Benoît Sauvage: «Pour le Luxembourg, l’ouverture a historiquement été profitable.» (Photo: DR)

Benoît Sauvage: «Pour le Luxembourg, l’ouverture a historiquement été profitable.» (Photo: DR)

En ce milieu de mois d’août, à la clôture d’une session d’échanges EU-USA, nombreuses sont les personnes et institutions qui se demandent s’il faut être pour ou contre un dialogue transatlantique plus poussé! Il s’agit là d’un véritable cas de conscience, pour ces deux économies de taille que sont les États-Unis et l’Europe.

La première réflexion me venant à l’esprit est anecdotique: T-TIP ne serait-il pas un acronyme bégayant, traduction du terme anglais tip désignant le pourboire pour minimiser implicitement son contenu ou est-il, plus probablement, un simple accident technocratique?

D’abord, le Transatlantic Trade and Investment Partnership est un accord parmi d’autres, en cours de négociation entre les États-Unis et d’autres pays, sur un nombre de matières étendues. Il est complété par le TISA (Trade in Service Agreement), complément du TTIP pour 23 pays plus l’Europe, et par le moins connu FMRD (Financial Market Regulatory Dialogue), visant spécifiquement le secteur financier… soit une multitude de textes qui risque de faire d’un dialogue une cacophonie pour finalement ne plus s’entendre. Soulignons malgré tout les efforts de la Commission EU pour communiquer à ce sujet (site dédié ici).

Le TTIP présente plusieurs facettes et, soyons réalistes, son appréhension dépendra avant tout du point de vue de l’observateur. Mais ce domaine est très vaste, sujet de nombreux tabous économiques et très complexe à suivre.

Toutefois, dans une économie ouverte comme au Luxembourg, la mise en œuvre de collaborations et autres partenariats est une source vitale de développement étant donné que le Luxembourg sert de plateforme pour la (re)distribution de produits/services vers et depuis l’Europe.

Dès lors au moins sur le principe il est difficile de s’opposer à un accord visant à agrandir le marché interne.

Certains bénéfices pour la place financière

D’un point de vue bancaire et financier, on pourrait tirer certains bénéfices, notamment une convergence des règles prudentielles (fonds propres des banques). Règles qui au passage devraient (l’usage du conditionnel s’impose) déjà être largement harmonisées grâce aux efforts du Comité de Bâle, G20, FSB. La réalité de la CRD (Capital Requirement Directive) européenne n’est pas vraiment la même aux États-Unis, les spécialistes apprécieront les modulations.

D’un point de vue commercial, l’industrie des fonds doublerait son marché (les États-Unis sont techniquement inaccessibles aujourd’hui en marché de masse). Le private banking européen pourrait se développer plus facilement, rêvons du jour où le savoir-faire du banquier privé luxembourgeois soit le «must» pour l’investisseur fortuné venant du fin fond de l’Idaho.

Considérant le point de vue industriel, cela permettrait une convergence vers des approches plus standardisées et donc de pouvoir bénéficier d’économies d’échelle, voire plus prosaïquement, de faire tomber les dernières barrières douanières.

Économies d’échelle: le mot est lâché! C’est là précisément que doit commencer une vraie réflexion. Tout d’abord jusqu’où peut aller ce TTIP? Un accord de principe de type «travaillons ensemble, après tout, nos économies sont déjà bien intégrées», ou «un marché, une seule règle», ou enfin un mix avec certaines exceptions, dans l’affirmative, à quels niveaux?

Concernant le secteur financier, plusieurs remarques doivent être formulées. Tout d’abord, de mon point de vue, étrangement, les plus demandeurs sont la Commission européenne et «les experts légaux/réglementaires» dont le but est d’éviter des conflits de droit privé international. Tout aussi étrange, les autorités américaines ne paraissent pas très enclines à aller de l’avant, pas plus d’ailleurs qu’un certain nombre (important) de «front offices» des institutions financières, d’un côté comme de l’autre. Sur le continent américain, on peut comprendre que l’idée d’aller de l’avant se confronte à la perception - au moins - d’une supériorité de leur cadre réglementaire prudentiel et donc la crainte d’importer des risques. Après tout, la Fed est puissante, Dodd-Frank a résolu les problèmes financiers et les règles prudentielles apparaissent plus solides (avec notamment une ségrégation des entités bancaires et d’investissement et une exigence de fonds propres complémentaires pour les SIFI).

Du côté européen, une certaine forme de naïveté sur les gains potentiels semble animer les débats, même si d’un point de vue prudentiel, il est certain qu’il y a des choses à gagner, le traitement des entités non-US aux États-Unis est fastidieux, complexe et très onéreux donc pénalisant pour les champions européens.

Double victoire pour les Européens?

En cas de succès une double victoire pour les Européens serait à envisager sur le plan prudentiel et probablement en matière de règles EMIR/ Dodd Frank concernant les produits dérivés (reporting, clearing centralisé) où de subtiles différences pimentent la vie des professionnels du secteur. Malgré tout, il n’est pas certain que TTIP puisse aller aussi loin car les ambitions, si elles sont présentes, n’en sont pas moins modérées. Le souci est que, une fois lancées ces discussions prudentielles mèneront à une seconde étape, ensuite une troisième… qui aboutiront à un marché unique comme nous le connaissons aujourd’hui en Europe.

Ce n’est pas gagné, mais pas irréaliste non plus, qui aurait parié sur l’Union bancaire il y a 5 ans?

Dans cette ultime version du marché unique au moins deux problèmes se posent.

D’abord, la définition et la reconnaissance des normes. En théorie les normes européennes sont aussi bonnes que les américaines. Les chemins sont certes différents, mais atteignent bon gré mal gré le même résultat. Néanmoins, en pratique pour les négociations on a d’un côté: un marché intégré depuis des décennies avec une langue commune, marché compétitif, pragmatique quartier général d’un nombre important de très grands acteurs financiers, et de l’autre, un marché hétérogène, imparfaitement intégré avec 28 Etats membres, 25 langues et stratégies différentes. Quel acteur bénéficie des meilleures cartes pour réussir à s’imposer dans ce partnership?

À cela se rajoute le problème relatif à l’arbitrage en cas de conflit: qui suit le droit, qui le détermine et comment? Actuellement seules des bribes d’idées sont mises sur la table. Au final qui risque de payer le plus cher en coûts de mise en conformité à de nouveaux standards?

Admettons que cela fonctionne et que nos régions trouvent un juste équilibre: je me pose alors la question de l’impact économique. Sans prétendre que l’Europe est nulle part, il y a toujours au moins un acteur EU dans les différents top 10, mais qui sont les plus grands acteurs sur les marchés financiers globaux aujourd’hui? Qui domine les principales plateformes d’exécution d’ordres au niveau européen (actionnaires ou participants)? Qui sont les brokers les plus renommés, qui sont les grands acteurs dans les M&A ?
Qui sont les plus grands acteurs du post-marché (custody), de l’industrie des fonds? Et surtout qui, une fois ses coûts de développementsamortis, a le plus d’effet de levier et peut ainsi réaliser des économies d’échelle? Car au final qui a vraiment le plus grand marché intérieur, parlant d’une même voix?

À mon avis, pour y répondre rien ne vaut un exemple, très concrètement, l’un des principaux problèmes est qu’un produit financier provenant des États-Unis s’il a réussi là-bas débarque en Europe uniquement pour gagner des revenus complémentaires pour lequel le coût d’adaptation aux spécificités nationales ne vient que réduire son bonus. Voyons la situation à l’inverse du point de vue européen. Avant tout, conquérir son marché national (rappelons que l’Allemagne avec environ 100 millions d’habitants représente un tiers des États-Unis), puis traduire en différentes langues, pour ensuite se confronter aux différentes règles, ou subtilités nationales (gold plating) qui viennent compléter les règles européennes et enfin traverser l’Atlantique et conquérir le pays de l’Oncle Sam où par ailleurs les clients sont très fiers de leurs produits et marques nationales, ce qui est bien logique. On dira que ca peut marcher, mais ce n’est pas la stratégie la moins risquée.

Convergence vers des gros fonds

Rappelons enfin, à titre illustratif, que la taille d’un mutual fund US représente plusieurs fois celle d’un fonds européen comparable et que l’un des objectifs de la Commission européenne est de faire converger le marché vers cette taille de fonds sur l’idée louable d’amortir les frais fixes sur une plus large base, dans l’intérêt de l’investisseur.

Sans vouloir tirer l’analogie trop loin, on pourrait presque parler d’exception culturelle financière européenne. Même si au final personne ne possède de boule de cristal et qu’il y a de part et d’autre des points à gagner tout comme il y en a à perdre.

Où penche la balance? Avons-nous ici les moyens de la renverser (ou inverser?), verra-t-on un jour notre banquier privé dans l’Idaho ? Rien n’étant jamais tout noir ou tout blanc et malgré la volonté affichée par la Commission européenne d’aller de l’avance, ces réflexions sont malgré tout prises en compte dans la stratégie de l’exécutif européen en matière de services financiers. Le premier objectif semble être la création d’un cadre de dialogue formalisé et non de suivre une idéologie abstraite. Mais qu’en est-il au final au plan européen? On l’aura compris il y a des risques et des opportunités. Pour le Luxembourg? Disons que d’un point de vue purement économique que l’histoire récente a montré que l’ouverture a été – très -profitable.