Paperjam.lu

 

L’incertitude caractérise la situation économique luxembourgeoise au moment, éminemment symbolique, du passage à la nouvelle année. En 2010, il était question de se refaire une virginité pour conjurer la crise et repartir sur de nouvelles bases. La croissance de 3% du produit intérieur brut cette année et en 2011, selon les prévisions du Statec, inciterait d’ailleurs à l’espoir après une récession de 3,7% en 2009. Mais l’évolution du taux de chômage sème le doute. Depuis septembre 2008, il n’a jamais cessé de croître, pour passer de 4,4% à 6,1%.

Les agrégats n’offrent donc pas une vision claire de la conjoncture et les agents économiques naviguent à vue. Ce qui est problématique lorsque vient le moment de définir une stratégie, normalement étalée sur plusieurs exercices. Alors les avis éclairés des managing partners des principaux cabinets de conseil peuvent faire office de phare de signalisation économique. Après tout, Karin Riehl, managing partner de KPMG, voit en elle et ses pairs «une sorte de miroir du marché global». Du fait de leurs réseaux internationaux et de leur position économico-centrée entre les décideurs politiques et les entreprises, les directions qu’ils prennent aujourd’hui sont potentiellement révélatrices des changements de demain.

Didier Mouget, managing partner de PwC, souligne la sujétion du Luxembourg aux aléas économiques mondiaux. «Les décisions prises ici doivent intégrer le contexte international», pour le meilleur et pour le pire. Par exemple, la Place a connu des retraits massifs de dépôts pendant la crise financière, mais profiterait indirectement aujourd’hui de la détérioration de la confiance en Irlande. Outre ces sursauts épisodiques, Yves Francis, managing partner de Deloitte, témoigne d’une reprise économique sensible venue des pays voisins. «L’Allemagne repart sur de meilleures bases et nous bénéficions de leur croissance.»

KPMG se positionnerait alors pour capter le produit de ce regain d’activité, le cabinet faisant de la clientèle allemande son pré carré. Karin Riehl fait d’ailleurs état d’une «année très satis­faisante» durant laquelle le cap était surtout maintenu sur le statu quo. «Garder le niveau de for­mation, le nombre d’employés et un board d’associés inchangés, sans procéder à de réelles coupes budgétaires» constituait l’objectif. Alain Kinsch, managing partner d’Ernst & Young, atteste lui aussi d’une tendance à la reprise en opposant un exercice comptable juillet 2009-juin 2010 «très mauvais» à une fin d’année civile 2010 sans doute «excellente». La restructuration de la société y est certainement pour quelque chose. «Nous avons revu les structures internes – ce qui a entraîné des départs – et nous sommes dorénavant bien positionnés pour l’avenir.»

Une valeur ajoutée humaine

Les principaux cabinets d’audit et de conseil tablent sur des modèles de croissance variés pour bénéficier de ce nouvel allant économique tant espéré. Certains affichent leur volonté de miser sur les ressources humaines. Didier Mouget rappelle d’ailleurs qu’ils forment un «people business». «Le produit vendu est la connaissance des employés», renchérit Karin Riehl. Alain Kinsch prône donc un modèle de croissance endogène: «Nous engageons plus pour faire monter nos gens au sein de la société», et il s’interroge sur ce qu’il peut faire «pour être un employeur de choix au Luxembourg». De manière similaire, l’associée gérante de KPMG a mis en œuvre une «politique de rétention intensive avec une augmentation du ‘budget bonus’ de 35%. De plus, nous planifions le recrutement de 60 ou 80 personnes», dit-elle.

A la Cloche d’Or, Didier Mouget compte également sur les employés pour grandir, mais pas forcément sur les mêmes. «Nous avons besoin d’un turnover naturel, car nous fonctionnons dans un système pyramidal», où tous les juniors ne pourront pas devenir seniors et où les seniors ne pourront pas tous devenir associés. Chez Deloitte enfin, «pas de politique de rétention, mais un cadre sympa». Yves Francis regrette une «politique salariale plus rigoureuse (en 2010, ndlr.)», mais se satisfait, «de voir la lumière à la fin du tunnel». Espérons que cela ne soit pas celle du train.

Néanmoins convaincue d’un retournement conjoncturel, Karin Riehl dévoile pudiquement une partie de sa stratégie. «Nous croyons que le temps de la gestion de crise est fini et nous nous focalisons dorénavant sur le développement de nouveaux services conseil et fiscalité.» Le dévelop­pement de la partie conseil semble d’ailleurs faire l’unanimité auprès des quatre managing partners. Si Yves Francis tente quelque peu de noyer le poisson en invoquant le vœu de «développer les trois activités», mais celle dans laquelle il place le plus de confiance «c’est bien le conseil».
Les objectifs se précisent progressivement. Didier Mouget parle de redonner plus d’importance à ce domaine, quelque peu délaissé par PwC depuis le scandale d’Enron. «Le consulting haut de gamme en informatique et en ressources humaines est privilégié. Nous devons dorénavant trouver des candidats de qualité, car les clients recherchent de l’expérience. Et cela se trouve plus difficilement au Luxembourg.» M. Mouget envisage donc de titiller ses concurrents sur leurs plates-bandes.

La réciproque vaut également. Alain Kinsch joue cartes sur table. «PwC sont les plus grands en fonds d’investissement. Nous allons essayer de les attaquer un peu là-dessus. C’est la règle du jeu.» Pour ainsi faire, une équipe ad hoc devrait rejoindre E & Y.

Vendre le Luxembourg

Mais le managing partner ne s’arrête pas là et se montre très disert lorsqu’il évoque la stratégie en cours d’implémentation. Différentes pistes vont être suivies, comme les investissements dans la communication, la promotion de la mobilité et les détachements dans les bureaux à l’étranger pour permettre au staff d’acquérir de l’expérience terrain et de nouvelles idées. «Les jeunes sont très demandeurs», selon M. Kinsch. L’expérience internationale est ainsi favorisée dans tous les cabinets. Yves Francis compte même sur «le personnel à l’étranger pour jouer les ambassadeurs du Luxembourg».

Car les Big Four luxembourgeois tirent avant tout parti des avantages offerts par le Luxembourg pour se développer. L’associé gérant de Deloitte ne cache d’ailleurs pas que «les sujets plus fiscaux portent toujours une grosse potentialité et que le Grand-Duché a encore de bonnes cartes à jouer» en la matière. A l’étranger et suite à la crise, une pression fiscale croissante est exercée sur la rentabilité économique des entreprises. Didier Mouget souligne cette «incertitude générale au niveau de la fiscalité», qui devrait profiter à l’activité de structuration financière luxembourgeoise. «Les beauty contests placent toujours le pays dans les trois premiers pour ses structures intermédiaires.» Par exemple, nombre de groupes américains et britanniques utilisent les Soparfis luxembourgeoises. Selon l’associé gérant de PwC, l’activité de structuration «est pérenne parce qu’elle ne bénéficie pas d’avantages anormaux, mais profite d’une tendance de ‘relocalisation’ des groupes en provenance de localisations plus exotiques».

Parallèlement, l’activité conseil jouera certainement aussi les premiers rôles à moyen terme. Parmi les dossiers chauds qui retiennent l’attention des associés gérants, le conseil aux transactions, notamment lors de fusions et acquisitions ou de due diligence. Didier Mouget en témoigne, «l’activité de corporate finance marche très fort». Selon lui, la forte croissance du secteur, au cours des dernières années, est principalement due aux opportunités d’acquisition qui se sont dégagées durant la crise. «Confrontés à des prix plus raisonnables, certains groupes auraient eu les yeux plus gros que le ventre.» Alain Kinsch partage le même avis. Les cabinets de conseil devront «accompagner ces M&As et autres rapprochements en proposant des solutions de project management et de gestion du changement».

D’ailleurs, toujours selon M. Kinsch, la maîtrise des coûts n’est pas non plus passée de mode. Elle prend simplement une nouvelle forme, plus en nuances. «Cela va rester le thème pendant deux ou trois ans, mais il sera question de réductions plus affinées. La gestion des coûts ne passera pas par la chaîne d’approvision­nement, mais nécessitera une optimisation des processus métier.» Didier Mouget avertit néanmoins sur les limites du cost management à outrance. «D’abord, il ne s’agit pas d’une stratégie, mais plutôt d’une tactique. Ensuite, on peut économiser beaucoup d’argent à court terme mais en perdre énormément à long terme si le marché reprend, ce qui est notre perception.» Yves Francis partage le même scepticisme sur la question: «Il faut différencier ce qui est investissement de ce qui est dépenses.» Mais il ne rechignerait pas pour autant à proposer à ses clients de nouvelles solutions, «notamment dans l’outsourcing».

Un autre point positif présageant un regain d’activité pour les Big Four luxembourgeois provient du secteur législatif avec les toutes prochaines transpositions des directives Ucits IV et AIFM. De nouveaux actifs pourraient bien affluer pour être administrés au Grand-Duché. Bien que M. Kinsch juge cette dernière directive «surdimensionnée», il fait contre mauvaise fortune bon cœur: «Tant pis, elle est là maintenant, c’est comme ça.»

Une régulation bien accueillie

Didier Mouget craignait lui aussi d’éventuelles délocalisations, mais constate qu’AIFMD est «plutôt bien accueillie». Tous croient donc en la possibilité d’assister de nouvelles créations de véhicules. Karin Riehl dit même avoir influé sur la forme du texte «pour qu’il convienne davantage au marché germanique».

Enfin, Alain Kinsch voit «une fenêtre d’opportunité en attirant physiquement des gestionnaires de fonds au Luxembourg». La possibilité de baser au Luxembourg toutes les activités liées aux fonds fait en effet rêver les partners. Pour inciter la venue des gestionnaires, Alain Kinsch propose de «revoir la fiscalité luxembourgeoise pour qu’elle soit davantage compétitive» (voir encadré).

Ceci ne constitue pas, pour autant, le seul défi à relever pour le Luxembourg. Yves Francis insiste, «il ne faut pas se reposer sur ses lauriers», et pose la question de la compétitivité. Pour M. Kinsch, «le Luxembourg est devenu trop cher et, concernant l’index, nous avons malheureusement manqué l’occasion». Didier Mouget stigmatise également la «nécessité de contrôler les finances publiques». Idem du côté de Neudorf, où Yves Francis fait part de son inquiétude eu égard à la «dette cachée» des retraites. Alors, oui. Les managing partners des Big Four s’entendent sur la reprise. Non. Tout n’est pas gagné et de nombreuses embûches jonchent le chemin qui ramènera le Luxembourg sur des chiffres de croissance semblables à ceux connus avant la crise.

 

Green paper du commissaire Barnier - Une loi «Sarbanes-Oxley» à l’européenne

Le 13 octobre, la Commission européenne publiait le green paper, Politiques d’audit, les leçons de la crise. Dans ce document non contraignant, plusieurs pistes permettent de lancer le débat sur une refonte substantielle du métier de l’audit. L’accueil par les managing partners des Big Four luxembourgeois est mitigé. Si Karin Riehl «n’en a pas peur», il rendra certainement «l’audit davantage concurrentiel», selon Alain Kinsch. Pour Yves Francis, «il mettrait le pied à l’étrier aux non-Big Four». Ce que l’intéressé ne voit pas d’un bon œil, notamment au regard de la qualité des prestations. Didier Mouget se méfie également des réglementations qui «vont à l’encontre des forces du marché». Nul doute que les intéressés sauront faire entendre leur point de vue.

Fiscalité - Contribuables VIP

Alain Kinsch soutient l’idée d’un favoritisme fiscal, autrefois prônée par Jeannot Krecké. Considérant que le pays ne connaîtra plus les mêmes recettes en provenance du secteur financier, «nous avons déjà cueilli le fruit en bas de l’arbre», le managing partner se réfère aux propositions d’ordre général d’amélioration de la compétitivité formulée par le ministre de l’Economie: «Il est super ce papier. Concernant l’équité fiscale, je concède qu’il n’est pas facile pour un homme politique de concevoir un régime spécial pour les expatriés fortunés.» M. Kinsch soutient néanmoins qu’un encadrement personnalisé en faveur d’une immigration VIP attirerait nombre de placements au Luxembourg qui profiteraient à terme, dit-il, à l’ensemble de la population.