Madame da Cruz, vous êtes financial manager dans une entreprise complètement atypique. Pouvez-vous nous décrypter un peu le contexte particulier de la Loterie Nationale?
«C’est vrai que nous sommes dans un établissement tout à fait particulier. Mais c’est bien une entreprise, qui a ses besoins de fonctionnement, ses coûts, son objet. Ses ressources humaines aussi, dont je m’occupe en parallèle de ma fonction de financial manager. Nous sommes 36 personnes, au siège de Strassen. Et, depuis peu, nous avons quatre autres personnes, qui gèrent le premier point de vente propre à la Loterie Nationale, dans le complexe commercial La Belle Etoile.
Nous sommes donc comme une PME de 40 personnes. Mais les montants qui interviennent dans nos comptes sont plutôt élevés! Ces sommes ne font que transiter chez nous. C’est un autre élément de l’atypisme: il n’est pas question de concurrence, il n’y a qu’une seule loterie. Les seules comparaisons possibles se situent dans les loteries des autres pays. Notre directeur, Léon Losch, est par exemple membre du comité exécutif de l’association européenne des loteries (European Lotteries) ainsi que du comité exécutif de l’association mondiale des loteries (World Lottery Association). C’est un réseau d’échanges intéressant.
Au Luxembourg, la Loterie Nationale est l’émanation directe de l’Œuvre Grande-Duchesse Charlotte. Pour ne pas refaire toute l’histoire qui remonte à la Seconde Guerre mondiale, simplifions en disant que la Loterie est une source de fonds pour les besoins philanthropiques de l’Œuvre.
Nous ne rémunérons pas d’actionnaires, mais nous sommes sous tutelle du Premier ministre. Nous ne faisons pas non plus de bénéfices, et nous ne payons pas de dividendes, mais nous reversons environ 53% de nos rentrées pour couvrir les gains des joueurs qui sont nos clients. Cela dégage des marges pour le sponsoring sportif, le mécénat culturel… Et le résultat net reste excellent: l’an passé, 15,3 millions d’euros ont ainsi été disponibles pour l’objet social.
Comment vous êtes-vous adaptée à ces conditions spécifiques, bien différentes de ce que l’on rencontre dans une entreprise du privé?
«En continuant à apprendre et en acceptant d’être surprise! De fait, quand vous venez de la comptabilité classique, vous vous retrouvez face à des intitulés de comptes qui n’existent nulle part ailleurs. Et il y a un vocabulaire spécifique: un lot, par exemple, cela n’entre pas dans le jargon comptable.
L’univers de la Loterie est, à l’intérieur, très sécurisé, très codifié. Et à l’extérieur, il doit aussi être très transparent! Pour maîtriser tous les aspects de la gestion particulière et évoluer, il y a des formations pointues et intensives. Saviez-vous que les loteries ont leur université? La WLA Academy organise notamment, décentralisés en Angleterre, en Bulgarie, en Italie, etc, des formations, séminaires et ateliers, des publications… Des hauts managers au personnel d’accueil, les employés des loteries d’Etat y reçoivent un accompagnement adapté et suivi.
Quels sont les grands principes de gestion et de fonctionnement, qui incombent à la direction financière?
«Il y a plusieurs niveaux, en réalité. Nous devons assurer, évidemment, une gestion classique, pour le fonctionnement de l’entreprise, avec ses flux d’entrée et de sortie, ses fournisseurs, ses clients, ses frais généraux, ses salaires, etc. Il y a, au-delà de cette gestion courante, un volet de security management qui est très important.
Tout doit être absolument rigoureux, bien préparé, testé, validé. Les procédures sont très strictes et elles sont certifiées. La Loterie Nationale est ainsi certifiée ISO/IEC 27001 depuis 2005 et dispose de la certification spéciale de la World Lottery Association (WLA 82496 décernée à Londres). Les opérations financières sont entièrement automatisées et conformes à ces procédures.
Mais le travail du manager se fait en amont, pour toute la phase de préparation et de test. Puis en aval, pour vérifier et valider les opérations exécutées. Tout doit être absolument clair avant de soumettre l’ensemble au réviseur d’entreprises. On parle de sommes qui peuvent être colossales. La cagnotte de 185 millions de l’Euromillions, qui est récemment tombée en Grande-Bretagne, cela aurait pu arriver ici…
Une équipe vous entoure-t-elle?
«Le département financier se compose de huit personnes. Deux sont à l’accueil et sont rattachées au service financier et à ses procédures, parce que ces personnes peuvent effectuer des paiements de gains. Les six autres personnes s’occupent de la gestion en back-office. Le gros du travail consiste à mettre en place les procédures et à en assurer le suivi.
Quelles ont été les évolutions majeures au cours des dernières années?
«De manière générale, je dirais que l’on a dû augmenter le niveau des procédures et les contrôles de flux, à mesure que l’on augmentait les produits. Chaque nouveauté a amené son lot de nouveaux joueurs et de nouveaux besoins, l’extension du réseau de vente des produits, du personnel supplémentaire…
Jadis, il y avait un seul produit, la Loterie se résumait à un tirage mensuel, par tranches, avec toute une animation locale autour de l’événement qui arpentait le pays. Les choses ont bien changé. Il y a eu l’introduction des billets à gratter. Et cela n’a pas cessé depuis: on introduit une dizaine de jeux de grattage par an…
Puis l’établissement Loterie Nationale a continué à se diversifier, comme doit le faire une entreprise. Le Zubito, en 2001, a amené les tirages électroniques permanents dans les lieux publics, comme les cafés… Depuis 2004 et l’entrée dans le groupe Euromillions, on a franchi un nouveau cap, avec de nouvelles embauches et, à la clé, un énorme succès au Luxembourg. L’Euromillions, au double tirage (le vendredi et le mardi, ndlr.) désormais, est devenu un produit phare… Nous avons aussi beaucoup développé les jeux en ligne, modernisé les formules, pensé à de nouveaux produits ou à d’autres créneaux… Cela bouge sans cesse.
La Loterie Nationale est donc une entreprise atypique, certes, mais qui n’en reste pas moins bien insérée dans le circuit économique local…
«Oui et c’est d’autant plus vrai que la Loterie fonctionne avec tout un réseau. Le lancement, récent, de notre propre point de vente, encore unique, à La Belle Etoile, correspond à un besoin de proximité et de disponibilité. L’idée est de fonctionner comme on le ferait au siège, mais avec des horaires de la grande distribution.
Cela reste donc une exception jusque-là. Sinon, les librairies, les kiosques, les établissements horeca, tous nos points de vente fonctionnent, pour les produits Loterie Nationale, comme un réseau de franchisés, avec un système contractuel, un cahier de charges, une discipline, une rigueur. Pour nous c’est une force de vente, un réseau de terrain et l’on doit remercier tous ces gens. Ils sont commissionnés bien entendu et on arrive là dans l’impact économique que représente la Loterie, en dehors de son objet. Les commissions versées en 2010 aux revendeurs de la Loterie ont dépassé les 6,8 millions d’euros. Il y a une demande: on nous sollicite pour entrer dans le réseau. Et les produits Loterie sont des produits d’appel pour les autres opérations commerciales de nos revendeurs. Tout cela apporte donc bien un retour à l’économie locale.
La crise économique et financière a-t-elle eu un impact visible pour vous?
«Oui et peut-être pas dans le sens que l’on pourrait croire. Certes, on vend du rêve et il y a peut-être eu davantage, dans le contexte de crise, de quête du rêve. Mais on a ressenti un tassement des mises, notamment dans les petites librairies et les cafés. Il y a une dimension psychologique, d’un côté, une logique matérielle, de l’autre…
Ce qui nous paraît fondamental, c’est de garder bien à l’esprit l’objet social qui est à la base de notre existence. Derrière chaque volet de nos activités, il y a des gens, des joueurs, des revendeurs indépendants, des salariés. Nous sommes une entreprise dans laquelle on doit et on peut toujours avoir confiance. La Loterie Nationale est, de facto, un établissement solide, fiable, sous contrôle. Le cœur du métier est dans les procédures et la direction financière doit appliquer à la lettre les règles du jeu.»
Parcours - Gros lots, banques et belles voitures
Sylvie da Cruz, notamment formatrice en finances, se définit cependant comme un exemple de «learning by doing», entre apprentissage de terrain et cours du soir… Son parcours professionnel a démarré très tôt, dans le secteur bancaire, en 1974. Après un changement d’institution financière et une orientation vers l’arbitrage bancaire, elle a pris un premier virage: «Je voulais voir autre chose que les banques, travailler dans un environnement plus humain», dit-elle. La voici, en 1981, aide-comptable dans un garage Mercedes. Elle va rester jusqu’en 2003 dans cet environnement automobile, gravissant les échelons à mesure que le réseau Meris grandissait puis passait sous étendard direct de Mercedes-Benz. Il y avait 30 personnes à son arrivée, 400 à son départ: Sylvie da Cruz était alors responsable de la comptabilité générale pour l’ensemble des sites, et, en responsable formation depuis 2000, avait mis en place la structure de formation pour le groupe Mercedes-Benz.
Cette double casquette, entre les chiffres et les êtres, allait être déterminante pour son entrée à la Loterie Nationale: «C’est arrivé un peu par hasard. Un poste s’ouvrait. Mon profil correspondait.» Dans l’univers des gros lots, des mises et des gains, Sylvie da Cruz est à la fois financial manager et DRH.