Abdu Gnaba: «La voiture peut être un élément de frustration. Sitôt que l’on possède une voiture, la question que l’on se pose est de savoir quelle sera la prochaine.» (Photo: Shutterstock)

Abdu Gnaba: «La voiture peut être un élément de frustration. Sitôt que l’on possède une voiture, la question que l’on se pose est de savoir quelle sera la prochaine.» (Photo: Shutterstock)

Dis-moi quelle voiture tu conduis, je te dirai qui tu es! Un modèle d’une marque prestigieuse, de préférence de dernière génération et rutilant, c’est comme ça que l’on préfère la voiture au Luxembourg.

Selon le sociologue Abdu Gnaba, dans de nombreux pays, mais particulièrement au Grand-Duché, la voiture est toujours un support identitaire très marqué. C’est un instrument de distinction sociale. On l’achète en fonction de critères rationnels, mais aussi culturels et affectifs. Ne pas avoir de voiture au Luxembourg, c’est être classé comme faisant partie d’une caste surprenante.

Abdu Gnaba, qui n’en possède pas, raconte une anecdote qui en dit long: «Lors d’une discussion avec une célèbre comédienne, j’ai expliqué qu’habitant au centre-ville, je me déplaçais notamment en transports en commun: elle m’a demandé comment les gens comme moi faisaient pour vivre! Au-delà du statut social qu’elle exprime, la voiture est encore souvent considérée comme un moyen d’existence, voire de subsistance.»

Le Luxembourg se vit encore comme un pays de forêts. Un pays où il est nécessaire d’avoir une voiture. On pourrait naturellement s’en étonner, alors que les transports publics sont bien organisés… et bientôt gratuits!

La voiture dans l’ADN

Yves Wagner, président de l’Automobile Club Luxembourg, connaît bien le rapport qu’entretiennent les Luxembourgeois avec leur(s) voiture(s). Même si certains de ses membres n’en conduisent plus forcément aujourd’hui, l’association est l’une des plus importantes du pays. Il explique: «L’automobile, de même que le sport automobile, a toujours fait partie du paysage. On s’en rend compte aujourd’hui, notamment lorsqu’on voit le regain d’intérêt pour les véhicules historiques.»

En effet, au Luxembourg, la voiture fait partie intégrante du patrimoine culturel. Le goût pour les automobiles d’exception s’explique en partie aussi par ce biais-là.

Il ajoute: «Aujourd’hui, de nombreux événements et même des compétitions sont régulièrement organisés. C’est un hobby, même une passion pour bon nombre de nos compatriotes. Hélas, le monde est en train de changer et je ne suis pas certain que l’on collectionnera de la même façon les véhicules fabriqués aujourd’hui.»

Un avis que partage Jim Krier, véritable passionné et collectionneur émérite (voir page 18). «La voiture s’inscrit dans mes gènes et tout ce qui roule me passionne. Je les collectionne depuis 1980. La première que j’ai achetée était une Mercedes 170S de 1951. Aujourd’hui, j’ai une collection de 65 véhicules. J’en ai toujours une demi-douzaine qui sont immatriculées. Je les entretiens personnellement. Je ne roule avec une voiture contemporaine que pendant les mois d’hiver.»

Nous, les collectionneurs, réparons des voitures qui ont 30, 40 ou 50 ans. C’est excellent pour l’environnement!

Jim Krier

Il explique aussi qu’il n’a jamais acheté de voiture neuve. Son parc comprend aussi bien une Trabant provenant de l’ex-Allemagne de l’Est, avec son fameux moteur deux temps, qu’une Rolls-Royce. Dans son cas, il ne s’agit pas d’affirmer un statut social, mais seulement d’assouvir une passion. L’approche est particulière, mais fédère de nombreux aficionados.

La découverte est une aventure, une expérience, sans doute plus grisante que celle qui consiste à acheter un véhicule neuf. Jim Krier confie aussi que la plupart des collectionneurs craignent le fait qu’il ne sera plus possible de réparer les voitures conçues aujourd’hui dans 30 ans, même en ayant des connaissances en mécanique classique.

La partie électronique est bien trop compliquée à aborder. «Nous sommes dans une voie sans issue. Ce qui est paradoxal, c’est qu’on parle beaucoup d’écologie. Nous, les collectionneurs, réparons des voitures qui ont 30, 40 ou 50 ans. C’est excellent pour l’environnement! Le pire au niveau de l’empreinte écologique, c’est la construction et son recyclage en fin de vie. La consommation, c’est anecdotique. Je sais que ça soulève parfois une polémique, mais c’est mon avis! Je conseille à ceux qui possèdent le savoir-faire de se pencher sur la restauration de véhicules anciens. Je suis membre de la Fédération des collectionneurs de voitures historiques et nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour attirer les jeunes. Ça devient de plus en plus difficile étant donné qu’ils s’intéressent souvent à l’électronique et n’ont pas forcément envie de se salir les mains.»

Affirmation de soi

La voiture de fonction est aussi un élément-clé qui fait la différence dans le monde du travail, essentiellement pour les cadres. Même si, comme le rappelle Yves Wagner, la fiscalité est un domaine très changeant, cette voiture de fonction est toujours un facteur qui peut attirer un nouveau collaborateur ou fidéliser les collaborateurs existants.

Abdu Gnaba explique: «Pouvoir bénéficier d’un véhicule de fonction prestigieux permet de signifier aux autres que vous avez une position sociale affirmée. La génération des seniors est toujours dans la course à la consommation et vit dans un monde très matérialiste. Ce n’est pas un jugement de valeur, c’est un constat. L’émulation est probablement plus forte qu’ailleurs parce que le niveau de vie moyen est plus élevé. Du coup, on reste dans la société de l’avoir et on a du mal à passer dans la société de l’être. Celui qui veut toujours plus est condamné à n’avoir jamais assez. La voiture peut être un élément de frustration. Sitôt que l’on possède une voiture, la question que l’on se pose est de savoir quelle sera la prochaine. Sera-t-elle plus grosse, plus rapide, plus chère?»

Si la voiture demeure un avantage en nature non négligeable, il faut rappeler que la fiscalité évolue et que la voiture n’échappe pas aux taxes. Lorsqu’on parle des Luxembourgeois, on évoque la population résidente sur le sol du Grand-Duché. Ernest Pirsch, président de la House of Automobile, rappelle qu’il y a une multitude de nationalités et de cultures qui cohabitent.

Pour les Luxembourgeois de souche, un peu plus âgés, le statut de la voiture est encore très important.

Ernest Pirsch, président de la House of Automobile

Il y a donc une multitude d’approches différentes. «Pour les Luxembourgeois de souche, un peu plus âgés, le statut de la voiture est encore très important. Il y a quelques années seulement, la tendance consistait à changer de véhicule tous les trois ans. Aujourd’hui, on attend un peu plus longtemps, mais on choisit toujours une voiture de prestige, avec un maximum d’options et on l’entretient extrêmement bien. Les marques premium restent dans le top 5 des voitures les plus vendues. Je peux citer Volkswagen, Audi, BMW, Mercedes… Le marché évolue cependant. Les expats qui ne savent pas toujours combien de temps ils vont rester se tournent plutôt vers des voitures d’occasion, dont le nombre d’immatriculations dépasse désormais légèrement celui des véhicules neufs. C’est un business à part entière. Les jeunes ont aussi une nouvelle approche. La voiture doit être bien équipée en termes de sécurité et de connectivité, mais elle n’a plus cette fonction de marqueur social.»

Selon Yves Wagner, les sociétés préfèrent bien sûr le leasing, tandis que les particuliers se dirigent en général vers l’achat. «Le leasing privé a commencé à se développer récemment. C’est un domaine dans lequel il faut être vigilant et l’ACL propose toujours à ses membres d’analyser leurs besoins exacts. Le leasing est une formule qui reste particulièrement complexe.»

Un avis partagé par Ernest Pirsch. «Si nous vendons beaucoup de voitures en leasing, c’est parce qu’il s’agit de véhicules de société. C’est négocié dans les contrats, y compris ceux des frontaliers. Ils ont l’utilisation de la voiture, mais n’en sont pas propriétaires.»

Mobilité et conscience collective

Le score des écologistes aux dernières élections témoigne-t-il d’un changement de mentalité? Faut-il en conclure que le marché est en pleine évolution? Le passage aux voitures électriques se fait doucement, mais sûrement. Mais de là à partager ou à faire l’impasse sur son véhicule, il y a encore de la marge.

La plupart des couples possèdent deux voitures, auxquelles viennent parfois s’ajouter un ou plusieurs véhicules d’agrément. Abdu Gnaba, sociologue, précise: «La voiture est encore considérée comme un objet de valeur et pas comme un simple moyen de locomotion. Autre paradoxe lié au choix, le Luxembourg compte une flotte importante de 4×4 sur un réseau autoroutier particulièrement bien entretenu.Passer à un véhicule vert signifie déjà pour certains un changement d’attitude. C’est une transition vers une mobilité plus écologique. Parce que le Luxembourg a un pouvoir d’achat important, il peut être un moteur dans la perception qu’on a sur la métamorphose du parc automobile. Il est à souhaiter qu’un jour le luxe sera de signifier que l’achat d’une voiture verte devienne une carte de visite aussi prestigieuse que celle qui consiste aujourd’hui à acquérir le dernier bolide. Les jeunes doivent prendre conscience que les frontières sont ouvertes sur un monde dans lequel ils sont partie prenante. Ils ne sont pas enfermés dans un microcosme protégé comme les anciennes générations se sont plu à le faire croire.»

Sur la perception des nouvelles technologies, les avis sont bien sûr partagés. Yves Wagner constate que parmi les 180.000 membres que compte l’Automobile Club, nombreux sont ceux qui privilégient les nouveaux usages et la sécurité, même si l’intérêt pour les véhicules de «grande qualité» n’est pas près de s’essouffler.

Je pense qu’aujourd’hui, l’organisation de la mobilité est en train de se renouveler, notamment avec le carsharing.

Yves Wagner, président de l’Automobile Club Luxembourg

«Je pense qu’aujourd’hui, l’organisation de la mobilité est en train de se renouveler, notamment avec le carsharing. Je pense qu’il ne faut pas réduire notre mobilité aux bouchons. Même s’ils sont insupportables. Il ne faut en tirer aucune conclusion. On est obligé aujourd’hui d’utiliser la voiture parce qu’il n’y a pas encore assez d’alternatives. Elles sont en train de se développer et vont faire évoluer la tendance. Lorsqu’on regarde les statistiques des nouvelles immatriculations, on s’aperçoit également aujourd’hui que la tendance est aux plus petites cylindrées. Les conducteurs gardent leur voiture plus longtemps et le marché de l’occasion se développe considérablement.»

Yves Wagner roule personnellement en voiture hybride et rappelle que l’Automobile Club Luxembourg essaie de promouvoir les nouvelles technologies. «L’ACL propose à ses membres de louer des voitures électriques. Nous sommes aussi en train de réfléchir à la meilleure manière d’installer dans nos parkings des stations de recharge. Notre mission consiste aussi à informer le public!» Ernest Pirsch relève que les nouveaux acheteurs posent de plus en plus de questions quant à l’émission de CO2. Il y a une véritable prise de conscience. Il rappelle également que le Luxembourgeois voyage beaucoup à l’étranger, notamment le week-end ou pendant les vacances, et que cela influence également le choix de motorisation. 

C’est sans doute par les nouvelles générations prêtant un peu moins d’attention au statut social de la voiture que le changement se fera. Selon Abdu Gnaba, les jeunes entrepreneurs possèdent une voiture, mais la choisissent plus sobre. Ils souhaitent montrer d’eux l’image de personnes plus responsables face aux nouveaux défis écologiques.