectués par l’employé, via le POT: le Plan d’organisation du travail. Quitte à ne pas foncièrement tenir compte des variations d’agenda.

«Les mesures relatives au temps partiel ont été inscrites dans le droit du travail pour protéger le travailleur, ce qui est louable, mais elles ne correspondent pas à leur rythme de vie ni même au flux du travail, ajoute Vinciane Istace. Or, il est actuellement obligatoire de fixer les périodes de travail lors du recours au temps partiel, sans tenir compte des fluctuations de besoins de part et d’autre.»

Propre à la structure d’une économie composée, entre autres, de groupes de sociétés pour lesquelles des collaborateurs travaillent de manière transversale, le statut de «collaborateur de groupe» serait à préciser afin d’éviter des problématiques liées au temps de travail cumulé. «La notion de temps partiel se complexifie effectivement lorsque l’on évoque des cas d’employés occupés par plusieurs entités d’un même groupe, ajoute Me Louis Berns. Il conviendrait de créer un véritable contrat de travail au niveau d’un groupe afin de régler les problématiques de division des heures de travail. C’est dans ce cadre que l’on devra suivre de près le projet de mise en place d’un groupement d’employeurs annoncé dans le programme gouvernemental.»

Des aspirations concrètes qui recouvrent une réalité, celle d’un monde qui change et d’une matière légale qui doit à la fois assurer la pérennité de certains grands principes – protecteurs – tout en s’adaptant rapidement. «Il faut faire évoluer les modalités d’application du droit qui correspondent actuellement à un usage de la première moitié du 20e siècle à la réalité du 21e siècle, confirme Thierry Schuman. Une entreprise comme la nôtre doit, par exemple, combiner de nombreuses demandes de temps partiel que nous devons faire correspondre à la légalité. La flexibilité est vraiment devenue une priorité sur ce point.»

La flexibilité. Le terme est, plus que jamais, au cœur du vocable des entreprises luxembourgeoises qui jouent dans un marché international et doivent donc se mesurer à des concurrents, notamment des pays affichant de coûts salariaux moindres. Orientés vers la valeur ajoutée, les acteurs locaux voudraient compter sur un cadre légal leur permettant également plus de souplesse autour du contrat de travail à durée déterminée, le CDD. Utilisé en période où l’économie est plus contractée pour les besoins d’une courte mission, ce type de contrat l’est aussi dans le cas de la mobilité au sein d’un groupe ou réseau de firmes.

«La flexibilisation des CDD doit aussi être considérée dans le cas de plans de mobilité internationale, voire interne, dont la durée est fonction de l’aboutissement de projets ou de la reconduction d’une collaboration, confirme l’associée de PwC. Pour les sociétés d’une taille importante et faisant partie d’un réseau, cette gestion contractuelle peut devenir conséquente.»

La durée maximale du CDD, de 24 mois (renouvellement compris), devrait ainsi être rallongée alors que la limitation du nombre de renouvellements à deux (sans dépasser une durée totale de 24 mois, renouvellements compris) est aussi citée comme élément potentiellement handicapant.

Toujours considéré comme élément de stabilité dans la relation de travail, le contrat à durée indéterminée (CDI) pourrait aussi connaître des modifications afin d’y ajouter des éléments de flexibilité, notamment lorsque la relation de travail parvient à son terme pour raison de divergences de vues, par exemple. Et pour éviter de recourir à l’ultime possibilité du licenciement.

Défendre le dialogue social

«La rupture conventionnelle d’un CDI avec droit aux indemnités de chômage – à l’instar de ce qui existe actuellement en France – serait une voie à examiner, en particulier pour les PME, pour qui un processus de licenciement est plus lourd à gérer, déclare Guy Castegnaro, associé et fondateur du cabinet Castegnaro. En revanche, cette idée est difficile à faire passer politiquement.» À la question de savoir si le contexte économique a influé directement dans les relations de travail, la réponse est nuancée. Le climat, tendu dans certains secteurs, ne serait pas forcément propice à la détérioration du lien entre l’employeur et les employés. Les changements de cap sont d’ailleurs examinés avec prudence chez ces derniers. «La crise n’a pas véritablement amené de changement d’état d’esprit chez les salariés, estime Guy Castegnaro. Leur turnover est plutôt fonction d’une recherche globale d’équilibre entre vie professionnelle et privée. Le contexte économique plus difficile, combiné à la protection offerte aux salariés, particulièrement dans certaines catégories comme les salariés plus âgés, pousse à une certaine prudence avant toute décision hâtive.»

Mais la prévision de réduction des effectifs, voire de plans sociaux ou de maintien de l’emploi entraîne davantage de crispation et de négociations délicates qui peuvent parfois déboucher sur un blocage. La clé de la réussite du maintien du dialogue résiderait dans la combinaison des impératifs et des compétences des différentes parties prenantes.

«Le dialogue entre les partenaires sociaux n’est pas impossible, loin de là. On observe ainsi qu’il s’opère sans difficulté au sein des entreprises avec la délégation du personnel. Le contexte devient en revanche plus compliqué lorsque les syndicats entrent en jeu», observe Guy Castegnaro. Et le spécialiste du droit du travail de pointer certains cas concrets. «Les problèmes surviennent lorsque les deux mondes, voire niveaux de dialogue social, se croisent. Nous avons connu des plans de maintien dans l’emploi validés au sein de la délégation du personnel mais refusés au niveau des syndicats, ce qui place l’employeur dans une impasse et donne un pouvoir excessif aux syndicats, qui sont, dans ce cas précis, à la fois juge et partie.»

Outre ces situations extrêmes, le dialogue social dans les entreprises reste un chantier permanent qui nécessite plus que jamais l’utilisation d’instruments de dialogue pour être bâti sur de solides fondations.

«La réussite d’un dialogue social au sein d’une entreprise est tout à fait possible, ajoute Thierry Schuman. Nous nous réunissons régulièrement avec des représentants du personnel afin d’analyser des cas individuels et nous aboutissons à des résultats sans conflits. Je suis donc positif sur la possibilité de maintenir un dialogue social constructif, mais il dépend, d’une part, d’une confiance réciproque qui doit s’instaurer, ainsi que, d’autre part, de la connaissance que possèdent vos interlocuteurs des dossiers et de la matière traités.»

Ce qui peut être naturellement facilité par une proximité humaine au sein des petites entités doit donc être structuré au sein des grands employeurs. Ces derniers ont en effet compris l’importance de susciter l’adhésion de leurs collaborateurs quant aux grands projets de changement, afin de maintenir la cohésion interne et donc un climat propice à l’accomplissement des objectifs communs.

Anticiper et privilégier les chemins courts

«Nous ne sommes pas régis par une convention collective, ce qui ne veut pas dire que la notion de dialogue social nous soit étrangère, ajoute Vinciane Istace. La communication interne étant primordiale pour gérer la croissance d’une firme telle que la nôtre, nous veillons à impliquer la délégation du personnel lors des décisions qui concernent le quotidien de nos collaborateurs. Différents choix qui ont dû être actés dans la perspective de la construction de notre nouveau siège et du futur déménagement de nos équipes ont ainsi été définis au fil d’un processus consultatif.»

Anticiper, prévoir les changements… Les responsables des ressources humaines, épaulés par leurs conseils, veulent donc plus que jamais pouvoir compter sur les bons outils législatifs pour réussir leurs missions. Et l’idée du gouvernement d’introduire un plan de gestion des âges pour assurer le passage de relais entre générations au sein des entreprises et faciliter les conditions de travail des collaborateurs séniors est une piste qui n’est pas à écarter d’emblée.

«La création d’un plan de gestion des âges prend tout son sens pour la pérennité des entreprises, mais il ne doit pas aboutir à de nouvelles contraintes pour l’employeur, estime Me Berns. La question centrale est celle de la flexibilité du temps de travail pour les travailleurs séniors qui veulent garder une place dans l’entreprise. Le recours à un régime de préretraite à temps partiel, incluant une rémunération adaptée, me semble plus adéquat qu’un ensemble de mesures contraignantes.»

Visant la mixité intergénérationnelle, le projet de loi 6678, destiné aux entreprises de plus de 150 personnes, devra aussi éviter certains écueils quant aux principes discriminatoires. «Le plan de gestion des âges est une idée louable, mais il faut éviter les clivages entre juniors et séniors au sein des entreprises, ajoute Guy Castegnaro. Il conviendra par ailleurs d’examiner si toutes les mesures proposées dans le projet gouvernemental sont conformes au droit européen en matière de travail et de lutte contre les discriminations.»

Pour éviter la surréglementation tout en s’adaptant au contexte économique actuel, le droit du travail doit être préservé des approches qui ne seraient pas nourries par le pragmatisme.

Dans le même temps, l’aboutissement des solutions aux différentes problématiques qui s'y rapportent dépendra des compromis que chaque partie sera capable d’acter dans le souci de l’intérêt général. Et de la faculté du pays à privilégier les chemins courts pour effectuer les changements nécessaires. Car l’adaptation législative rapide, tant mise en avant pour attirer de nouveaux acteurs au Luxembourg, ne doit pas s’arrêter aux frontières du droit du travail.

Au programme

Message reçu

Le programme gouvernemental composé dans le sillage de la formation du gouvernement bleu-rouge-vert en décembre dernier comporte plusieurs éléments relatifs à la législation du travail. Avec une certaine tonalité tendant vers la flexibilité. Il est ainsi annoncé que «les contrats de travail à durée indéterminée doivent être la règle. Le recours à plusieurs contrats à durée déterminée au cours d’une période de deux ans sera cependant facilité».

Coordination politique

Europe, où es-tu?

Avec quelque 160.000 frontaliers convergeant quasiment tous les jours vers ses entreprises, le Luxembourg dépend fortement de l’afflux de cette main-d’œuvre pour son développement. Et des conditions dans lesquelles ces derniers peuvent exercer leur profession.

Or, les différents pays voisins se montrent de plus en plus insistants pour surveiller de près les situations des frontaliers, quitte à entraîner sinon des interrogations, un certain climat malsain.

«La cohérence de la politique européenne en matière de droit du travail fait cruellement défaut, estime Thierry Schuman, directeur des ressources humaines groupe chez BNP Paribas Luxembourg. Je me pose la question: Europe où es-tu? D’une part, les frontaliers font l’objet de contrôles en provenance de leur pays de résidence et, d’autre part, les droits du travail, de la sécurité sociale et des matières fiscales varient fortement en fonction des pays, ce qui – pour un pays comme le Luxembourg, qui doit faire massivement appel à de la main-d’œuvre frontalière – nous entraîne dans une situation potentiellement difficile.» Des discussions à différents échelons européens sont donc nécessaires.

En premier lieu, lors de rencontres bilatérales entre chefs de gouvernement. Mais l’agenda européen étant composé de nombreuses autres priorités, pas sûr que les frontaliers soient entendus tout de suite.