Les droits des citoyens sous surveillance sont mieux protégés par les services judiciaires que par les services secrets, assure le procureur général Robert Biever (Photo: DR)

Les droits des citoyens sous surveillance sont mieux protégés par les services judiciaires que par les services secrets, assure le procureur général Robert Biever (Photo: DR)

Le procureur général d’État Robert Biever a écrit le 2 avril dernier une sorte de testament professionnel à quelques semaines de sa retraite officielle. Lui, le juriste «classique», étale sur 12 pages son «malaise» et celui de la plupart de ses collègues magistrats face à un projet de loi qui, au nom de la lutte contre les terroristes, va casser le codes sur lesquels s’appuie la justice pénale, comme la présomption d’innocence. «La justice prend un tournant préventif», écrit-il dans l’avis qu’il a livré à la Chambre des députés sur le projet de loi antiterroriste du ministre de la Justice Felix Braz (Déi Gréng).

Un «Patriot Act» qui est la transposition (soft, si on la compare à ce qu’ont fait les Britanniques) par le législateur de la résolution 2178 du Conseil de sécurité des Nations unies, adoptée le 24 septembre 2014 pour tenter de lutter contre les combattants terroristes qui vont s’entraîner à l’étranger et commettent à leur retour des attentats dans leur propre pays.

Le dispositif prévoit trois modifications dans le code pénal. Une première pour appréhender pénalement le fait de se laisser recruter et de participer à un entraînement, dans un camp de djihadiste par exemple. La deuxième adaptation va incriminer des comportements susceptibles d’être liés aux activités terroristes et vise ceux qui, après (ou avant) leur apprentissage, sont encouragés à passer à l’acte dans leur État de résidence ou de nationalité. Enfin, troisièmement, le Code pénal punira le fait de se rendre dans un autre État étranger dans le but d’y organiser ou préparer des infractions terroristes. Le dispositif sera assorti de mesures préventives, notamment l’interdiction de sortie du territoire.

Malaise des magistrats

Robert Biever n’est pas le seul à avoir sonné le tocsin, mais son avis est le plus structuré et le moins «politiquement correct» de tous ceux que les différents corps de la magistrature ont rendus. Georges Santer, président de la Cour supérieure de justice a, lui aussi, fait état de son malaise. Il s’interroge surtout sur la pertinence de ce projet de loi et la nécessité d’introduire ces nouvelles incriminations, qui sont à ses yeux «de nature à rendre floues les frontières traditionnelles entre travail de la police et travail des services de renseignement, dans la mesure où les nouvelles incriminations se situent de plus en plus en amont de la commission effective d’actes terroristes».

Le juge d’instruction directeur Ernest Nilles évoque pour sa part des questions de «cohérence» du texte de Félix Braz, lorsqu’il s’agit par exemple des perquisitions «toutes banques». Le procureur d’État Jean-Paul Frising, s’il ne discute pas de l’opportunité de la démarche (intervention en amont des actes terroristes et prévention des atteintes aux personnes), se pose lui aussi des questions de cohérence des dispositions pénales complémentaires que le ministre entend ajouter dans l’arsenal de la lutte antiterroriste.

La lutte antiterroriste donne un tournant préventif à la justice pénale.

Robert Biever, procureur général d’État

Jusqu’à présent, la lutte antiterroriste épousait les principes du droit pénal «classique». Les dispositions proposées ont désormais «une autre portée, un autre sens», car elles ont «pour objet d’incriminer préventivement certains faits desquels on peut déduire (ou plutôt entend déduire) que son auteur a (le cas échéant) l’intention de commettre des attentats ou encore d’être mêlé à des actes terroristes ou de terroristes», résume Robert Biever. «La lutte antiterroriste donne un tournant préventif à la justice pénale» écrit-il en s’étonnant de «la relative facilité avec laquelle les opinions publiques démocratiques acceptent des restrictions de leurs libertés au nom de la lutte antiterroriste». Il doute d’ailleurs que ce projet de loi, «fort modéré» par rapport à ce qui peut se faire ailleurs dans l’UE, soit «une panacée contre le terrorisme»

Le procureur général se dit mal à l’aise du tournant préventif du droit pénal, parce qu’il met à mal «des valeurs aussi essentielles que la présomption d’innocence, l’exigence d’une preuve suffisante (…), le droit à un procès équitable, la publicité des débats, transparence et légalité des preuves, sans parler de la motivation des décisions et de tout droit de faire appel». 

Robert Biever parle de ses craintes d’un dévoiement du droit au-delà de la matière terroriste, pour protéger la société, au nom d’une idéologie sécuritaire, parce que l’institution judiciaire aurait échoué à le faire: «On tend», selon lui, «à redéfinir la justice en lui demandant non seulement les effets de la peine sur les délinquants, mais qu’elle [se soucie] également des êtres innocents qui seront les prochaines victimes des récidivistes».

Règlement de compte avec le Srel

Ce qui fait peur au procureur général d’État qui, on le sait, ne porte pas dans son cœur des agents du Srel, est la promiscuité des services de police avec celui du service de renseignement de l’État. «Il y aura pour ainsi dire une collaboration institutionnelle entre la Police et le SRE, bien que non seulement la finalité, mais encore la manière de travailler des deux corps soient fondamentalement différentes». Car si les enquêteurs de la police judiciaire agissent sous le contrôle des magistrats des Parquets (et dans les cas graves des juges d’instruction) et rédigent des procès-verbaux, les agents du Srel vivent dans l’ombre et utilisent, eux, des informateurs anonymes dont les révélations sont difficilement vérifiables.

Le Conseil d’État avait rendu attentifs les députés dans le projet de réforme du Srel, actuellement sur le métier, sur les risques de collusion des missions de la police et de celle du Service de renseignement. Robert Biever entrevoit le risque qu’à «force de travailler ensemble, les policiers après avoir pris connaissance des informations de la part des agents du SRE ne manqueront pas de – et réussiront à – ‘blanchir’ ces informations de manière adroite pour les faire figurer sous une forme retravaillée dans un procès-verbal».

Par ailleurs et paradoxalement, le plus haut magistrat du Luxembourg juge «inconcevable» et «inadmissible» que les agents du Srel, aux missions préventives, puissent voir reconnue par la future loi encadrant leurs activités, à travers les interceptions des communications (sous toutes ses formes), la «captation d’infraction», alors que les services judiciaires ainsi que les policiers sur mandats de justice n’y auraient pas droit. D’autant qu’en matière judiciaire, les droits des personnes visées par une instruction sont mieux protégés que ceux des citoyens sous la surveillance du service secret. «Il semble inadmissible dans un pays qui se veut démocratique, d’accorder à un service secret des moyens d’investigation qu’on refuse à la police, respectivement aux juridictions dont le travail est ‘ouvert’ et transparent et fait l’objet (à juste titre) d’un contrôle pointilleux».

Des grandes oreilles pour la justice

Pour Robert Biever, le recours «à la captation de données informatiques devrait également être prévu par la loi, du moins dans certaines hypothèses, dans le combat de la ‘criminalité grave’». Le magistrat suggère au législateur luxembourgeois de s’inspirer du texte français qui a prévu dans son code de procédure pénale un article spécifique consacré à une telle captation. Ainsi, un juge d’instruction peut-il autoriser par une ordonnance motivée la mise en place, sans le consentement de la personne visée, d’un dispositif technique pour accéder aux données informatiques «en tous lieux».

Le procureur, qui règle ici ses comptes avec le Srel, suggère aussi l’introduction dans le Code pénal d’une incrimination du refus de communication d’un mot de passe. En France, ce refus est passible de trois à cinq ans de prison et de 45.000 à 75.000 euros d’amende.

Il faut veiller qu’en aucun cas, écrit-il en substance en visant les cas d’infiltration ou d’usage de pseudonymes, le service secret ne dispose de moyens d’investigation desquels la justice serait privée. L’inverse peut, à ses yeux, se concevoir: «que la justice puisse disposer de moyens interdits au service secret est, eu égard aux moyens de contrôle, a priori concevable, mais l’inverse ne saurait être le cas». Car à ses yeux, les méthodes d’autorisation préalables «toujours vagues» auxquelles le Srel est soumis avant de déployer ses grandes oreilles, «n’empêchent, n’ont jamais empêché et n’empêcheront jamais des abus de la part des services secrets».

«Ces services sont familiers du secret et dans le confort de celui-ci, la tentation est trop grande pour ne pas s’affranchir de l’observation de règles juridiques strictes», assure enfin Robert Biever qui a décidément décidé de tremper sa plume dans le fiel pour écrire son testament.