De gauche à droite: Mario Grotz (Premier conseiller de gouvernement - Ministère de l’Économie), Gérard Hoffmann (CEO - Proximus) et Georges Muller (directeur - Cegecom).  (Photo: Nader Ghavami)

De gauche à droite: Mario Grotz (Premier conseiller de gouvernement - Ministère de l’Économie), Gérard Hoffmann (CEO - Proximus) et Georges Muller (directeur - Cegecom).  (Photo: Nader Ghavami)

Le Luxembourg peut-il aujourd’hui prétendre au statut de «digital nation»? «Sans doute plus qu’hier et moins que demain, explique Mario Grotz, premier conseiller de gouvernement au ministère de l’Économie, chargé de la direction générale Recherche, propriété intellectuelle et nouvelles technologies. C’est un enjeu essentiel de façonner un écosystème digital qui puisse soutenir le développement de l’économie, mais aussi améliorer la qualité de vie de chacun. Un travail de fond a été mené par les dirigeants du pays depuis de nombreuses années pour permettre au Luxembourg de devenir cette ‘digital nation’ à laquelle on aspire.»

Travaux en cours

Un tel projet implique des efforts coordonnés de la part des divers acteurs, pour faire évoluer les pratiques, mais aussi des investissements conséquents dans les infrastructures. La volonté de faire du Luxembourg une nation à la pointe dans le domaine du digital n’est pas récente. L’activité liée à l’ICT s’est d’abord développée, jusqu’au début des années 2000, pour répondre aux besoins du secteur financier.

Dès 2006, le gouvernement entreprend d’importants investissements avec la volonté de répondre aux exigences d’autres opérateurs internationaux. Il faut, d’une part, connecter le Luxembourg à d’autres grandes Places européennes, mais aussi garantir la sécurité et la disponibilité des services numériques développés au départ du Grand-­Duché. «Il y a 10 ans, jamais Google n’aurait manifesté un intérêt pour le Luxembourg afin d’y déployer un data center, commente Gérard Hoffmann, CEO de Proximus Luxembourg. L’environnement développé a permis d’attirer des acteurs majeurs du numérique, comme PayPal ou Alipay, et a, plus généralement, facilité la transformation de la place financière.»

Les acteurs de l’ICT participent à la mise en œuvre de la vision définie au niveau de l’État et dans laquelle le pays s’est engagé.

Georges Muller, directeur de Cegecom

Une bonne connectivité s’appuyant sur des infrastructures résilientes est la condition sine qua non pour construire des services digitaux. Sur cette base, l’enjeu est de permettre à de nouveaux services d’émerger, à de nouveaux business de prospérer. «Le secteur ICT a beaucoup évolué, pour devenir un des piliers de l’économie nationale. Aujourd’hui, il représente 7% du PIB et plus de 4% de l’emploi», assure Gérard Hoffmann.

Le développement d’un écosystème ICT fort suffit-il à positionner le Luxembourg comme «digital nation»? «Cela y contribue, assure Georges Muller, directeur de l’opérateur alternatif Cegecom. Les acteurs de l’ICT participent à la mise en œuvre de la vision définie au niveau de l’État et dans laquelle le pays s’est engagé. Toutefois, pour parler de ‘digital nation’, il faut considérer une multitude de composantes, pas uniquement l’activité économique en lien avec le digital. C’est la société dans son ensemble qui doit se transformer, les activités économiques traditionnelles mais aussi l’administration, la mobilité, la ville, pour répondre à de nouveaux enjeux.»

Le gouvernement Bettel a poursuivi le travail de transformation initié par ses prédécesseurs, notamment à travers les investissements dans les infrastructures. «Il a fixé un cadre stratégique à travers deux initiatives majeures, analyse Mario Grotz. La première est Digital Luxembourg, qui vise à rassembler une diversité d’acteurs autour d’axes prioritaires en matière de transformation digitale. La deuxième est l’étude Rifkin, pour l’accompagnement et la mise en œuvre de la digitalisation des acteurs de l’industrie.»

L’e-administration, une priorité

«Au niveau de la numérisation des services publics, il est évident qu’il y a encore du chemin à faire, constate Georges Muller. À l’image de l’Estonie, nous pourrions pousser la digitalisation de l’administration publique beaucoup plus loin, pour à la fois rendre l’administration plus efficiente et offrir de meilleurs services tant aux citoyens qu’aux entreprises.» 

Une analyse de Gartner, cabinet de conseil et de recherche spécialisé dans la technologie, au sujet des cycles d’innovation dans l’administration, pointait récemment «l’obligation de plus en plus pressante pour les gouvernements de réduire l’écart technologique existant entre l’administration et le secteur privé». On pouvait y lire aussi que «les responsables informatiques des gouvernements sont confrontés à une pression et à des attentes croissantes de la part de leurs dirigeants et de leurs électeurs pour offrir des expériences numériques meilleures, plus efficaces et plus facilement utilisables».

L’État doit donner l’exemple. Il peut aussi inciter les acteurs à s’engager dans la transformation

Gérard Hoffmann, CEO de Proximus Luxembourg

Le cabinet évoquait enfin le nécessaire effacement des frontières entre les services relevant de la sphère publique et ceux menés par les acteurs semi-publics, au niveau de la santé, des transports, des services sociaux. «Le gouvernement numérique exige des améliorations dans la chaîne de valeur et la capacité de fonctionner en tant que fournisseur ou participant actif dans un écosystème numérique plus large et inclusif», précise le cabinet.

C’est donc un chantier d’envergure que doit poursuivre le nouveau gouvernement. «Face aux enjeux de digitalisation de l’ensemble de l’économie, et notamment des PME, l’État doit donner l’exemple. Il peut aussi inciter les acteurs à s’engager dans la transformation, en exigeant qu’ils réalisent leurs procédures en ligne et émettent des factures sous format numérique. Aujourd’hui, l’accent doit donc être davantage mis sur cette transformation», poursuit Gérard Hoffmann.

Vers un ministère de la transformation digitale?

Au début de la législature précédente, la transformation digitale de l’administration figurait parmi les axes prioritaires établis à travers l’initiative Digital Luxembourg, au même titre d’ailleurs que la poursuite des investissements dans les infrastructures, le développement des compétences, l’amélioration de l’écosystème digital et innovant, avec le soutien aux start-up et aux sociétés de la fintech, ou encore l’établissement d’un cadre réglementaire favorable.

«Le digital implique de mettre en œuvre des approches transversales, et donc une meilleure coordination des initiatives à l’échelle de l’État. Dédier un ministère à ces enjeux serait, de mon point de vue, une bonne idée, précise Georges Muller. Il faut une personne, avec les pouvoirs associés, pour engager la transformation digitale à l’échelle de l’administration. Nous avons toujours été un petit pays, avec un esprit entrepreneurial fort. Pourquoi cette politique proactive ne se traduit-elle pas au niveau de la sphère publique?»

Je pense que le digital doit s’appréhender collectivement.

Gérard Hoffmann, CEO de Proximus Luxembourg

Pour Gérard Hoffmann, la politique de digitalisation nationale doit en effet être plus activement développée au niveau du gouvernement, mais pas forcément à travers un ministère dédié. «Je pense que le digital doit s’appréhender collectivement. On peut imaginer un groupe interministériel rattaché au ministère d’État qui veille sur ces enjeux, aussi bien la numérisation de l’administration que les enjeux de transformation à l’échelle de l’économie et de la société. Il faut en tout cas un mandat clair, avec un budget, pour mener des politiques volontaristes, précise le CEO de Proximus Luxembourg. On pourrait aussi envisager la mise en place d’un haut comité à la transformation digitale.»

En rassemblant des responsables des différentes composantes de la société, des acteurs du privé et du public, cette structure permettrait d’appréhender les enjeux selon diverses perspectives, comme celles du développement de l’économie, du travail, de la législation et de la transformation de la société.

En matière de numérisation, le Luxembourg peut tout de même être fier du chemin parcouru en quelques années à peine. Cependant, l’écosystème luxembourgeois ne doit pas relâcher ses efforts. Si l’infrastructure en place satisfait les besoins de la plupart des entreprises, l’erreur serait de penser qu’il n’est plus nécessaire d’investir à ce niveau. «Il y a encore des efforts à réaliser pour relier directement les entreprises au réseau de fibre, comme c’est le cas pour chaque foyer», commente Georges Muller.

La capacité d’un pays à gérer et à stocker la donnée est un élément essentiel pour bien se positionner au cœur du marché numérique unique actuellement en construction.

Mario Grotz, premier conseiller de gouvernement au ministère de l’Économie

De nouveaux besoins se font aussi ressentir par ailleurs. D’une part, la révolution 5G est désormais annoncée. Le Luxembourg doit anticiper son déploiement, en mettant en œuvre un cadre réglementaire favorable. «Au-delà, le développement de la plate-forme HPC (high performance computing), en dotant le Luxembourg d’une puissance de calcul, doit permettre d’attirer de nouveaux acteurs, des compétences et la propriété intellectuelle autour de l’exploitation de la donnée», assure Georges Muller.

L’économie digitale s’appuyant sur la donnée, le Luxembourg doit continuer à investir dans son infrastructure et ses compétences en cybersécurité afin de garantir sa position de hub de confiance pour le développement d’activités numériques. «Le déploiement du projet HPC et le fait que l’Estonie ait choisi le Luxembourg pour établir sa digital embassy font du Luxembourg un hub pertinent pour gérer et stocker les données, assure Mario Grotz. La capacité d’un pays à gérer et à stocker la donnée est un élément essentiel pour bien se positionner au cœur du marché numérique unique actuellement en construction.»

Développer des niches pertinentes

Le digital doit aussi servir l’accélération de la diversification économique du pays. «Comme il l’a régulièrement prouvé par le passé, le Luxembourg peut se démarquer sur le marché en investissant dans des niches pertinentes», assure Georges Muller. L’initiative Space–resources. lu, par exemple, démontre comment le Grand-Duché peut se distinguer avec des idées nouvelles, pour attirer de nouveaux acteurs.

«Des démarches similaires peuvent être mises en œuvre à d’autres échelles. Dans le domaine du transport et de la mobilité, avec des problématiques vécues difficilement au Luxembourg, je pense qu’il y a de nouvelles approches et de nouveaux modèles à mettre en œuvre au départ des possibilités offertes par la technologie, comme la voiture autonome par exemple», ajoute Georges Muller. 

C’est en développant des écosystèmes cohérents et efficients, en travaillant sur le cadre réglementaire, en s’appuyant sur des régulateurs agiles, en investissant dans des infrastructures adaptées, en attirant des experts dans leur domaine, que le Luxembourg parviendra à tirer son épingle du jeu. «Autour de la blockchain, il y a beaucoup de choses à faire. Je pense personnellement qu’en tant que place financière de premier plan, le Luxembourg doit pouvoir réglementer avant les autres autour des tokens, précise Gérard Hoffmann. L’intelligence artificielle aussi laisse entrevoir beaucoup de possibilités, qui appelleront à prendre position. Le Grand-­Duché, en tant que petit pays, doit parvenir à aller plus vite que d’autres sur ces enjeux.» 

Toute une industrie nouvelle va se créer autour des données. Le Luxembourg doit se positionner dans ce contexte.

Mario Grotz, premier conseiller de gouvernement au ministère de l’Économie

Les sociétés déjà bien établies et prospères vont aussi devoir évoluer, se transformer. Qu’elles soient actives dans la finance ou dans l’industrie manufacturière, chacune doit pouvoir mieux identifier les opportunités apportées par le digital et investir. «Toute une industrie nouvelle va se créer autour des données. Le Luxembourg doit se positionner dans ce contexte, avec un cadre réglementaire favorable à la valorisation de l’information, pour attirer des acteurs qui permettront au départ de la donnée de proposer des services nouveaux, des expériences plus personnalisées, précise Mario Grotz.

Dans le domaine de la fintech, bien évidemment, il faut pouvoir développer de nouveaux services. Mais nous avons aussi de belles opportunités au niveau du digital healthcare, en misant sur une meilleure exploitation des données pour améliorer les diagnostics, développer la médecine prédictive, améliorer les soins à domicile. Enfin, je pense qu’au niveau des acteurs industriels au service du secteur automobile, il y a de beaux projets à développer.»

Les start-up font levier

Les start-up, enfin, sont des acteurs importants de la transformation de l’économie et de la société. «L’écosystème autour des jeunes acteurs innovants s’est considérablement renforcé ces dernières années, commente Mario Grotz. De nouveaux incubateurs ont vu le jour, des synergies intéressantes se sont développées, des programmes d’investissement et d’accompagnement, comme le Digital Tech Fund ou Fit4Start, ont été mis en œuvre. Le nombre de start-up, comme le volume d’investissements, évolue positivement.»

Il est essentiel, désormais, de consolider l’environnement, l’améliorer, mais surtout le faire valoir à l’international. «Nous n’attirons pas aujourd’hui suffisamment de start-up, commente Gérard Hoffmann. Or, ce sont des acteurs essentiels d’une ‘digital nation’. Ce sont elles qui créent l’économie de demain. Les start-up aident les acteurs à se transformer. Elles font évoluer les modèles. Les géants de demain se trouvent parmi elles.»

Un des enjeux, pour faciliter l’éclosion de jeunes sociétés innovantes au Luxembourg, réside dans la simplification des démarches d’installation. Il est essentiel de leur permettre d’accéder plus aisément aux fonds qui leur permettront de prospérer. «Il manque encore un réel écosystème d’investisseurs, poursuit le CEO de Proximus Luxembourg. On pourrait, par exemple, mettre en place un incitant fiscal pour la mobilisation de l’épargne privée à travers l’investissement dans ces structures particulières.» 

Faire évoluer les compétences

Pour garantir le développement du Luxembourg en tant que «digital nation», il faut enfin se pencher sur la problématique des compétences. «Aujourd’hui, on peine à recruter des compétences dans le domaine de l’ICT, principalement des profils spécifiques, explique Georges Muller. Cependant, on peut féliciter la manière dont s’est transformée l’Adem. Plus que de servir les demandeurs d’emploi, l’administration s’est aussi mise au service des entreprises, pour faciliter le recrutement, accompagner l’évolution des compétences.»

À défaut de pouvoir former des compétences utiles en suffisance, le Luxembourg devra trouver les moyens de toujours mieux les importer. D’autre part, pour le directeur de Cegecom, il faut aussi faciliter l’émergence de nouveaux profils alliant compétences techniques et business, et voir des opportunités au-delà des contraintes. «Le RGPD, par exemple, constitue une démarche lourde pour les entreprises comme la nôtre, explique-t-il. Je reste toutefois persuadé qu’avec des profils qui combinent compétences juridiques et IT, il est possible de mettre en œuvre de nouvelles procédures qui, en garantissant le respect de la réglementation, permettent d’accéder à des avantages compétitifs», explique-t-il. 

Notre système scolaire est l’un des plus cher au monde et semble toujours peiner à former nos jeunes pour le futur.

Georges Muller, directeur de Cegecom

Le défi en matière d’évolution des compétences, au cœur d’une société de plus en plus digitale, exige aussi de regarder à plus long terme. «Notre système scolaire est l’un des plus cher au monde et semble toujours peiner à former nos jeunes pour le futur, affirme Georges Muller. On sait aujourd’hui que l’automatisation et l’intelligence artificielle s’apprêtent à modifier la société en profondeur, à remplacer l’humain dans l’accomplissement de nombreuses tâches et procédures.

La société se transforme, l’école doit pouvoir anticiper ces évolutions, à travers des programmes et des pratiques d’enseignement adaptés. Dans le monde de demain, plus que jamais, il faudra s’appuyer sur les aptitudes humaines, comme la créativité, l’innovation et l’empathie, que l’on doit entretenir dès le plus jeune âge.»