Roland Dernoeden (imprimerie Centrale) (Photo: David Laurent/Wide)

Roland Dernoeden (imprimerie Centrale) (Photo: David Laurent/Wide)

«Le Groupe Victor Buck a annoncé aujourd’hui son intention de réorganiser les activités d’impression de sa filiale Qatena en fermant son site d’impression luxembourgeois. Des mesures d’accompagnement sont proposées pour tous les salariés affectés par cette fermeture.» La nouvelle est tombée le jeudi 25 juin dernier et a fait l’effet d’une bombe pour ceux qui n’avaient rien vu venir. 90 emplois étaient directement touchés, mais surtout, c’est un des fleurons de l’industrie luxembourgeoise qui, quelques semaines après Villeroy & Boch, s’est trouvé en perdition. Un autre symbole fort rattrapé par un contexte économique difficile.

L’Imprimerie Victor Buck avait été fondée en 1852 et avait pris le nom de Qatena début 2008, au moment même où un premier coup dur l’avait touchée, avec l’annonce par l’équipementier de téléphonie mobile Nokia de fermer son site de production de Bochum (Allemagne). Quel rapport? C’est Qatena qui assurait l’impression des manuels d’utilisation, forte d’un savoir-faire développé en productions multilingues et avec un matériel permettant des pliages complexes sur un même document. 37 personnes avaient alors été licenciées par l’imprimeur qui avait décidé de concentrer ses activités sur le site de production d’Esch-sur-Alzette.

La création, en 2007, d’une filiale en Slovaquie de ce qui était encore l’Imprimerie Victor Buck avait, pour certains observateurs économiques, amorcé cette inéluctable issue. Car la crise éco­nomique actuelle n’est pas nécessairement la seule en cause dans la disparition de Qatena au Luxembourg. «Nous sommes confrontés au double phénomène du développement de la numérisation généralisée des documents et d’importantes sur­capacités de production sources de forte pression à la baisse sur les prix», commentait le groupe au moment de l’annonce de la fermeture de juin dernier, revendiquant alors «la chute vertigineuse du chiffre d’affaires enregistré ces trois dernières années.» En l’occurrence près de 30% entre 2007 et 2008 et autant dans les prévisions chiffrées pour 2009. Intenable donc, en dépit des efforts consentis. «La politique prévoyante de réduction des coûts et les efforts commerciaux déployés n’ont pas permis de stabiliser la situation économique de l’entreprise», expliquait le même communiqué.

Cette fermeture n’a touché que la branche d’activités Print du groupe. Sa florissante filiale Victor Buck Services (solutions d’externalisation de reporting financier pour l’industrie financière en Europe et en Asie, qui emploie 102 personnes à Luxembourg et à Singapour) et Legitech (éditeur de contenus juridiques et fiscaux, créé en joint venture avec l’Imprimerie Centrale, et qui emploie 36 personnes à Luxembourg), n’ont pas été concernés. Le site slovaque de Ziar Nad Hronom (à 180 km à l’est de Bratislava), lui aussi, garde le cap, continuant à prendre en charge les activités d’impression pour le secteur industriel (automobile, technologies, cosmétiques) du groupe.

La plus que centenaire Imprimerie Victor Buck avait pris un petit coup de jeune avec l’arrivée de Nicolas Buck à sa tête, en 1994 (il était alors âgé de 26 ans), s’engageant sur la voie de la modernité en privilégiant un développement à l’international s’appuyant sur les technologies les plus pointues. D’une cinquantaine d’employés réalisant l’équivalent de 3,5 millions d’euros de chiffre d’affaires il y a treize ans, la société, aux moyens propres régulièrement renforcés, a atteint jusqu’à 21 millions d’euros de chiffre d’affaires, et employait, fin 2007, quelque 145 personnes. Contacté par nos soins, Nicolas Buck n’a pas souhaité, dans l’immédiat, revenir sur les circonstances de cette fermeture pour laquelle un plan social a été signé dès la mi-juillet entre syndicat et direction.

Papier et numérique

Faut-il voir, dans cette terrible issue, les prémices d’un automne de tous les dangers pour les autres acteurs du secteur de l’imprimerie? Y aura-t-il comme un effet domino? «Non, il n’y a pas de raison de semer la panique dans le secteur, estime Roland Dernoeden, directeur de l’Imprimerie Centrale (IC). Le ralentissement économique est généralisé et nous touche évidemment. Les volumes d’impression par commande diminuent, mais le nombre de publications augmente vu que la communication dans le monde augmente. Nous n’avons jamais imprimé autant que nous le faisons maintenant.»

Un constat qui corrobore des études indiquant que le marché des produits imprimés au niveau mondial est toujours en – faible – croissance, avec un taux moyen de 2% pour la période 2003-2008, inférieur, donc, à la croissance économique mondiale. Les pays émergents tirent, évidemment, cette croissance vers le haut, alors qu’en Allemagne, par exemple, le recul du chiffre d’affaires, en 2009, devrait osciller entre 10% et 20%...

Les imprimeurs ont bien conscience des profondes mutations que leur métier connaît, avec l’avènement de l’ère digitale et les nouvelles tendances de communication multicanaux voulues par les clients qui privilégient autant le papier que le numérique. «Je ne veux pas opposer l’un à l’autre, prévient M. Dernoeden, nous réalisons des publications électroniques comme des publications sur papier. En ce qui concerne ces dernières, adapter notre équipement est une priorité. Nous avons investi, en pleine crise, dans des machines d’impression légèrement plus petites que les anciennes, mais plus automatisées, pour répondre à la demande du marché. La tendance est d’avoir des commandes à moins gros volumes, mais plus rapidement produites.»

L’adaptation se fait aussi dans la façon de travail­ler et l’automatisation maximale des workflows, permettant un suivi des informations en temps réel et sans risque de perte d’information. Mais surtout, le constat est clair: «Faire seulement de l’impression n’est pas possible pour survivre.» D’où l’orientation stratégique prise de développer davantage le prépresse (la mise en pages), mais aussi les services liés au contenu.

Pour faire face à la concurrence de plus en plus sévère qui tire les prix vers le bas, IC a également mis le cap à l’est, avec un site de traitement documentaire établi à Cluj, en Roumanie, permettant de bénéficier d’un cadre salarial avantageux pour rester compétitif. «Nos concurrents ne se gênent pas pour implanter des sites au Maroc, à Madagascar ou en Inde, constate M. Dernoeden. Mais ces sites de production low cost à l’étranger n’ont pas que des avantages. La coordination y est plus compliquée. Il ne faut pas non plus sous-estimer les différences de culture qu’il faut savoir gérer. Je suis un grand défenseur du travail, chez nous, au Luxembourg. Nous nous considérons comme des employeurs ayant un certain respect pour nos collaborateurs, et ceux-ci nous le rendent.»

IC compte, actuellement, 250 employés, après avoir connu, au plus fort de son activité, une pointe à 310. «Jusqu’à présent, nous nous sommes bien défendus dans la crise, mais nous sommes conscients que dans le contexte actuel, 250 personnes, c’est lourd à gérer. Nous devons agir pour ne pas avoir des problèmes à l’avenir. Notre démarche commerciale n’a pas été renforcée en volume, mais orientée différemment. Aucun plan social n’est prévu pour l’instant, mais lorsque quelqu’un n’accepte pas de consentir les efforts demandés, nous avons moins de réticences qu’auparavant à nous en séparer. Et si nous devons recruter, c’est uniquement pour gagner en qualité.»

Les regards tournés vers l’étranger

L’aspect social a également été au cœur des réflexions menées chez un autre grand de la place, l’Imprimerie Saint-Paul, qui a été amenée à adapter ses capacités dans certaines de ses lignes de production, notamment les rotatives dites «heat set», servant à imprimer des produits à format magazine, et fortement influencées par les commandes venant de l’étranger. Sans compter «une structure de coûts défavorable par rapport à beaucoup de concurrents étrangers», comme l’explique Paul Lenert, directeur général adjoint du groupe Saint-Paul. «A titre d’exemple, les salaires de base de certaines qualifications dans le métier sont de plus de 50% plus élevés au Luxembourg par rapport aux pays voisins. Ce désavantage est difficile à compenser par un service, une flexibilité et une qualité supérieurs qui sont offerts au Luxembourg.»

Du coup, pour pallier le brusque ralentissement de la ligne de production heat set, le groupe Saint-Paul a eu recours «aux instruments prévus par la législation nationale et a adapté les effectifs avant tout par un non-remplacement des départs naturels et par des départs sur base d’incitation financière.»

Contrairement à d’autres acteurs qui lorgnent au-delà des frontières pour élargir leurs zones de chalandise, le groupe Saint-Paul ne voit pas en un développement à l’étranger une planche de salut. «Depuis des années déjà, il y a des surcapacités sur le marché européen et les imprimeurs étrangers disposent souvent d’une structure de coûts plus favorable, note M. Lenert. Fidéliser davantage des clients de l’étranger reviendrait à proposer ses services avec des marges très restreintes, voire en dessous du prix de revient, donc à vendre à perte, ce qui, économiquement, ne fait pas de sens.» D’où l’obligation de réduire l’activité au Luxembourg…

Tout le monde n’est pas dans ce cas. Dans son écrin de verdure à Mersch, l’Imprimerie Faber, par exemple, a pris le parti de renforcer ses efforts commerciaux vers l’Allemagne ou la Belgique pour y obtenir de nouveaux contrats. «Dans la production offset en continu, nous sommes très spécialisés dans les pré-imprimés. Nous cherchons à exporter ce savoir-faire, car le marché luxembourgeois n’est pas assez grand pour occuper une machine de façon rentable», indique Roger Wagner, le directeur de la société. Et pas question, parallèlement, de toucher aux effectifs en dépit du ralentissement. «Tout le personnel a été fortement impliqué pour réduire les coûts en interne, explique-t-il. Notre discours a été franc: nous voulons terminer l’année de façon correcte et garder tout le monde. Nous sommes confiants dans la reprise des affaires. Nous avons demandé à chacun de réfléchir à ce qu’il peut amener pour optimiser, à son niveau, les processus et réduire les coûts. Ça a marché admirablement bien. Nous avons aussi démarré des plans de formation pour que notre personnel soit plus employable, en fonction de la demande, pour basculer d’une machine à l’autre. On peut, à ce titre, apprécier le pragmatisme de certaines instances gouvernementales qui nous ont accompagnés dans cette approche.»

La fermeture brutale de Qatena a eu de quoi ébranler certains membres du personnel – Faber emploie quelque 110 personnes au total – inquiets de la tournure conjoncturelle. «Nous savons que nous aurons une année 2009 délicate, mais nous n’envisageons aucune réduction de personnel et nous l’avons communiqué en interne. Nous en retirons une certaine fierté et cela crée un état d’esprit positif, une influence sur la qualité de production et donc sur la satisfaction client. C’est une spirale positive.»

Synergies?

Même en l’absence totale de visibilité à l’horizon 2010-2011, l’Imprimerie Faber étudie évidemment l’opportunité d’investissements technologiques, «qui sont en général avec une vue entre cinq ans et huit ans, précise M. Wagner. Faire le bon investissement est devenu complexe. Nous avons, parallèlement, exploité un module interne ERP cette année, pour analyser les tendances, les types de commandes et voir ce que sera le futur en termes de commandes. Cela nous permet de mieux calculer nos coûts et optimiser nos offres. Nous avions investi, il y a quelques années, dans le continu et nous avons gagné des clients depuis.»

Pour aller plus loin encore dans les idées de réduction de coûts, Roger Wagner plaide pour une mise en commun, avec les autres grands imprimeurs de la place, des achats «en gros», afin d’avoir un plus grand poids dans les négociations avec les fournisseurs, «tout en permettant à chacun, évidemment, de garder la maîtrise de sa propre poli­tique d’achat». Une idée qui, sur le principe, ne déplaît pas à Paul Lenert («Chaque initiative pouvant contribuer à détendre la situation économique des acteurs est à analyser et d’ailleurs, pour certaines opérations, il arrive déjà à l’heure actuelle que des imprimeurs associent leurs forces de manière ponctuelle»). Mais il reste aussi très réaliste. «Le Luxembourg reste un très petit acteur dans ce marché et même s’il y avait des alliances plus poussées, il est difficile à imaginer que le nouveau-né, toujours petit comparé à la taille de ses concurrents à l’étranger, disposerait d’un pouvoir de négociation sensiblement plus fort auprès des fournisseurs.»

Roland Dernoeden, lui, range cette idée dans la catégorie des «rêves». «La situation est trop concur­ren­tielle sur le marché pour imaginer une telle collaboration.»

Mais il conserve un optimisme inébran­lable. «Oui, l’imprimerie a de l’avenir, si elle peut s’adapter et se diversifier. Le papier n’aime pas voyager. Penser pouvoir tout imprimer à l’est et fournir le marché ici est une erreur.»