Richard Graf estime que le régime d’aide à la presse, tel que revisité en 1990, a favorisé les grands médias. (Photo: Woxx)

Richard Graf estime que le régime d’aide à la presse, tel que revisité en 1990, a favorisé les grands médias. (Photo: Woxx)

Quels seraient selon vous les sujets et enjeux principaux du débat de consultation à la Chambre?

«Lancer un véritable débat sur le rôle des médias et ne pas limiter les négociations à quelques éditeurs. Les organisations de journalistes étaient absentes lors des ‘réformes’ des 15 dernières années. Il faut espérer que leur réunification programmée contribue à un renforcement de leur position dans ces débats.

Il faudra rouvrir le débat sur le droit à l’information. La loi sur l’accès à l’information peine à se concrétiser. Non seulement les besoins spécifiques de la presse pour cet accès sont mal compris, mais le rôle que doit et peut jouer la presse dans un processus démocratique de prise de décision n’est pas reconnu. Or, si on ne donne pas à la presse les moyens de disposer d’informations correctes dans un laps de temps qui ne freine pas son travail, on ouvre la voie à la spéculation et aux ‘fake news’ dont se plaint justement l’instigateur de ce débat.

Il ne faut pas mettre en concurrence l’online avec le print.

Richard Graf, membre fondateur et journaliste de Woxx

Quels moyens, mesures ou règles seraient nécessaires à votre avis pour préserver la pluralité et l’indépendance de la presse?

«Si la presse écrite est en difficulté, elle n’est pas morte pour autant. Il faut trouver des équilibres entre la presse print et la presse en ligne qui permettent aux journalistes de faire leur travail, sans devoir se soucier constamment de leur propre existence économique. Cet équilibre doit être trouvé entre les différentes formes de médias globalement, mais aussi à l’intérieur de chaque maison d’édition et de chaque publication: il ne faut pas mettre en concurrence l’online avec le print. Il faut favoriser leur complémentarité. Donc ne pas forcer les uns à renoncer à des ressources pour faire fonctionner les autres.

Quel devrait être le rôle des institutions publiques (voire du service public) à vos yeux?

«L’État doit assurer des équilibres indispensables pour garantir la liberté de l’information et de la presse. Sur un territoire aussi exigu que celui du Luxembourg, avec une population qui - pour quelques décennies encore - ne dépassera pas un million, cet équilibre ne peut se faire sans appui financier par des deniers publics. Mais il faut aussi éviter des dérapages, comme ceux auxquels le déplafonnement de l’aide a mené. Si des millions sont investis pour maintenir ou renforcer le déséquilibre, il ne reste plus de moyens pour soutenir de nouvelles formes d’échange et de communication.

Comment un «ajustement plus global» de l’aide à la presse écrite devrait-il selon vous s’articuler?

«S’il s’agit vraiment de ‘préserver la pluralité et l’indépendance de la presse’, il ne faut pas perdre de vue que le système actuel de la ‘promotion’ de la presse ne répond plus à l’idée initiale de l’‘aide’ à la presse inventée au milieu des années 1970. À l’époque, cela fut le succès de la télé qui partout en Europe concurrençait la presse écrite classique. Elle avait sapé le ‘business plan’ même des plus gros titres, car les budgets publicitaires étaient de plus en plus orientés vers l’audiovisuel et commençaient à manquer aux éditeurs ‘print’. Les ‘Trente glorieuses’, avec des budgets publicitaires toujours croissants, avaient un peu freiné ce phénomène, mais la crise des années 1970 sonnait le glas à de nombreux titres dans les pays industrialisés, surtout de presse locale et régionale.

L’aide à la presse - instaurée sous un gouvernement sans participation du CSV - a non seulement permis de freiner ce phénomène au niveau du Luxembourg: aucun titre de la presse locale n’avait rendu l’âme, et jusqu’à la fin du siècle il y en a même eu de nouveaux, mais l’aide à la presse était surtout aussi nécessaire pour maintenir la pluralité de la presse sur un territoire qui comptait alors un peu plus de 300.000 habitants. Un financement de la presse écrite uniquement à travers les recettes publicitaires et la vente d’abonnements n’était plus possible et rendait la plupart des titres dépendants des groupes d’intérêts respectifs qui venaient à leur secours.

Le système de l’aide indirecte via des annonces et des avis que l’État publiait à grands frais dans différents supports avait touché à des limites. Au départ il était injuste, car le prix des millimètres d’avis publiés variait en fonction des tirages des titres, de sorte que les plus forts recevaient ainsi le plus grand appui. Pour continuer à garantir la pluralité, le volume des annonces publiques aurait dû augmenter énormément - ce qui aurait encore renforcé l’inégalité.

La solution: renforcer la qualité des quotidiens et hebdomadaires en subsidiant directement les rédactions qui respectent un minimum de critères. Un tiers des subsides était octroyé de façon identique aux titres reconnus, deux tiers via un système de rétribution du nombre des pages éditoriales réalisées au cours d’une période de référence. Le système se caractérisait en plus par un plafonnement du nombre de pages rédactionnelles à prendre en compte. Le poids des ‘petits’ éditeurs par rapport aux deux grands dans l’attribution de cette aide était environ d’un tiers contre deux tiers.

Ce système et son principe de base furent abandonnés à la fin des années 1990, lors de l’instauration de la ‘promotion’ de la presse: le plafond disparaissait. Le montant de référence réparti de façon égale aux titres reconnus ne représente plus qu’un sixième de l’enveloppe annuelle déboursée par l’État. Et le rapport entre les petits titres indépendants et ceux dépendant des deux plus importants éditeurs est tombé en proportion égale.

Une tentative de réforme qui devait alors englober l’aide directe et indirecte sous le dernier gouvernement Juncker avait échoué, entre autres à cause du départ du ministre des médias de l’époque.

Il s’avère que l’actuel gouvernement - à nouveau constitué d’une coalition sans le CSV - s’était fixé comme but de réformer le système d’aide en place: ‘Le régime actuel de l’aide à la presse écrite, garant de médias pluralistes réalisés par des éditeurs professionnels, sera optimisé en concertation étroite avec les éditeurs luxembourgeois. Son évolution à long terme dans le contexte de l’internet et de l’ère numérique sera étudiée.’

Cette volonté de réformer semblait venir juste à temps: comme dans les années 1970, la presse se trouve devant de nouveaux grands défis et elle doit bien prendre un virage, celui du numérique. Encore une fois le ‘business model’ doit être revu, car des pans entiers de revenus sont non seulement réorientés, mais disparaissent, étant donné que la publicité online rapporte moins et le public est de moins en moins enclin à payer pour des abonnements alors que l’information gratuite semble disponible partout.

La ‘concertation étroite’ s’est résumée jusqu’à présent à 3 ou 4 réunions avec les éditeurs - ou plutôt avec quelques éditeurs, car on oubliait de temps en temps d’inviter tous les concernés. Une première ébauche de réforme présentée fin 2015 consistait à retirer 20 pour cent de l’aide à la presse écrite pour octroyer cette somme à la presse ‘online’, c.-à-d. à des éditeurs qui auraient des publications online et qui ne profitent pas de l’aide à la presse écrite. Ce fut évidemment un non-sens par rapport à la propre déclaration gouvernementale car l’‘optimisation’ souhaitée aurait mené tout droit à la ruine des petits éditeurs qui n’auraient plus pu assurer les critères de base nécessaires pour continuer à profiter de l’aide: en l’occurrence, maintenir une équipe rédactionnelle d’au moins cinq journalistes.

Le deuxième jet, coulé entre-temps en un règlement du ‘gouvernement en conseil’ - une sorte de super règlement ministériel signé par tous les membres du gouvernement, mais sans base légale autonome à part une ligne budgétaire - ne met plus en concurrence directe la presse écrite et celle appelée ‘en ligne’ (et définie nulle part, faute de texte de loi afférent). Mais il n’arrange que les éditeurs qui, soit disposent déjà d’une publication ‘en ligne’ qui répond aux critères énoncés, soit sont de gros patrons qui peuvent puiser dans un grand vivrier de journalistes reconnus pour mettre en place une telle publication.

L’obligation combinée d’engager deux journalistes professionnels et de présenter chaque année des dépenses d’au moins 200.000 euros est évidemment un obstacle important pour les petites structures qui ont déjà dû affronter d’énormes difficultés ces dernières années pour maintenir leurs publications print depuis la crise de 2008. À cela s’ajoute la période de ‘stage’ de 6 mois des nouveaux journalistes avant de pouvoir toucher à l’aide, période pendant laquelle le financement doit être garanti à 100% par la publication elle-même. C’est le principe opposé des mesures prises pour n’importe quelle start-up.

Le texte retenu s’avère aussi peu précis sur beaucoup de points. La commission instaurée pour aviser les demandes se trouvera rapidement devant des problèmes d’interprétation. Les tribunaux administratifs peuvent s’attendre à du travail supplémentaire en cas de refus. Est-ce bien utile?

En plus, l’idée d’un replafonnage de l’aide à la presse écrite (qui aurait pu s’accompagner d’un rééquilibrage de la part fondamentale) semble avoir été abandonnée en cours de route.

Le défi de la presse écrite étant justement de ne pas rater le virage du numérique, une combinaison des deux finalités eût été judicieuse: rééquilibrer les dérapages de l’aide à la presse avec un réel appui des rédactions en place pour s’investir dans des publications en ligne de qualité, donc profitant d’un renforcement professionnel, sans augmenter encore les barrières. Il semble bien que la première partie de la réforme aille dans le sens contraire du but initial. Pour ne pas rater la deuxième, une discussion plus approfondie avec tous les concernés - y compris les organisations de journalistes - doit avoir lieu. Ne consulter que quelques-uns des éditeurs s’avère peu fructueux.

Une première étape serait déjà le renforcement des médias en place au lieu de leur mise en concurrence.

Richard Graf, membre fondateur et journaliste de Woxx

Comment devrait-on aborder les phénomènes en ligne tels que les «fake news», les bulles, ou les algorithmes des réseaux sociaux?

«Une première étape serait déjà le renforcement des médias en place au lieu de leur mise en concurrence. S’il est vrai que ceux-ci doivent s’adapter à de nouvelles donnes, il ne s’agit pas d’abandonner ce qui a été positif. Si l’image de certains médias traditionnels est ternie, cela s’explique notamment par un manque d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs en place. Il faudra s’émanciper non seulement des pouvoirs politiques, mais également des décideurs économiques, pour regagner la confiance du public. Or une aide publique bien pensée et attribuée selon des critères objectifs et vérifiables permettrait de renforcer le poids des rédactions à l’intérieur des maisons d’édition.

Pour que les ‘fake news’ fonctionnent, il ne faut pas seulement des auteurs pour les lancer à travers l’internet, il faut aussi un public captif, qui ne se soucie guère des sources dont proviennent de telles ‘informations’.

Le danger des ‘fake news’ n’est pas seulement leur effet direct, qui est d’influer sur l’opinion publique et les débats de société, voire des élections. À long terme, l’existence de ‘fake news’ tuera toute confiance dans le métier de l’information. Même les journalistes les plus sérieux auront de plus en plus de problèmes à se justifier. Le dénigrement des médias traditionnels (dont - il est vrai - beaucoup ont commis des erreurs) va de pair avec l’avènement des ‘informations alternatives’.

Mais le seul renforcement du journalisme professionnel n’est pas suffisant. Sur le net, chacun est consommateur, mais aussi producteur d’information. L’apprentissage d’un bon usage de l’internet passe donc aussi par un apprentissage de l’utilisation critique des médias en général. Il s’agit donc aussi de soutenir toutes les structures et associations qui contribuent à cet effort. Qu’il s’agisse de journaux ou de sites d’écoles, de radios ou télés libres, de projets médias d’établissement ou de groupements de jeunes… partout des appuis professionnels tant journalistiques que pédagogiques ne peuvent que contribuer à améliorer la situation.»