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 (Illustration: Yves Dubreil)

Alors que le groupe Renault faisait face à de grandes difficultés économiques et sociales, la création de la Twingo fut l’occasion de mettre en pratique de nouvelles pratiques de gestion de projets…

La gestion de projets est aujourd’hui au cœur du fonctionnement de nombreuses entreprises. Qu’elle soit utilisée pour les nouveaux produits ou services, ou comme moyen de moderniser les modes de gestion des entreprises, rares sont les structures à ne pas mettre régulièrement en place des équipes dédiées.

Si ces pratiques semblent bien établies, elles ne sont pas forcément si anciennes que cela. Ainsi, la «Régie Renault», telle qu’on l’appelait encore, a connu sa révolution à la fin des années 90. La pression concurrentielle, la baisse des parts de marché et de la rentabilité du constructeur l’avaient obligée à repenser en profondeur la manière de concevoir ses voitures.

Le processus en cours jusque là était classique, linéaire, chaque département envoyant ses données au suivant dans le processus. Département qui, à son tour, faisait remonter des informations et demandes de modifications, lorsqu’une difficulté surgissait.

L’idée a été alors d’introduire une structuration en projets, visant à mettre en place des directeurs dédiés, capable d’avoir la main sur toutes les opérations nécessaires au développement des véhicules, jusqu’à l’industrialisation. La convergence des responsabilités dans les mains d’une seule personne, ayant prééminence sur les directions opérationnelles, permettait notamment d’améliorer les délais de développement.

La logique a été poussée plus loin, réunissant sur des plateaux tous les intervenants. Le but est alors de permettre une collaboration et une interaction directe, chacun pouvant mieux comprendre les défis des autres, et mettre en place un dialogue plus rapide et efficace. Autre intérêt: l’implication et la motivation de chacun, par la création d’un état d’esprit «commando». Cette approche a donné naissance à un néologisme: la «concourance». Il est construit sur le concept de «concurrent engineering», qui décrit une intervention concurrente – au même moment – entre tous les acteurs du projet, avec niveau de précision croissant, au fur et à mesure de l’avancée du projet. Toutes les parties prenantes participent ensemble à la réussite de tous. L’intérêt de la méthode est de permettre une recherche de compromis, tout en restant en ligne avec l’objectif général.

Cette organisation, originale pour l’époque, trouvera sa première concrétisation dans le lancement de la Twingo, en 1993. Spécialiste des petites voitures, Renault cherchait depuis de longues années – depuis 1973, en fait – à enrichir sa gamme d’une petite cousine à la Renault 5. Avant Twingo, cinq projets avaient été lancés et abandonnés, les uns après les autres. Entre les dépassements de budgets, les problèmes de design et d’autres points d’achoppements indépassables, et sans oublier les problèmes sociaux que connaissait l’entreprise, rien de concret n’avait été fait.

Dans l’ouvrage L’auto qui n’existait pas, Christophe Midler raconte cette aventure. Il y rapporte notamment comment Raymond Lévy, alors président de Renault, annonça ses nouvelles responsabilités à Yves Dubreil: «Vous êtes entré dans ce bureau comme directeur d’achats, vous en sortirez comme directeur du projet X06 (nom de code du projet Twingo, ndlr.). Je n’admets pas que vous refusiez. Vous avez un projet qui a du talent et des originalités, vous avez trois mois pour démontrer qu’il est rentable.»

Le succès de la voiture prouvera que les nouvelles méthodes permettent d’obtenir des résultats. La Twingo I sera commercialisée pendant 15 ans, de 1993 à 2007, soit une carrière deux fois plus longue que la moyenne des modèles automobiles, pour une production de presque 2,5 millions d’exemplaires.

L’enjeu était donc fort. Yves Dubreil se rappelle encore aujourd’hui: «Il y a un dessin que j’avais fait à l’époque de Twingo, en 1992, avec le slogan ‘Mieux vaut l’erreur que la médiocrité!’ Ce que je voulais dire, c’est qu’il est préférable de se tromper que de faire des choses banales. Et de temps en temps, il arrive que l’on ne se trompe pas.»

Une des innovations a été la mise au centre du projet de ce qui a été appelé le «Design to Cost». Le défi principal était de réussir à faire du véhicule en cours de conception un modèle rentable, et donc d’adapter les prix des pièces et des processus de fabrication à un objectif initial ambitieux. Plutôt que de piocher dans des catalogues d’équipement, il fut demandé aux fournisseurs un effort particulier.

Yves Dubreil illustre ainsi cette nouvelle manière de faire: «J’ai convoqué les principaux fournisseurs de chauffage et je leur ai dit: ‘je suis responsable d’un projet qui, avec les chiffrages actuels, va être arrêté. Nous avons décidé de faire les choses autrement. Vous voyez ce billet de 200 francs, c’est tout ce que j’ai à consacrer au chauffage du X06. Ce n’est pas la peine de m’apporter une réponse qui excède ce prix, cela ne m’intéresse pas: cela voudrait dire que le projet est condamné. Mais si, en revanche, vous pouvez entrer dans cette contrainte économique moyennant certains aménagements, ma porte vous est toujours ouverte’. Un mois plus tard, nous avons reçu les premières propositions. Certaines étaient en dehors de la plaque, supérieures ou égales à l’estimation initiale de la direction des prix de revient. Mais on en avait une autre qui acceptait le challenge.»

Un autre défi est de trouver l’approche originale et pertinente, quitte, encore une fois, à passer par des voies atypiques. Ici encore, Yves Dubreil insiste: «Nous faisons les erreurs de nos outils. N’essayons pas de visser avec un marteau… On croit, parce que les outils économiques nous disent que quelque chose est impossible, que cela l’est foncièrement. Il faut peut-être changer d’outil. Il faut continuer à chercher, et trouver celui qui nous permettra d’atteindre la performance que l’on recherche.»

Ainsi, le choix des modes d’industrialisation du X06 s’est fait-il à l’inverse des méthodes traditionnelles. La manière classique consistait à partir d’une usine automatisée au maximum, puis à enlever des éléments pour faire baisser les coûts d’investissement. Dans ce cas, les ingénieurs «sont partis d’une tôlerie de base, manuelle, et ils l’ont progressivement équipée, en se demandant à chaque décision d’automatisation, si elle était la meilleure réponse à la question de la rentabilité ou des conditions de travail. Le résultat final de ce processus: un gain de plus de 30% d’investissement, pour un niveau d’automatisation de 82%, finalement très proche du premier projet!»

 

Management - La fin du petit chef?

Pour Yves Dubreil, l’évolution du management va vers la fin du petit chef: «Il va devoir se transformer en leader. La différence? Il doit penser globalement, et tout prendre en compte. Il doute, mais il agit, et il n’est pas un penseur, seul sur son rocher. Vis-à-vis des collaborateurs, il s’occupe du plaisir qu’ils prennent à travailler. Au lieu de chercher des coupables, il va les protéger, et cherchera à s’entourer de gens différents. Dans des grandes entreprises, c’est impressionnant. Vous changez un directeur et trois mois plus tard, tous ses tics de langages sont partagés par ses collaborateurs.» Pour lui, une des plus belles illustrations de cette manière de fonctionner est la Patrouille de France. Elle est composée de neuf pilotes, dont trois qui sont renouvelés tous les ans. «Ils sont en formation permanente. Et la façon de progresser, ça n’est pas d’éliminer. Le leader ne jette pas au panier celui qui n’est pas bon… En fait, toute l’équipe se met au niveau du moins bon, pour progresser ensemble. Et je crois qu’ils ont une exigence d’efficacité remarquable.»

Livre - L’auto qui n’existait pas

L’aventure de la création de la Twingo a associé différentes personnes, dont Christophe Midler. Cet enseignant-­chercheur dirige depuis le milieu des années 80 le Centre de Recherche en Gestion de l’Ecole polytechnique en France. Il se penche notamment sur les mutations des entreprises, dans le domaine de l’organisation des projets et de la conception de produits nouveaux. Ses travaux se penchent sur des questions relatives aux méthodes de conception des nouveaux produits. C’est en 1996 qu’il publie L’auto qui n’existait pas chez Dunod. Il y raconte et explique la conception de la Twingo, non seulement du point de vue managérial, mais également en soulignant combien les projets peuvent participer à la transformation des entreprises.