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En s'affichant comme «socialement responsables», les entreprises élargissent leur champ d'action et impliquent toutes leurs parties prenantes: personnel, actionnaires, clients, fournisseurs et autorités publiques.

"La seule responsabilité sociale des entreprises, c'est de faire du profit", affirmait en 1970 l'économiste Milton Friedman. Force est de constater que cette définition s"est, depuis, considérablement élargie et forme un concept flou: ses contours varient selon les points de vue de ceux qui tentent de les tracer, responsables managériaux ou représentants de syndicats ou d'ONG.

"La responsabilité sociale des entreprises (RSE) est un concept polysémique, avec des thématiques convergentes: santé et sécurité au travail; éthique; lutte contre la corruption; implication de l'entreprise dans la société civile...", indique Christian Szylar, administrateur-délégué d'une institution financière spécialisée dans la gestion de fonds d'investissement et expert en RSE (il enseigne notamment aux universités de Luxembourg et de Nancy, ainsi qu'à l'Institut de l'Audit social, Luxembourg). "Le problème de la RSE est qu'elle renvoie à une multiplicité de pratiques et présente plusieurs portes d'entrée", ajoute-t-il.

Si le terme a été forgé dans les années 1970 (Corporate social responsability), il n'a connu son essor que vingt ans plus tard, sous l'impulsion de grandes sociétés, mais aussi d'organisations internationales telles que l'ONU, l'OCDE ou la Commission européenne qui, dans son livre Vert de 2001, définit la RSE comme "l'intégration volontaire par les entreprises des préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et à leurs relations avec leurs parties prenantes", à savoir les actionnaires, bien sûr, mais aussi les employés, les clients, les fournisseurs et les autorités publiques.

Cette réflexion a trouvé une partie de ses origines dans les scandales ayant éclaboussé plusieurs grandes sociétés internationales, comme Nike ou Toys"R"Us, accusées de faire travailler des enfants ou des ouvriers sous-payés, ou encore Enron, Worldcom, Andersen ou Parmalat... "Les entreprises se sont intéressées à la RSE lorsqu'elles furent soumises au regard des ONG et des États, suite notamment à différents scandales qui ont eu un effet négatif sur la cote de leurs actions sur les marchés financiers (quand elles n'ont pas tout simplement disparu, ndlr.). Je pense notamment au cas d'ouvrières chinoises mortes dans l'incendie de leur usine, car il n'y avait pas d'issue de secours...", relate Frédéric Mertz, chargé de direction à l'Institut de Formation sociale (IFS).

Le regard de la société civile

Réagissant à ces lourdes atteintes à leur image par une démarche en faveur de la "responsabilité sociale", certaines entreprises ont pris les devants et en ont entraîné d'autres dans leur sillage. Ces initiatives, évidemment assez désordonnées, ont abouti à la création de plusieurs normes de certification, dont celle qui fait actuellement office de standard international, SA 8000 (Social Accountability 8000), qui garantit l'origine éthique de la production de biens et/ou de services (voir encadré p.178).

"Avant les années 80, la performance d'une entreprise se mesurait uniquement à ses résultats financiers", indique pour sa part Christian Szylar. "Au début des années 80, on a commencé à prendre en compte sa responsabilité vis-à-vis du client (avec les certifications ISO 9000); au début des années 90 a émergé la conscience des grands problèmes écologiques et la société civile a apostrophé l'entreprise sur les aspects environnementaux (apparition des certifications ISO 14000); vers la fin des années 90, la peur des effets de la mondialisation et les scandales financiers qui s"enchaînaient ont fait apparaître la nécessité d'engager sa responsabilité vis-à-vis de l'ensemble des parties prenantes".

Les certifications "RS" n'ont certainement pas mis un terme au débat qui se poursuit... sans qu'il soit possible de dégager un consensus sur la définition et l'encadrement de la RS. Fondamentalement, deux conceptions s"affrontent: d'une part, celle prônant la démarche volontaire des entreprises, fondée sur l'adoption de codes éthiques et de chartes internes non cooptés par les syndicats et, d'autre part, celle soutenue par les milieux syndicaux et associatifs qui réclament l'intervention du législateur afin d'encadrer ces pratiques.

"Les normes RSE restent basées sur des accords volontaires. Elles insistent sur le discursif. Cela reste donc plus léger que du droit", fait remarquer Frédéric Mertz. "L'entreprise se déclare socialement responsable après contrôle par un auditeur privé, payé par elle. Se pose donc le problème de la crédibilité du rapport final', avance le chargé de direction de l'IFS. "Dans les années 90, plusieurs ONG ont réalisé des cocontrôles et ont constaté des défauts ou des formulations "faciles" de la part des contrôleurs privés. Par exemple, une liberté syndicale affichée, mais pas effective. C"est pourquoi certaines d'entre elles préconisent d'être parties prenantes dans ces contrôles et proposent une cocertification aux entreprises", explique-t-il.

Au Luxembourg, Caritas a créé début 2005, une plate-forme de discussions avec plusieurs entreprises du pays. Se réunissant dans un cadre informel - et en toute discrétion - ses membres tentent de dégager des pistes pour définir le champ d'application de la RS, notamment envers les salariés et la société civile; ce dernier point s"avérant plus délicat, car les entreprises impliquées n'agissent pas dans les mêmes sphères géographiques.

"Le concept de RSE est problématique. Dès que l'on réfléchit à harmoniser ou normaliser le modèle social, on éprouve évidemment des difficultés", constate Christian Szylar. "Je pense néanmoins qu'il faut un minimum de reporting légal sur la RS, pour toute entreprise devant communiquer ses comptes. Si on compte uniquement sur le volontarisme, on risque d'attendre longtemps! Une démarche légale minimale est nécessaire, qui oblige les entreprises à faire du reporting sur leurs performances économiques, environnementales, sociales, éthiques et sur la transparence, suivant le modèle de la GRI (Global reporting initiative, voir encadré p.178)".

Critères de référence

Françoise Thoma, secrétaire générale de la Banque et Caisse d'Épargne de l'État (BCEE), se dit, pour sa part, favorable à l'établissement de "critères" permettant d'analyser chaque décision prise dans une entreprise et de vérifier que chacune comporte des éléments prenant en compte la RS, sans toutefois imposer de contraintes légales. "Il est sans doute à la mode de se donner une touche RS. C"est plutôt positif, car beaucoup d'entreprises en faisaient sans en avoir réellement conscience. Mais le risque est réel que certaines sociétés n'en fassent qu'une image de marque, sans aller suffisamment loin dans l'engagement. Ce risque que la RSE devienne un élément marketing doit faire réfléchir au fait qu'il faudrait peut-être des critères de référence pour évaluer la pertinence de cet engagement", explique-t-elle.

à la BCEE, pour autant, la responsabilité sociale est tout sauf un concept novateur et opportuniste. "L'engagement social est l'une des idées mêmes à l'origine des caisses d'épargne, indique Mme Thoma. La BCEE est ainsi la seule banque du Luxembourg où la RSE est mentionnée dans un article de la loi organique de création. Notre établissement a donc une mission spéciale de ce point de vue. Bien sûr, au fil des siècles, le concept a évolué, mais l'idée de base est restée: être un véhicule du progrès social des sociétés civiles européennes, et notamment des classes moins favorisées".

La Spuerkeess voit dès lors sa responsabilité sociale engagée à plusieurs niveaux: envers les actionnaires, les autorités, les clients, la société civile, les salariés - en faisant de la banque "a great place to work" -, par la recherche de la durabilité de l'environnement et de la permanence des ressources, par la bonne gouvernance de l'entreprise ainsi que par le biais d'actions philanthropiques et culturelles. "Il est important de souligner que la RS ne transforme pas une entreprise en organisation charitable. Elle garde bien son objectif lucratif, mais elle prend en compte une panoplie plus étendue de priorités, précise Françoise Thoma. La RS établit ainsi une relation fonctionnelle entre objet de lucre et objectifs sociaux, voire sociétaux."

Chez Arcelor, la question de la RSE fait partie intégrante de la politique de développement durable dans l'ensemble du groupe, mise en place dès la création de celui-ci, en 2002. "Les trois sociétés qui ont composé Arcelor avaient des cultures très proches dans ce domaine; des visions communes, alignées: cela a accéléré la mise en place d'une démarche commune", assure Gilles Biau, Executive Vice-President Ressources Humaines. Le groupe sidérurgique, "considéré par les investisseurs socialement responsables comme l'entreprise la plus performante de son secteur", fut le seul sidérurgiste retenu dans le Classement mondial des 100 entreprises les plus "développement durable" - d'après l'expression anglaise most sustainable corporations -, dévoilé au Forum économique et social de Davos.

"Arcelor définit son engagement par le modèle des 4 P: Profit, car sans rentabilité, il n'y a pas de développement possible; People, car ce sont les hommes et les femmes qui font vivre l'entreprise; Planet, car la préservation de l'environnement est une priorité pour toute entreprise responsable et Partners, parce que c'est la création de valeur pour tous les partenaires qui assurera notre succès à long terme", explique Gilles Biau.

"S"approprier ce concept"

Concrètement, pour mettre en musique ces engagements, le groupe sidérurgique encourage le dialogue social, incluant l'ensemble des partenaires. "Les événements difficiles lors de la création d'Arcelor ont participé de la "construction' du comité d'entreprise européen (CEE). Souvent, les difficultés rapprochent les hommes... Ce comité est assurément une grande réussite", souligne M. Biau. Le CEE a créé des groupes de travail, dont les membres suivent régulièrement des formations spécifiques, dans l'esprit de devenir des "forces de proposition' face à la direction générale. "Ils travaillent sur des sujets tels que la promotion de la santé et la sécurité au travail - c'est l'un de nos grands engagements -, l'environnement, l'employabilité, ainsi que les formations et compétences et le développement de la personne", détaille M. Biau, tout en admettant qu'il reste encore "beaucoup de travail à faire".

Sur le terrain, Arcelor mène également un dialogue de proximité avec les managers et les représentants des unités locales de production, dans les différents pays où le groupe est établi. "Ce dialogue prend toute son importance lors des mutations industrielles, dont nous essayons toujours d'anticiper les conséquences, avec pour objectif d'accompagner le changement pour chaque salarié concerné. Notre engagement citoyen s"exprime également par le soutien qu'Arcelor apporte aux collectivités locales et aux pouvoirs publics, afin de revitaliser leur région. Il ne s"agit pas de se contenter de dire "merci pour tout et au revoir!" Le cas des friches de Belval en est un bon exemple."

Un cap supplémentaire à la démarche d'Arcelor a été franchi en septembre 2005, avec la signature d'un accord RS worldwide, qui stipule l'engagement de travailler en commun, dans toutes les unités du groupe et dans le respect des lois internationales. "La RSE est un sujet complexe, car c'est un engagement lourd pour une société qui a la volonté de croître dans des pays aux cultures très différentes, notamment en Asie, fait remarquer Gilles Biau. Le degré de capacité à faire avancer les choses varie sensiblement selon les pays. Le but n'est certainement pas d'aligner tout le monde, mais que partout on progresse".

Christian Szylar, pour sa part, constate que "la responsabilité sociale est devenue un enjeu majeur pour les entreprises, et ce, quelle que soit leur taille. Les entreprises doivent donc l'enseigner à leurs salariés, leur expliquer ce que sont le développement durable et la RSE afin de leur donner confiance en leur entreprise et favoriser un meilleur climat social." Bien qu'il note "un certain niveau de prise de conscience des managers", plus sensible d'ailleurs au niveau des directions générales. M. Szylar s"étonne parfois du manque d'enthousiasme de certains responsables RH.

"Dans mes cours à l'Université, j'invite toujours les DRH à s"approprier ce concept de RSE dans leur entreprise. Je trouve dommage quand un DRH ne s"empare pas de cette fonction et qu'il ne s"approprie pas ce rôle stratégique... après lequel il court parfois depuis des années!". L'expert déplore dès lors que des entreprises créent des postes de responsable "RSE" ou "développement durable", alors que, selon lui, "c'est à la fonction RH de s"équiper des outils de gestion de la RSE".

L'une des raisons à cet état de fait réside dans le "manque de personnes aptes à enseigner les aspects de la RSE à des managers de haut niveau", fait remarquer Christian Szylar. Ce dernier constate néanmoins quelques avancées au Luxembourg, notamment sous l'impulsion de la CEPL qui a créé, en collaboration avec l'Université de Toulouse, un diplôme universitaire "Audit et analyse de la RSE". Un module de RSE va également être intégré au Master de Ressources Humaines organisé par la CEPL et l'Université de Nancy 2.

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Référentiels

Parmi les diverses initiatives privées visant à encadrer la RSE, Christian Szylar en retient deux:
- La GRI (Global Reporting Initiative), fondée en 1997 par l'ONG américaine Coalition for Environmentally Responsible Economies, en collaboration avec le programme des Nations Unies pour l'environnement. "Elle vise à créer une grille universelle d'évaluation des impacts humains et écologiques des activités des entreprises", indique-t-il. Les lignes directrices représentent une approche multilatérale des rapports de performance, comprenant des critères environnementaux, économiques et sociaux. (www.globalreporting.org)

- SAI (Social Accountability International), fondé à New York en 1997, sous l'égide des Nations Unies, avec la volonté d'établir mondialement une "chaîne de codes de bonne conduite des entreprises en responsabilité sociétale", ayant conduit à l'établissement de normes et de certifications (SA 8000). SAI regroupe des entreprises, des syndicats, des ONG, des représentants gouvernementaux et des organismes
certificateurs. (www.cepaa.org)