Guillaume Bouffard: «Solvency II devient la vie au quotidien.» (Photo: Julien Becker)

Guillaume Bouffard: «Solvency II devient la vie au quotidien.» (Photo: Julien Becker)

À l’instar de leurs collègues européens, les assureurs luxembourgeois sont dans l’attente de la finalisation de LA directive censée réguler leur métier dans la période post-crise financière: Solvency II. Derrière ce nom de code se cache un dispositif qui vise à refondre plusieurs directives pour harmoniser«les exigences relatives au capital réglementaire qu’une entreprise d’assurance doit obligatoirement détenir pour faire face aux événements imprévus», comme l’indique le site internet de la Commission européenne.

Mais l’instance n’est pas seul architecte de ce chantier. Entre les avis du Conseil européen, la mise en place d’une nouvelle autorité de surveillance du secteur financier (l’Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles – AEAPP) et les votes au Parlement de Strasbourg, le projet, dont les principes cadres ont été votés en 2009, est transbahuté entre les arcanes européens, au gré des enjeux des uns et de l’agenda des autres.

Le superviseur sollicité

2014, 2015, voire 2016… les pronostics n’en finissent plus concernant l’implémentation des règles de Solvency II dont l’architecture repose sur la notion du risque encouru par l’assureur et décliné en trois piliers: des exigences quantitatives quant aux fonds propres disponibles par rapport au modèle d’affaires, une redéfinition de la gouvernance des entreprises ainsi qu’une communication à l’égard des informations relatives aux deuxième et troisième piliers (le reporting). L’un des objectifs de Solvency II est donc de comparer les entreprises entre elles – de gagner en transparence – grâce à la mise en place de modèles de reporting standard ou comparables, à condition qu’ils soient validés par l’autorité de supervision nationale.

«Compte tenu de la complexité déjà grande de Solvabilité II, nous avons opté pour la formule standard et non pour le développement d’un modèle interne, précise Guillaume Bouffard, chief financial officer de Lombard International Assurance. Le projet représente un investissement important que nous chiffrons à 5 millions d’euros depuis sa mise en place en 2010. Mais il ne se résume pas aux coûts importants, l’approche de Solvabilité II apporte de nombreux bénéfices, au premier rang desquels une meilleure compréhension des risques de la compagnie et leur intégration systématique dans le processus de prise de décision.»

À l’instar de Lombard, le secteur de l’assurance luxembourgeois s’est montré plutôt proactif à l’égard de l’entrée en vigueur de Solvency II, comme le fait remarquer le rapport annuel du Commissariat aux assurances portant sur 2012: «Le Commissariat se doit de souligner (…) que de nets progrès ont pu être constatés au niveau des méthodologies et de la qualité des données de base depuis 2009.»Solvency II aurait donc au moins le mérite de donner l’occasion aux entreprises du secteur de revoir et donc d’améliorer leurs pratiques. «La qualité du reporting s’est considérablement améliorée ces deux dernières années, note Thierry Flamand associé chez Deloitte Luxembourg. Nous sommes bien positionnés par rapport aux pays voisins.»

Mais patience et longueur de temps sont, dans ce cas, synonymes de coûts. Et le manque de visibilité pousse les assureurs à solliciter de l’aide auprès du superviseur national. «Nous partageons le souci des assureurs et nous avons consacré beaucoup de temps et de ressources depuis 2009, note Victor Rod, président du comité de direction du Commissariat aux assurances. Face aux incertitudes, il importe de se mettre d’accord au niveau européen d’ici à la fin 2013 sur les principaux aspects et une mise en application progressive dès le 1er janvier 2016. Je crains que si nous dépassons ce délai, la directive ne voie pas le jour.»

Quand l’Omnibus II passe

Cette harmonisation des agendas dépendra du sort de la directive Omnibus II, sorte d’appendice de Solvency II qui prévoit la possibilité d’adopter des dispositions dites «transitoires» pour permettre l’adaptation progressive des organismes d’assurance au nouveau régime.Le dernier agenda indique que le train Omnibus et son lot de consultations devraient être soumis au Parlement européen d’ici à la fin de l’année, la date d’octobre est évoquée. Un des travaux préliminaires à son adoption a été rendu public par l’AEAPP en juillet concernant les produits d’assurance offrant des garanties de long terme, Omnibus II prévoyant des mesures facilitant la fourniture de ce type de produits. Les conclusions de l’enquête indiquent que: «L’environnement actuel (…) crée des difficultés aux assureurs offrant des garanties de long terme (essentiellement les assureurs de la branche vie) et nécessite d’apporter quelques adaptations aux exigences prévues par la directive.»

Il faudrait doncrevoir les éléments relatifs aux produits offrant des garanties de long terme dans Omnibus II, ce qui pourrait s’avérer compliqué. Le rapport le reconnaît lui-même: «En raison de la diversité et de la complexité des produits d’assurance offrant des garanties de long terme proposés dans l’ensemble de l’UE, il n’a pas encore été possible de parvenir à un accord final sur les mesures correspondantes, le paquet ‘garanties de long terme’.»

Guider les investissements

Ces tergiversations politiques autour du grand marché européen de l’assurance – qui représente quelque 6.000 emplois au Luxembourg – montrent que l’objet principal de la directive, outre la protection des assurés, est de régler la bonne marche des produits voire de guider le marché, comme dans le cas des fonds de pension. «La création d’un marché intérieur des fonds de pension est relativement difficile car elle est soumise à des influences gouvernementales variant d’un pays à l’autre, ajoute Victor Rod. Or si les fonds de pension et les assurances individuelles se rapprochent quant à leurs principes, les deux produits ont des conceptions sociétales différentes.»

Cette volonté d’harmonisation des fonds de pension est guidée par leur défaillance dans certains pays d’où provient une part importante des rémunérations des retraites. «Or au Luxembourg, les pensions sont davantage couvertes par le premier pilier, précise Victor Rod. L’un des autres objectifs de Solvency II est d’amener les assureurs à investir davantage dans les fonds d’État, dans l’économie nationale, ce qui est tout à fait louable, mais je doute que cela fonctionne dans notre secteur.»Cette difficulté d’harmoniser le marché européen de l’assurance caractérisé par des pratiques disparates marque probablement une des limites de Solvency II et explique, en partie, le retard engendré par le projet.

Devenir le quotidien

Or la directive précédente (Solvency I) n’avait pas, selon les experts, démérité quant à ses principes. Ce qui n’a pas empêché le législateur de revoir son attirail en raison des pratiques du marché. «Nous n’avons pas observé de défaillance majeure tant que les entreprises ont été gérées par des assureurs qui savaient prendre leur responsabilité»,tempère Victor Rod.

La crise économique, si elle n’est pas le fruit de la pratique du secteur de l’assurance, a donc entraîné en cascade la volonté de mieux faire correspondre les textes à l’actualité des marchés financiers. «La crise a révélé que le monde d’avant ne fonctionnait plus, note Thierry Flamand. Les États ont donc voulu reprendre les choses en main et regrouper les responsabilités sur base du constat que la culture et les structures des marchés financiers avaient complètement changé les règles du jeu.»

Or les initiatives gouvernementales se révéleraient inadaptées lorsqu’elles considèrent, au même titre que l’industrie bancaire, des risques systémiques pour l’assurance. «Nous n’observons pas de risque systémique dans notre marché, précise Guillaume Bouffard. Les deux mondes sont caractérisés par des métiers différents.»

Et Victor Rod d’ajouter que «la différence fondamentale entre les banques et l’assurance relève de la liquidité. La banque a besoin de rechercher de la liquidité auprès de ses pairs constamment. L’assureur, de son côté, la recueille en début d’année auprès de sa clientèle.»

L’un des autres grands objectifs de Solvency II est de revoir les pratiques des entreprises en matière de gouvernance et donc de responsabiliser encore davantage leurs dirigeants, de la direction opérationnelle aux administrateurs en passant par les actionnaires. «L’AEAPP a défini récemment les règles de gouvernance qui entreront en vigueur avant Solvency II, au plus tard d’ici 2015, et qui seront d’application quoi qu’il arrive à la directive», note Victor Rod.

Avec un pilier relatif aux ratios de liquidité qui deviennent des standards et un deuxième dont les principes seront instaurés en marge du vote de la directive, les assureurs imaginent mal un retour en arrière de mesures prises proactivement. «Solvency II devient la vie au quotidien», relève Guillaume Bouffard. Reste que chaque pas supplémentaire vers la mise en conformité de Solvency II est analysé à l’aune du marché et de la santé financière de l’entreprise. «Les exigences en matière de reporting sont particulièrement importantes, note Thierry Flamand. La directive en étant encore à une phase de draft, les assureurs regardent donc à deux fois avant d’investir, mais ils en profitent pour renouveler différents éléments de leur gestion par le biais de ces dépenses dont les systèmes d’information.»

Maintenir les investissements et la réputation

Au gré des discussions, la date du 1er janvier 2014 apparaît comme centrale et les acteurs du secteur l’attendent pour y voir plus clair. Sauf si les commissaires décident de se donner une marge supplémentaire. Le commissaire européen Michel Barnier, en charge du marché intérieur, était d’ailleurs prêt à se donner quelques mois supplémentaires. C’était en septembre 2012.

«Il ne faut pas oublier que 2014 est une année d’élections dans différents pays ainsi qu’au niveau européen, ajoute Thierry Flamand. En outre, Karel Van Hulle, le chef de l’unité Assurances et Pensions de la Commission européenne vient de partir à la retraite. Son successeur doit donc former une nouvelle équipe.» Klaus Wiedner, c’est son successeur, et ses collaborateurs devront donc jouer un rôle important dans ce dossier, au même titre que la présidence lituanienne de l’Union européenne. «Ce pays n’a pas d’enjeu particulier en la matière et peut donc agir de façon relativement désintéressée, comme l’avait fait à l’époque le Luxembourg concernant les quotas de pêche»,lance Victor Rod.

Le projet Solvency II n’empêche pas le secteur de l’assurance luxembourgeois de garder le sourire, même s’il est un peu pincé depuis quelques semaines. Pas étonnant dès lors que des sondages menés régulièrement placent la réglementation parmi les plus grandes craintes des acteurs. Et il n’était ici question que de Solvency II…

Dans ce contexte, les assureurs luxembourgeois ont tout intérêt, dans la mesure de leurs moyens, à continuer à être proactifs vis-à-vis de ce que d’aucuns avaient décrit comme le «tsunami réglementaire». La plus grande partie de leurs revenus étant générés grâce à des clients étrangers, la réputation de la Place grâce à la conformité réglementaire… prime.

Documentation

Gros volume, faible compréhension

L’ampleur de Solvency II, qui vise à instaurer un régime prudentiel et de surveillance harmonisé et fondé sur le risque, se mesure encore mieux en évoquant quelques chiffres.

14: c’est le nombre de directives que le texte, une fois finalisé, remplacera.

2.000: c’est le nombre de pages du dossier évoqué par les experts interrogés. Voilà de quoi rebuter les jeunes étudiants motivés par le secteur des assurances. «À la fin du processus, on devrait approcher les 3.000 pages», s’accordent à dire les spécialistes. Sans compter les 15.000 pages de documents des consultations préparatoires. La crise est certainement passée par là, l’élargissement de l’Union européenne également.T.

Association

La création de l’AEAPP

L’Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles(AEAPP ou EIOPA, European Insurance and Occupational Pensions Authority) a été créée le 1er janvier 2011, dans le cadre de la réforme apportée à la structure de la surveillance du secteur financier dans l’Union européenne. Elle fait partie du Système européen de surveillance financière, lequel se compose de trois autorités européennes de surveillance (banques, marchés financiers et assurances) et Conseil européen du risque systémique.

Surveillance

Un secteur, un Commissariat

Le Commissariat aux assurances (Commassu) assure la surveillance prudentielle journalière des entreprises et personnes au sein du secteur de l’assurance. Depuis 2007, il dispose du pouvoir d’édicter des réglementations. Le ministre des Finances reste, quant à lui, compétent pour l’octroi ou le retrait d’un agrément légal, en étroite collaboration avec le Commassu. Une large part de son travail est d’ailleurs consacrée à l’accueil et l’information d’acteurs étrangers de l’assurance et de la réassurance sur le territoire grand-ducal. Son autre mission majeure est de vérifier les états financiers périodiques des entités ainsi que d’opérer des contrôles sur place. L’agenda de son équipe est régulièrement occupé par une participation active aux travaux législatifs rattachés au secteur. En particulier la mise en place du nouveau cadre prudentiel européen, Solvency II, qui s’accompagne sur le plan local de différents projets de loi, dont celui menant à la création du statut de professionnel du secteur de l’assurance (voir pages 90-94). Ce chantier réglementaire est aussi l’occasion de revoir différents textes officiels, en particulier la loi de base du 6 décembre 1991 sur le secteur de l’assurance. En tout, cinq dossiers parlementaires, de plus ou moins grande envergure, se rattachent à la mise en place de Solvency II. Outre ses collaborateurs, le Commissariat s’appuie sur l’expertise des professionnels de la Place pour nourrir l’évolution des textes de loi.