Monsieur Saluzzi, lors de votre première conférence de presse de l’année, en janvier, vous aviez indiqué qu’il était temps que l’industrie de la gestion d’actifs puisse se concentrer à nouveau exclusivement sur ses clients. Cela veut-il dire que la page de la vague réglementaire qui vous a accaparés ces dernières années est tournée?
«Il nous reste encore quelques morceaux à digérer comme Ucits V, Mifid II et la réforme sur les fonds monétaires, qui sont quand même des développements réglementaires d’importance, mais au moins, nous n’avons pas d’autres sujets qui arrivent à l’agenda pour le moment. Comparé au déferlement que nous avons connu récemment, cela devrait en tous les cas nous permettre de nous refocaliser en effet sur d’autres choses.
Avez-vous le sentiment que les acteurs ont pris un certain retard dans leur business development?
«La plupart des grands acteurs le disent: ces dernières années, entre 50 et 60% des points traités lors de leurs conseils d’administration étaient d’ordre réglementaire. Je le vois bien aussi au travers de l’Alfi, où cela représente une énorme partie de ce dont nous discutons et que nous devons traiter. Dans la mesure où nous ne sommes pas maîtres de l’agenda, c’est très disruptif, car nous sommes toujours dans le réactif et ça empêche clairement de travailler sur d’autres sujets. Le fait qu’il n’y ait pas d’autres réglementations massives en vue est évidemment une bonne nouvelle.
Pourtant, même au plus fort de cette vague réglementaire, l’industrie des fonds a continué sa croissance au Luxembourg…
«Il y a notamment eu un effet de rattrapage, puisque nous étions passés sous les 2.000 milliards d’euros d’actifs en 2008. Mais ce qui a permis de générer de très bons résultats en termes d’encours et de souscriptions nettes depuis 2011, au-delà de la tenue des marchés boursiers, c’est la prise de conscience de la part d’un très grand nombre d’investisseurs que les arbitrages faits juste après la crise, en 2008 et en 2009, avec des placements sûrs et peu rémunérateurs, ne pouvaient plus constituer une alternative à long terme. On voit ainsi un grand nombre d’investisseurs revenir vers les marchés. Et quand ils le font, c’est en souscrivant dans un fonds.
Cela veut-il dire que les fonds constituent plus que jamais un véhicule d’investissement refuge?
«Les fonds réglementés européens sont en effet clairement des produits refuges: leur réglementation a été éprouvée durant des décennies et à partir du moment où les investisseurs ont décidé de reconstruire une exposition aux marchés financiers, dans cet environnement de taux bas que l’on observe actuellement, ce sont ces produits de type fonds d’investissement européens qui ont été les plus utilisés, que ce soient Ucits ou AIF.
Mais il ne faut pas perdre de vue que se réexposer aux marchés, c’est forcément prendre un risque. Et même si le produit fonds réglementé européen permet la prise en compte de certains de ces risques, cette exposition reste et elle doit être acceptée et comprise par l’investisseur. De ce point de vue-là, un fonds, quand il investit en actions, sur du high yield ou vers des pays émergents, n’est pas à proprement parler un investissement refuge. Bien sûr, l’enveloppe apporte une sécurité maximale, mais il restera toujours le risque du sous-jacent.
Vous évoquiez Ucits V. Où en est-on à ce sujet?
«La directive comprend trois grands volets: le régime de sanction au niveau européen, le nouveau rôle dévolu aux banques dépositaires et la rémunération des gestionnaires. À notre niveau, ce sont les deux derniers volets qui constituent les enjeux principaux.
Pour ce qui est du dépositaire, nous pouvons nous baser sur l’expérience de la directive AIFM. Nous voyons à peu près où le texte va aller et tout le monde a eu le temps de se préparer à cette évolution. Mais nous sommes préoccupés par le fait que, au-delà de ce qui était prévu dans l’avis rendu par l’Esma (European Securities and Markets Authority, ndlr), la Commission européenne semble vouloir imposer une ségrégation complète, et non pas uniquement fonctionnelle, entre la banque dépositaire et l’asset manager. Or, en Europe, c’est souvent au sein du même groupe que les deux fonctions sont regroupées. Il se profilerait donc des répercussions importantes, pour un bénéfice qui n’est a priori pas évident.
Pour ce qui est de la rémunération des gestionnaires, le problème est plus délicat. Ainsi, une grande partie des Ucits sont gérés en dehors de l’Europe et l’idée qu’une autorité de contrôle puisse définir comment la rémunération doit être structurée et à quel niveau elle doit intervenir est totalement incomprise aux États-Unis ou en Asie où une telle approche n’a pas cours. Imposer à ces gestionnaires un système de rémunération trop coercitif risque d’avoir un impact sur l’attrait du produit Ucits auprès des grandes maisons de gestion. Il faut donc trouver le juste milieu pour éviter d’éloigner de nos produits Ucits toute une série de sociétés de gestion et de gestionnaires qui pourraient ne plus y trouver leur compte.
La directive a été votée par le Parlement européen en juillet 2014 et est censée entrer en vigueur en 2016. Quelle est la marge de manœuvre d’ici là?
«Pour ce qui est de la banque dépositaire, l’avis de l’Esma a été rendu et nous donnons, au travers d’Efama (European Fund and Asset Management Association, ndlr), un maximum d’informations à la Commission pour bien mesurer les impacts de cette exigence de ségrégation totale entre asset manager et banque dépositaire.
Pour le volet rémunération, on attend encore la consultation d’Esma sur le sujet.
La directive Mifid II est-elle source d’autant de préoccupations?
«Elle comporte différents aspects concernant plus ou moins directement la Place. Le sujet numéro un concerne les rétrocessions de commissions versées par un gestionnaire à un distributeur. Le texte souhaite, dans un souci d’éviter les conflits d’intérêts, limiter voire supprimer ces rétrocessions, notamment lorsque le distributeur se prétend être indépendant.
La question se pose de savoir ce qu’il advient lorsque le gestionnaire et le distributeur sont liés au sein d’un même groupe. Ces rétrocessions seraient-elles toujours possibles? Et à quelles conditions? Esma avait provoqué une certaine émotion en essayant de rendre ces rétrocessions extrêmement compliquées, mais l’industrie a réagi en expliquant les effets secondaires négatifs d’une telle approche. Je pense qu’Esma va en tenir compte. Nous attendons un nouvel avis de sa part.
En effet, dans les gros réseaux bancaires, il y a beaucoup d’investisseurs qui investissent mensuellement un maximum de 100 à 1.000 euros dans les fonds. De tels investisseurs n’ont pas les moyens de supporter le coût d’un conseil facturé par le distributeur.
Le risque est grand qu’ils se tournent alors vers d’autres solutions d’investissement qui, de surcroît, ne seraient pas forcément adaptées à leurs besoins. Ou alors, ils n’iront plus du tout sur les marchés.
Et pour ce qui est des fonds monétaires? Ils représentent près de 10% des encours en termes de gestion collective en Europe, mais sont quasi exclusivement concentrés entre le Luxembourg et l’Irlande. Et la réforme qui se profile ne semble satisfaire personne…
«Ce sont pour la plupart des Ucits qui sont déjà très largement réglementés. Mais suite à la crise financière, ils ont été considérés comme faisant courir un risque systémique, ce qui a amené à envisager une réforme de leur réglementation. Il s’agit notamment d’imposer aux fonds ayant une VNI fixe une certaine réserve de fonds propres qui va rendre quasiment impossibles la mise en œuvre et la gestion de ces fonds pourtant essentiels au financement des institutions financières et des émetteurs publics.
Après de nombreuses discussions depuis deux ans, il y a eu un compromis proposé par le Parlement européen maintenant le concept d’un fonds à VNI fixe, mais qui serait alors uniquement vendu à destination d’une certaine clientèle ou investi uniquement dans certains types d’instruments. Mais, au final, ce compromis est loin de répondre à toutes les questions et d’éluder les incertitudes. Le Conseil européen et la Commission doivent se saisir de cette proposition et finaliser un projet de réglementation.
Comment l’industrie des fonds se positionne-t-elle par rapport au développement des Fintech, de plus en plus présent dans l’actualité?
«Cela fait 15 ans qu’on dit que les sociétés technologiques vont révolutionner la finance. On y est, aujourd’hui! Ce n’est plus la peine d’imaginer qu’on va y échapper. Ces sociétés-là vont débarquer et trouver d’autres approches pour se connecter avec l’investisseur. Si l’industrie financière ne réagit pas, les grands acteurs de demain dans la sphère financière seront les acteurs technologiques! Ils sont tous passés de la notion de e-commerce à celle d’e-payment…
L’étape suivante est réellement le e-finance, puisqu’à partir d’une plateforme de paiement, il est possible de proposer une solution d’investissement à l’argent qui y transite, même quelques instants par jour seulement. On l’a bien vu en Chine, avec la plateforme Alipay qui a créé, en 18 mois, le quatrième plus gros fonds du monde avec plus de 80 milliards de dollars d’actifs. Et ils ont assorti cela d’une expérience client inédite, avec des forums en ligne permettant aux investisseurs d’échanger.
Et après le e-finance viendra le e-fonds, certainement plus vite qu’on ne le croit.
Comment les Fintech peuvent-elles justement se décliner au bénéfice de l’industrie des fonds?
«Nous avons quelques idées en la matière. À commencer par l’exploitation du big data que représentent toutes les informations dont nous disposons ici au Luxembourg: nous avons des promoteurs de 60 pays qui investissent dans tous les pays et toutes les classes d’actifs possibles et qui distribuent leurs produits dans 70 pays. Nous avons dans nos systèmes respectifs une masse d’informations considérable et unique, couvrant un nombre incroyable de critères et qui est intéressante à observer d’un point de vue international.
Nous avons présenté à des professeurs d’universités américaines la nomenclature idéale qui pourrait constituer une base de données reprenant toutes ces données. Ils nous ont dit que nous étions assis sur une mine d’or! Nous avons, avec la Luxembourg School of Finance, un projet de création de base de données qui va commencer par la compilation de toutes les VNI depuis 1988. C’est un projet que nous avons initié il y a six mois et qui pourrait durer deux ans.
Une fois mise en place, cette base pourrait tout à fait faire l’objet de thèmes de recherche universitaire. Mais plus largement, au-delà des sujets de recherche potentiels, toute cette masse d’informations dont nous disposons représente une valeur considérable pour le marché et les acteurs eux-mêmes. Leur traitement pourrait très bien rendre notre centre financier encore plus performant en matière de fonds d’investissement.
À côté de cela, nous pouvons également prendre position en matière de digitalisation de tous les flux financiers et de leur sécurisation, qui va représenter un enjeu majeur.
Je pense aussi à un autre volet qui concerne l’identification de l’ensemble des participants à toutes ces activités financières, que ce soient les investisseurs ou les clients. Si l’on considère l’ensemble des clients que nous avons, le nombre de pays où nos produits de gestion d’actifs, de gestion de fortune ou d’assurance sont distribués, nous sommes, là aussi, assis sur une masse de données absolument considérable. Nous pourrions nous positionner comme un hub sécurisé dans lequel tout participant à n’importe quelle transaction financière pourrait être identifié et validé au départ du Luxembourg. Il y a donc plein de défis devant nous. Et encore, je n’ai pas mentionné tout ce qui touche aux monnaies virtuelles.
Verra-t-on bientôt un fonds d’investissement libellé en bitcoins?
«Pour l’heure, je pense que cela relève davantage de l’ordre du gadget qu’autre chose, même si je sais qu’un certain nombre d’acteurs y réfléchit néanmoins.
Où en est aujourd’hui le Luxembourg dans sa volonté de devenir une plateforme Fintech de référence?
«Nous avons déjà l’infrastructure en place et elle est de très bonne qualité. Nous avons aussi déjà bon nombre d’entreprises Fintech à la frontière de la finance et des technologies, grâce aux PSF de support et de nombreuses start-up. Je pense maintenant que l’enjeu fondamental pour la sphère financière elle-même est de réaliser l’ensemble des possibilités offertes et de commencer à réfléchir franchement à la façon dont ces infrastructures peuvent modifier le paysage aujourd’hui. C’est vraiment un des sujets sur lesquels les acteurs vont devoir se concentrer plutôt que sur la dernière directive… Et s’ils ne le font pas, d’autres le feront pour eux, et à leurs dépens.
En attendant, là aussi, de nouvelles réglementations qui toucheront ce domaine…
«Oui, bien sûr. La sphère Fintech ne sera pas moins réglementée. Du reste, le volet ‘privacy’ représente une complexité phénoménale. Mais bon, la complexité réglementaire est une dimension dans laquelle le Luxembourg excelle.
Faudra-t-il aussi prévoir de nouvelles compétences dans ces domaines Fintech?
«Si, à un moment ou un autre, notre sphère luxembourgeoise embrasse cette révolution Fintech de façon significative, alors oui, il faudra trouver des ressources avec des profils différents de ce que nous avons actuellement.»
Perspectives
Les leviers de croissance ne manquent pas
Puisque les affaires reprennent, il faut bien que l’industrie des fonds puisse s’appuyer sur des piliers forts pour soutenir sa croissance.
Ce ne sont pas les opportunités qui manquent, alors que du côté des banques, l’intensité de soutien de l’économie dite «réelle» semble s’amenuiser au fil du temps, notamment à cause des nouvelles contraintes en termes de capitaux propres. «Il y a un espace que les marchés financiers peuvent éventuellement occuper, permettant l’émission de dettes et d’actions par les entreprises, l’industrie de la gestion se chargeant alors d’investir l’épargne européenne dans le papier émis par ces mêmes entreprises», estime Marc Saluzzi, conscient que les fonds doivent s’imposer comme un pilier important de financement de l’économie réelle. La création des nouveaux fonds européens Eltif (European long-term investment funds, ndlr) s’inscrit parfaitement dans ce cadre-là.
Le financement de tous les systèmes de pension constitue aussi un autre vecteur porteur, les fonds Ucits pouvant servir de building blocks à une allocation d’actifs plus internationale dans le cadre des deuxième et troisième piliers des systèmes de fonds de pension. «Pour chaque pays, il y a une nécessité de diversifier rapidement les actifs au-delà des marchés financiers domestiques», constate M. Saluzzi.
Un exemple chiffré: le Brésil compte aujourd’hui à peu près 450 milliards de dollars d’actifs gérés dans ces fonds de pension, mais seul 1% est investi hors du pays, alors que ces investissements à l’étrangers sont légalement limités à 10% du total des encours.
«Permettre à ces fonds de pension d’investir dans nos Ucits pour augmenter encore leur exposition aux marchés étrangers est donc une formidable opportunité pour nous», constate le président de l’Alfi.
Les efforts de développement de l’industrie luxembourgeoise des fonds sont, depuis quelques années, très orientés à l’international et lors des missions de prospection et de promotion à l’étranger, l’association locale des fonds de pension figure en bonne place sur la liste des professionnels rencontrés. «Nous avons notamment accentué nos efforts en Amérique du Sud où ces fonds ont atteint une taille intéressante. On compte ainsi 250 milliards de dollars dans les fonds de pension chiliens, 300 milliards au Mexique, 450 milliards au Brésil ou encore un peu moins de 10 milliards au Pérou. Si nous parvenons à devenir un produit de référence pour ces pays-là, nous pouvons accumuler pas mal d’actifs.»
Bilan
Une feuille de route bien suivie
Même s’il refuse de tirer un bilan de bientôt quatre années de présidence, Marc Saluzzi, dont le second mandat arrive à échéance en juin, peut être satisfait de la façon dont la feuille de route présentée en 2011 a été suivie.
- Défense des fonds réglementés: «C’est un combat de tous les jours qui sera aussi celui de mon successeur. Nous sommes notamment satisfaits d’avoir pu éviter la volonté des autorités de contrôle de dupliquer directement de la sphère bancaire une réglementation qui n’est pas adaptée aux fonds.»
- Développement de la sphère alternative: «Avec 189 gestionnaires de fonds alternatifs déclarés au Luxembourg, nous nous positionnons à la 3e place en Europe. Notre objectif reste de multiplier par deux la taille de nos actifs en la matière, les faisant passer de 250 à 500 milliards d’euros, et de nous assurer que les fonds alternatifs s’établissent ici aussi. À nous de créer un brand AIF à côté du brand Ucits, qui aura vocation à s’imposer autour de la planète.»
- Développement de l’investissement responsable: «C’est un objectif à très long terme, sur au moins 10 ou 15 ans encore. Et à plus long terme encore, nous souhaitons que les objectifs de cette gestion responsable puissent infuser l’ensemble des produits financiers offerts par notre centre.»
- Ouverture à de nouveaux marchés de distribution: «Sur la base des chiffres Efama et ICI, sur un total de 1.170 milliards d’euros collectés en 2014 par les fonds de gestion collective dans le monde, le Luxembourg en a pris 228 milliards, soit près de 20%. Or le Luxembourg ne représente que 9,3% du stock de l’ensemble de la gestion collective mondiale. Nous gagnons donc des parts de marché, grâce à notre capacité à vendre nos produits au-delà de nos frontières. Nous visons des marchés très porteurs tels que l’Australie, le Brésil ou encore la Chine, voire le Mexique qui est en pleine croissance. Nous creusons notre sillon et notre ambition de vouloir pénétrer ces très gros marchés commence à payer.»
- Devenir un partenaire global de choix de l’industrie mondiale de la gestion d’actifs: «Nous avons, pour l’heure, une part de marché mondiale d’à peu près 10%. Nous ne souhaitons pas passer à 40 ou à 50%, ça ne serait d’ailleurs pas souhaitable d’assister à une telle concentration d’actifs dans un seul domicile. En revanche, grâce à l’expertise accumulée dans toute une série de domaines, nous sommes en mesure de proposer des services à destination des gestionnaires de fonds qui n’ont pas localisé leur société de gestion ou leurs fonds au Luxembourg. Je pense par exemple à des services de reporting AIFM, de Kiid, ou encore de tax reporting.»