Piet Craenen, account director GRC Belgique & Luxembourg, Thomson Reuters: «Tout part des besoins des clients. La technologie peut désormais apporter des réponses.» (Photo: Maison Moderne)

Piet Craenen, account director GRC Belgique & Luxembourg, Thomson Reuters: «Tout part des besoins des clients. La technologie peut désormais apporter des réponses.» (Photo: Maison Moderne)

Dans l’industrie de la finance, c’est devenu un leitmotiv. Plus une conférence, un rapport ou un débat sans qu’il ne soit question des défis colossaux posés par la digitalisation. L’apparition d’internet il y a un peu plus de 20 ans a constitué un tournant important, celle des smartphones au cours de la décennie 2000 en fut un autre. Aujourd’hui, les individus sont de plus en plus connectés et imaginent encore à peine ne pas pouvoir gérer les opérations liées à leur patrimoine à partir d’applications mobiles. Et le phénomène prend encore de l’ampleur avec l’arrivée à l’âge adulte des digital natives, ceux qui n’ont même pas dû apprendre la logique propre aux écrans.

Dans le monde des fonds d’investissement, l’urgence s’est sans doute moins fait ressentir qu’ailleurs. Le conseiller en placements est resté un intermédiaire important et les décisions se prennent généralement pour le long terme. Mais, même s’ils ne se voient pas, les robots arrivent. Ils peuvent facilement dresser le portrait d’un candidat investisseur et définir la gamme de placements qui convient le mieux à son profil de risques. Plus besoin de se déplacer ni d’appeler: de nouveaux acteurs en ligne règlent tout pour vous en quelques clics. Qu’on l’accepte ou pas, l’avenir passe par cette voie et personne n’y échappera. Les acteurs ont-ils pris le train en marche?

L’Europe affiche un certain retard par rapport aux États-Unis. L’écosystème est plus fragmenté.

Fabrice Croiseaux, CEO, Intech

«Si on compare la situation en Europe par rapport à celle des États-Unis», on observe un certain retard, note Fabrice Croiseaux, CEO d’Intech, une société de conseil et expertise en technologies et systèmes d’information. «Mais c’est normal, l’écosystème développé sur le marché nord-américain est nettement moins fragmenté au niveau des plateformes informatiques que l’écosystème européen. Chez nous, les acteurs et les plateformes sont de plus petite taille, la tâche pour les faire communiquer est donc plus ardue. Le niveau de maturité de la digitalisation n’est évidemment pas le même.»

Un processus permanent

Concentrée lors de son lancement sur la communication des annonces légales, la société Kneip a rapidement élargi sa palette d’activités à la création de rapports financiers légaux, puis s’est consacrée exclusivement au secteur des fonds d’investissement en proposant un service complet: publication des valeurs nettes d’inventaire, reportings, etc. 23  ans plus tard, son fondateur Bob Kneip a un peu le sentiment d’avoir été confronté depuis ses débuts à des vagues successives de digitalisation. «On parle beaucoup de digital ces derniers mois et j’ai beaucoup de difficulté à accepter le fait que ce défi soit seulement apparu au cours des dernières années. Ce que nous avons vécu chez Kneip, c’est une transformation tout au long de la vie de la société.»

Il pointe notamment le fait que, depuis 2006, l’obligation pour les fonds d’investissement de publier les valeurs quotidiennes dans la presse dans tous les pays où ils étaient distribués a complètement disparu au niveau de l’Union européenne. Cela peut désormais se faire via des plateformes en ligne. «Nous sommes passés d’un monde intégralement papier à un monde quasi exclusivement digital. Et la forte automatisation que l’on ressent aujourd’hui est avant tout liée à la transformation des comportements et des processus. Tout cela a fini par modifier le business model dans son ensemble. Mais la technologie vient essentiellement appuyer cette transformation, ce n’est pas elle qui la provoque.»

Une impression partagée par Ravi Beegun, partner et head of investment management chez KPMG Luxembourg. «Nous avons mené une enquête l’an dernier au niveau des CEO des management companies. Les trois points-clés qui ressortaient étaient l’augmentation des revenus, la diminution des coûts et les aspects réglementaires. Et sur ces trois points, la digitalisation peut apporter des réponses.» Les nouvelles technologies peuvent évidemment aider à compiler les données réclamées par les autorités de régulation, mais elles permettent aussi de rendre les fonds accessibles à un plus grand nombre, ce qui au final devrait permettre d’augmenter les revenus. «Le secteur doit se transformer et la technologie est un des catalyseurs qui y contribuera.»

«Le contexte économique est plus tendu pour le monde des fonds», note Bob Kneip. «Les marges se sont réduites et le retour sur investissement pour l’investisseur est devenu beaucoup plus faible. Ça place donc l’industrie sous pression. Ce manque de rendement pour l’investisseur final est notamment lié aux coûts, ce qui veut dire qu’il faut désormais les faire baisser. Les régulateurs mettent la pression dans ce sens.» Mais par ailleurs, la multiplication des exigences réglementaires coûte également des sommes importantes aux gestionnaires de fonds, de même que le mode de distribution est également grand consommateur de ressources. «C’est toute cette chaîne de valeur qui est remise en question», observe-t-il. «L’investisseur demande à retrouver du rendement et il faut donc lancer une nouvelle dynamique.»

Retrouver de la rentabilité

Account director GRC Belgique & Luxembourg pour Thomson Reuters, Piet Craenen, en tant que fournisseur d’informations financières aux acteurs, est également bien placé pour analyser les nouvelles attentes des investisseurs et les possibilités offertes par la technologie. «Tout part des besoins des clients», note-t-il. «Et il est clair que la technologie peut désormais apporter des réponses. Je pense notamment à la blockchain qui peut changer le rôle des intermédiaires entre l’investisseur et l’asset manager. Ça rend les choses intéressantes pour ce secteur.» Mais il note également qu’il s’agit à ce niveau d’un changement du modèle opérationnel, ce qui ne se fait généralement pas du jour au lendemain. «Nous sommes dans une phase initiale de l’utilisation de la blockchain. Il faudra gagner la confiance des différents acteurs par rapport à ce modèle et voir comment on respecte la réglementation stricte du monde financier. La disruption qu’elle provoque demandera donc du temps avant de la voir adoptée à une large échelle.»

Quelle que soit la technologie qui s’imposera, la place financière luxembourgeoise transformera son modèle actuel. Dans le digital, la règle semble être désormais de s’adapter ou de disparaître. «C’est effectivement une question de survie», convient Ravi Beegun, «si on ne s’adapte pas aux nouvelles technologies, quelqu’un viendra de l’extérieur en proposant un nouveau modèle.» L’expert de KPMG fait encore le constat que l’industrie locale des fonds n’est qu’au début de la courbe de transformation. «Certains acteurs ont bien évolué, mais dans l’ensemble, il reste beaucoup de choses à faire.» «Et si possible en apportant des innovations collectives», insiste Bob Kneip, estimant que l’investisseur s’attend à une solution globale et pas à des morceaux de réponse de chaque acteur pris séparément.

Piet Craenen va même, de son côté, jusqu’à parler de services mutualisés pour gagner encore plus en efficacité. «Les acteurs font souvent la même chose, de manière répétitive. C’est notamment le cas pour les données à obtenir sur les nouveaux clients et la maintenance de ces informations.» Selon une étude menée par Thomson Reuters, on en serait encore à un besoin de 48 jours/homme avant de pouvoir accepter un nouveau client institutionnel. Pour un tiers des banques, on en est encore à plus de trois mois… En plus, toujours selon cette étude, les coûts liés à cette activité ont augmenté de 19% sur les 12 derniers mois. «On observe donc une inefficacité qui est remarquable pour tout le secteur. À ce stade, la mutualisation de l’activité est une solution. On pourrait notamment créer un registre central et rendre ces informations disponibles sous forme digitale pour les participants sous certaines restrictions.» Thomson Reuters joue déjà un rôle important pour une telle initiative pour le marché en Afrique du Sud.

Partager les informations

Et cela, la technologie de la blockchain devrait pouvoir le rendre possible assez rapidement. «Effectivement», note Fabrice Croiseaux, «la technologie blockchain permet de fédérer, de partager des informations sur une même plateforme technique sans avoir un acteur centralisateur qui, à un moment donné, aura le pouvoir d’arrêter le système ou d’augmenter les frais.» Pour lui, la véritable disruption de la blockchain, c’est qu’on peut travailler en confiance sans le passage par un intermédiaire centralisateur. L’enjeu est de pouvoir fédérer plusieurs centaines de millions d’utilisateurs sur une même plateforme technique, comme les Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon, ndlr) ont réussi à le faire, mais sans centraliser. C’est la condition sine qua non pour que les acteurs des écosystèmes en place gardent leur position. «L’initiative FundsDLT, que nous développons en collaboration avec KPMG et Fundsquare, vise à proposer une plateforme de ce type pour le secteur des fonds d’investissement.»

Simplifier la chaîne

Autre évolution technologique de taille: les robots-conseillers qui simplifient l’entrée sur le marché des fonds pour un public moins bien informé. En l’aidant notamment à prendre des décisions – combien faut-il épargner mensuellement pour pouvoir acheter une maison, une voiture, assurer ma retraite, etc. «Aujourd’hui, des sociétés technologiques se sont profilées sur l’expérience consommateur», explique Ravi Beegun. «L’idée est vraiment de lui expliquer le fonctionnement de l’épargne via les fonds, de définir un profil pour l’aider à prendre sa décision. Et ça fonctionne. La meilleure preuve, c’est qu’aujourd’hui de grands groupes recourent aussi aux robots-conseillers pour conseiller leurs clients.» Ceci dit, il reste une limite en bout de chaîne au niveau de la fourniture des données des clients, qui ne peut pas encore être automatisée. «Mais c’est en train de se faire», confirme le head of investment management chez KMPG Luxembourg. «Dès ce moment, le client aura une expérience automatisée complète.»

À terme, on pourra acheter un fonds comme on achète un livre sur Amazon.

Ravi Beegun, partner et head of investment management, KPMG Luxembourg

Mais tout cela, finalement, doit servir avant tout à mieux satisfaire les demandes des investisseurs potentiels. «À terme, ils pourront acheter un fonds comme ils achètent un livre sur Amazon», pointe encore Ravi Beegun. «Ce sera assez simple. Ils pourront également avoir une vue consolidée de leur portefeuille ainsi que des projections qui pourraient d’ailleurs les sensibiliser à investir plus tant qu’ils sont jeunes.» Il estime toutefois que, une fois un certain volume d’avoirs atteint, ils voudront des produits plus complexes et iront dès lors consulter leur banquier pour des conseils d’un autre niveau. «Investir dans un fonds, c’est un choix de vie», note Bob Kneip. «On le fait en général dans un but bien précis. Et à l’avenir, avec les problèmes que connaîtront les systèmes de retraite, investir dans les fonds sera une solution volontaire voire obligatoire, comme c’est déjà le cas dans certains pays. À ce moment, la technologie digitale permettra un meilleur accès à l’information et de mieux suivre ses investissements, avec une plus grande transparence.»

La technologie digitale permettra un meilleur accès à l’information et de mieux suivre ses investissements. 

Bob Kneip, fondateur, Kneip

Elle permettra aussi, grâce à une offre la plus large possible, que les investisseurs aillent réellement vers les fonds qui les intéressent, par exemple ceux des entreprises socialement responsables. Un peu comme dans un vrai supermarché en ligne qui serait dédié aux fonds d’investissement. «L’investisseur pourra ensuite suivre sa commande», note encore Bob Kneip de manière imagée. «Il pourra vérifier si les résultats de ses investissements pourront lui permettre de financer ses choix de vie.» Les évolutions possibles sont donc encore nombreuses, des fonctions de base à des solutions auxquelles on s’attend peut-être moins. «Un jour, vous pourrez décider qu’un certain pourcentage de vos bénéfices soit automatiquement versé à une ONG de défense de l’environnement», explique Fabrice Croiseaux. «À ce moment, dans votre reporting, outre votre rendement, vous trouverez des informations sur ce que vous avez déjà versé à cette ONG.»

Ces évolutions technologiques laissent à penser qu’un jour, peut-être plus si lointain, les fonds deviendront des produits d’épargne comme les autres, qui feront de la pub à la télévision ou sur internet.

Piet Craenen
Informer les machines
Depuis environ 170 ans, Thomson Reuters – qui compte aujourd’hui 60.000 employés à travers le monde – produit de l’information économique et financière à l’intention d’une panoplie très large d’acteurs, allant des journalistes aux investisseurs, en passant par les banques, les sociétés de consultance et, aujourd’hui, la blockchain. Pour rester à la pointe, la société a toujours misé sur les évolutions technologiques les plus récentes. «Notre CEO (David Craig, president Financial & Risk, ndlr) aime dire que nous sommes la plus vieille fintech au monde», rapporte Piet Craenen, account director GRC Belgique & Luxembourg. La compagnie ne s’étonne donc pas de voir les machines prendre peu à peu le pouvoir dans des domaines comme l’analyse de données financières. Elle vient même de franchir un cap important à ce niveau: «Selon nos analyses, désormais nous avons plus d’utilisateurs machines que d’êtres humains», avance le responsable pour le Luxembourg.

Ravi Beegun
L’audit change aussi
Dans la chaîne de production et de distribution des fonds d’investissement, tous les acteurs sont concernés. Jusqu’aux auditeurs du secteur qui doivent revoir leur manière de travailler, comme le confirme Ravi Beegun, head of investment management chez KPMG Luxembourg. «Tout est interconnecté. Le vrai challenge de la transformation digitale, c’est que tout le monde doit changer de business model. Même nous.» En tant qu’auditeur, une partie du travail est de vérifier que les positions sur les fonds sont bien réconciliées. Et plus le travail est manuel, plus les confirmations sont difficiles à obtenir et à vérifier. «Mais», explique M. Beegun, «avec le développement de la technologie blockchain, tout le monde aura la même vue et tout sera réconcilié par nature. Notre métier va donc évoluer. Nous allons pouvoir nous focaliser sur d’autres aspects.» Ceci dit, la technologie se développant, il note également que le public attend plus d’un auditeur que par le passé. «Avant, le métier d’audit se contentait des tests sur base d’un échantillon. Aujourd’hui, les clients veulent que l’on couvre un plus large spectre tout en utilisant les technologies afin que les coûts restent raisonnables.»

Fabrice Croiseaux
Une progression en deux temps
Spécialiste des nouvelles technologies, Fabrice Croiseaux, le CEO d’Intech, fait remarquer que lorsqu’on regarde l’impact d’une technologie sur un métier, on constate toujours deux phases. La première, c’est celle où l’on se sert de la technologie que l’on maîtrise pour faire la même chose qu’avant mais en mieux. «Plus vite, avec moins de personnes, pour une meilleure qualité et moins cher. À ce niveau, certains acteurs vivent cette expérience depuis plusieurs années», note-t-il. Mais dans la seconde phase, on va pouvoir faire des choses qui n’étaient pas possibles auparavant. «Uber et Airbnb en sont des exemples, et je pense que le secteur des fonds est aujourd’hui à la croisée de ces deux phases. On a déjà fait beaucoup d’optimisation, on doit passer désormais au stade de l’invention.» Et, selon son expertise, il juge que le caractère hétérogène du business des fonds au Luxembourg – multiplicité des fiscalités et maîtrise de nombreuses réglementations étrangères – offre une expertise et une opportunité unique pour transformer l’outil. «Lorsque les personnes au bout de la chaîne expriment des besoins, c’est alors aux acteurs d’imaginer la nouvelle chaîne de valeur. Grâce à ses compétences multiples, le secteur pourra évoluer rapidement pour offrir de nouveaux services.» La plus grande faiblesse du modèle, par contre, c’est que les acteurs aux deux extrémités de cette chaîne – investisseurs et asset managers – ne sont guère présents sur la Place luxembourgeoise.

Bob Kneip
Une cellule pour l’innovation
En janvier dernier, Bob Kneip a quitté la direction générale de sa société pour occuper la place de président du conseil d’administration. Mais il ne s’agit en rien pour lui de s’éloigner de la société.
Son but, en fait, était de mieux prendre les commandes de l’Accelerator, une cellule imaginée pour pouvoir fournir de nouveaux produits et de nouvelles solutions aux marchés financiers dans leur besoin de maîtriser les défis réglementaires et techniques croissants. «Depuis 23 ans que je suis dans cette activité, nous avons souvent essayé d’avoir de véritables cellules d’innovation. Mais on s’est toujours laissé dévorer par le quotidien. Donc, aujourd’hui, j’ai souhaité que l’on change fondamentalement ça et que l’on crée une nouvelle unité séparée, à l’intérieur de la société.»
Ce qu’il souhaitait, c’est une unité dont l’autorité serait inattaquable. «Quelque chose qui ne se fasse pas happer par l’activité quotidienne et qui ne la grignote pas non plus.» Le fondateur de Kneip a donc lancé une unité apte à mettre au point de nouveaux développements en parfaite adéquation avec le marché, avec un mode opératoire agile, qui délivre rapidement des solutions et mette en avant l’interface et l’expérience utilisateur. «Nous l’avons donc lancée aux alentours du 15 février et nos premiers produits seront délivrés en mai de cette année», se félicite-t-il désormais.