Anne-Isabelle Gilliard: Ma double compétence, en droit et en psychologie, m'aide beaucoup dans les relations avec les syndicats. (Photo: Olivier Minaire)

Anne-Isabelle Gilliard: Ma double compétence, en droit et en psychologie, m'aide beaucoup dans les relations avec les syndicats. (Photo: Olivier Minaire)

Madame Gilliard, comment est organisé le service RH au sein du groupe Jost?

«Je travaille avec une équipe de sept collaborateurs qui gèrent l’aspect administratif. Nous n’avons pas encore de politique définie en matière de RH ‘soft’, c’est-à-dire de processus concernant la formation continue, la gestion des carrières, le recrutement ou la gestion des performances.

Cette absence de formalisation ne vous a-t-elle pas effrayée, lors de votre entrée en fonction?

«Cela ne me dérangeait pas, car je le savais avant d’intégrer mon poste. J’avais, et j’ai toujours, deux grands objectifs: la mise en place des processus RH et la prévention des contrôles sociaux, dans les différents sites où nous travaillons. Et ils sont nombreux!

Comment est structuré le groupe?

«Au niveau du Luxembourg, à Weiswampach, nous avons le siège et les sociétés Jost Management et Jost SA; au niveau belge, neuf sociétés, avec beaucoup de sites différents, ainsi qu’en Italie, en Pologne, en Roumanie, en France, en Allemagne, en Slovaquie et en Tunisie…

Cela pose quelques problèmes, pour la gestion de la paie notamment. Certains collaborateurs se retrouvent à cinq endroits différents, avec des collègues qui ne sont pas payés de la même façon qu’eux. On travaille avec quatre secrétariats sociaux différents, parce qu’on a repris des entreprises directement, telles quelles. Parmi mes ‘to do’, il y a la mise en place de car policies, la réduction du nombre de prestataires, par exemple pour les tickets-repas… de façon à optimiser les coûts. Ce sont là des choses qui prennent beaucoup de temps.

Quelle est votre approche, à ce niveau?

«D’abord, une phase de rassemblement d’informations puis, revoir les partenaires et faire des appels d’offres. Pour l’intérim, cela a déjà été fait: nous travaillions avec sept sociétés, il n’y en a plus que deux. Ce qui nous permet de bénéficier de taux bien plus intéressants. Mais je suis la seule à faire cela, donc forcément, ça avance petit à petit.

N’auriez-vous pas besoin d’être secondée, pour faire face aux enjeux RH qui se posent dans cette entreprise qui a connu une croissance erratique?

«Je ne dirais pas ‘erratique’, mais il est vrai que quand on grandit rapidement, il est très difficile de tout vérifier, tout contrôler. Pour l’instant, il n’y a pas d’autre reprise en vue, donc j’essaie de profiter de ce moment de ‘pause’ pour structurer nos processus.

Je suis juriste de formation, et c’est très utile dans cette fonction, pour la mise en place de tous les documents légaux nécessaires, pour les contrats de travail mais aussi la réglementation sociale en vigueur dans les pays où Jost travaille. Je continue d’ailleurs de me former et je suis actuellement une formation en droit social luxembourgeois à la CSL (Chambre des salariés, ndlr). Ma double compétence, puisque j’ai hésité entre le droit et la psychologie au départ, m’aide beaucoup dans les relations avec les syndicats, notamment.

Quelles procédures aimeriez-vous mettre en place prochainement?

«J’aimerais vraiment pouvoir développer le principe d’un entretien annuel d’évaluation, pour l’ensemble du personnel. Le formulaire est déjà prêt, je vais lancer une phase de test en janvier 2014, pour les services support. Si je parviens à convaincre les managers de l’intérêt de ce procédé, s’ils acceptent de se former, j’espère l’étendre à toutes les entités du groupe dans les prochains mois.

Vous évoquiez les contrôles sociaux, sont-ils fréquents?

«Il y en a sans cesse! Quand ce n’est pas dans une société, c’est dans une autre. Je dis parfois que je suis un pompier! Le secteur du transport est très surveillé, très contrôlé. C’est très intéressant intellectuellement, il y a beaucoup de problématiques différentes, d’une société à l’autre. Je ne m’en plains pas! D’un autre côté, j’aimerais également avoir un peu de temps pour mettre en place le reste. On ne peut pas être sur tous les fronts à la fois… On refera le point dans 10 ans, pour voir ce que j’ai fait!

Avez-vous des soucis, en termes d’adaptation humaine, lors des reprises d’entreprises?

«Lors de certaines reprises, en effet, des collaborateurs ont du mal à s’adapter au groupe, aux nouvelles façons de fonctionner, aux procédures qui changent, etc. Il a parfois fallu procéder à des licenciements, à l’encontre de personnes qui ne s’adaptaient pas du tout, voire faisaient de la rétention d’informations ou travaillaient dans un sens contraire.

Des attitudes qui s’expliquent par une sorte de «fidélité morale» à leur ancien employeur?

«Tout à fait, cela peut jouer, bien sûr. Et parfois aussi, il s’agit d’entreprises familiales; c’est très dur de se faire reprendre. Sans entrer dans les détails, je dirais simplement que parfois, cela ne se passe pas de façon très… facile. Nous sommes alors obligés d’en arriver à ce genre de décisions.

Combien de collaborateurs le groupe compte-t-il actuellement?

«Environ deux milliers de personnes, avec la partie scierie et cogénération, à Vielsalm (en Belgique). M.Jost est très attaché à sa région d’origine, il adore la nature, il aime ces paysages… Il a eu l’occasion de reprendre cette société qui n’allait pas bien, et voilà! C’est une diversification qui n’était pas prévue au départ, mais il en a profité. Évidemment, les activités se combinent bien, puisque tout le bois est transporté par nos camions.

Bien que la conjoncture soit très rude pour le secteur des transports, vous continuez votre expansion?

«Nous avons beaucoup procédé par rachat d’entreprises, nous avons donc du personnel qui arrive ‘spontanément’. La plupart du temps, nous reprenons l’ensemble des collaborateurs lors d’un rachat. C’est une grosse partie de notre ‘recrutement’, mais je dois aussi souligner que nous avons un personnel extrêmement fidèle, le taux de rotation est très bas, ce qui est évidemment très favorable.

Lorsque vous procédez néanmoins à des recrutements, quelle est la procédure?

«Pour les chauffeurs, le recrutement se fait au niveau local, par le responsable du site. Le processus est assez poussé, un chauffeur poids lourd est quelqu’un qui peut être très dangereux, s’il ne maîtrise pas correctement la conduite et les manipulations. Il y a donc des tests pratiques et théoriques avant l’embauche. Nous avons en outre toute une équipe de formateurs, à Battice (Liège). Nous essayons de prendre l’habitude que tous les tests se fassent là-bas, avec un même évaluateur. Pour qu’il n’y en ait pas de plus ‘coulants’ que d’autres.

Recourez-vous également à la formation continue?

«Oui, en interne essentiellement, avec un processus identique pour tout le monde. Les tests avant l’embauche, puis une formation à l’entrée, qui dure un ou deux jours, avec un accompagnateur qui relève les erreurs et les corrige. Nous voulons vraiment nous assurer que les chauffeurs respectent nos codes et surtout l’eco-driving, très important chez nous. L’objectif étant que tous nos conducteurs consomment le moins possible de carburant. Si on constate que sur une semaine, la consommation pour un chauffeur est trop importante, même chez un ancien, il y a reprise en formation automatique.

Après un mois passé dans l’entreprise, pour les nouveaux, il y a également une reprise d’office en formation. Pour voir comment ils ont évolué. Cela est valable aussi en cas de dégâts ou de choses n’ayant pas été faites correctement, comme un excès de vitesse, des erreurs de chargement ou de déchargement… Nous avons un véritable dossier, pour chacun de nos chauffeurs, avec toutes les infractions qu’ils ont commises. Il y a un très gros suivi là-dessus.

Peut-il y avoir des sanctions?

«Bien sûr! Des amendes, prévues par la réglementation du travail, sont retirées automatiquement des salaires des chauffeurs, selon l’infraction commise. Outre ce suivi très strict des chauffeurs, nous organisons des formations sur les équipements d’informatique embarquée, ainsi qu’en langues.

De quel statut vos chauffeurs relèvent-ils?

«Cela dépend des sociétés. S’ils sont sous la société Jost & Cie, c’est un règlement de travail belge, avec un statut ouvrier. En Belgique, les deux statuts, ouvriers et employés, existent encore. Au 1er janvier 2014 – et cela est aussi un gros dossier sur lequel je travaille –, un statut unique va entrer en vigueur pour les jours de carence et les préavis. C’est une grosse révolution, puisque les délais étaient beaucoup plus courts pour les ouvriers. On va, petit à petit, harmoniser tout cela. Il faudra, en outre, motiver tous les licenciements. Cela va être un fameux travail!

Ne seriez-vous pas tentés de regrouper tous vos chauffeurs sous une même société?

«C’est impossible, car tout dépend des pays dans lesquels ils roulent. Quand un chauffeur fait 90% de sa route en Belgique, on ne peut pas le mettre sous statut luxembourgeois, par exemple. Nous faisons d’ailleurs beaucoup de transports nationaux, il est rare que nos chauffeurs passent une semaine à l’étranger.

Recrutez-vous beaucoup de chauffeurs dans vos sociétés étrangères, pour les faire rouler en Belgique ou en France?

«Il y a évidemment l’aspect coûts qui entre en considération. Quand on peut le faire, on le fait; mais en respectant les réglementations. Il faut faire en sorte que ces chauffeurs ne roulent pas trop sur des territoires autres que slovaques, polonais ou roumains. L’aspect ‘lieu de travail’ est extrêmement important, pour rester dans les dispositions légales.

Parvenez-vous à créer un esprit «corporate», dans un groupe aussi éclaté, géographiquement?

«C’est une bonne question, un vrai sujet sur lequel travaille notre service de communication, qui diffuse notamment des brochures en interne. Ce que je peux en dire, c’est que j’ai ressenti, dès mon arrivée, un sentiment d’appartenance au groupe Jost. Je crois que c’est une fierté. La plupart des collaborateurs sont Belges, c’est un Belge qui est à la tête, l’entreprise conserve son ancrage régional, malgré l’ampleur qu’elle prend… Il en découle, je crois, le très faible turnover. Certains s’en vont, puis reviennent… si on les accepte, évidemment! C’est donc très positif.

Les salariés qui quittent le groupe sont-ils à la recherche de meilleures conditions salariales?

«Au niveau belge, on applique les barèmes du secteur des transports, qui ne proposent pas des salaires mirobolants. Ce n’est donc pas pour le salaire que les gens restent. C’est pour autre chose: le contenu du travail, l’ambiance…

Comment décririez-vous cette ambiance?

«Typique de la culture germanophone! Le travail avant tout, et une fois qu’il est terminé, on peut s’amuser. Nous avons ce bon mix, très agréable, je trouve. Au pot du vendredi soir, offert par le patron, il y a toujours beaucoup de monde! Un autre exemple est celui de Francorchamps, lorsque nous invitions nos clients à la course. L’organisation de l’événement, qui se fait sur la base du volontariat, est toujours exemplaire, nous ne manquons jamais de collaborateurs pour tenir le stand… et le nôtre est toujours le dernier à fermer! L’esprit Jost, c’est vraiment cela!

Notre patron s’est entouré d’un cercle de personnes qui lui rapportent directement. Pour la plupart, il les connaissait avant. Cela a ses inconvénients et ses avantages: une défiance, parfois, au départ, mais comme il a fait cela pour tout son premier rang, ce sont des gens qui sont extrêmement attachés à lui. J’en fais partie, d’ailleurs. On connaît le personnage, avec ses qualités et ses défauts!

Jost Group est une société familiale, cet esprit particulier vous a-t-il attirée?

«Certainement! L’entreprise est toujours restée dans les mains de la famille, en effet, puisque Roland Jost est le fils du fondateur et l’unique actionnaire, à ma connaissance. Mais il l’a énormément développée. À l’époque, il y avait une vingtaine de camions, maintenant, nous en sommes à près de 1.200 camions et 1.600 remorques, pour un chiffre d’affaires de 500 millions d’euros environ.

Il y a énormément à faire, dans l’entreprise, personne ne chôme, et c’est ce qui me plaît. Je dirais même que je m’amuse. J’en ai pour les 10 années à venir, à tout mettre en place!»

Parcours

«Une approche intégrée des RH»

Pour Anne-Isabelle Gilliard, 39 ans, un diplôme universitaire est loin d’être une fin en soi. Depuis l’obtention de sa licence en droit à l’UCL, en 1998, la juriste n’a eu de cesse de suivre des formations complémentaires, dans le domaine bancaire, tout d’abord, avant d’approfondir ses compétences dans toutes les thématiques du droit social. Sa carrière, entamée au service commercial de KBC Bank à Bruxelles, puis au service juridique et contentieux d’ING, prend un tournant vers les ressources humaines, lorsqu’elle devient, en avril 2003, senior consultant chez SD Worx. De nombreuses missions en entreprise lui permettent de développer «une approche intégrée des RH: GRH, communication, fiscalité et droit social». En mars 2007, elle rejoint le secteur industriel, tout d’abord chez Cockerill Maintenance et Ingénierie à Liège, puis chez Chimac-Agriphar. C’est en juin 2012 qu’elle devient HR director chez Jost Group, à Weiswampach, où elle est également Belgian and Luxembourg labour law director. Rapportant directement au patron du groupe, elle est membre du comité de direction.