L’ancien site industriel a un nouveau destin. Un nouveau quartier devant accueillir jusqu’à 600 habitants. Mais il faudra d'abord dépolluer. (Photo: Sven Becker)

L’ancien site industriel a un nouveau destin. Un nouveau quartier devant accueillir jusqu’à 600 habitants. Mais il faudra d'abord dépolluer. (Photo: Sven Becker)

Lundi 20 juillet à l’hôtel de ville. La bourgmestre DP, Lydie Polfer, a donné rendez-vous aux habitants de la capitale pour leur présenter publiquement la proposition de modification du plan d’aménagement général (PAG) sur une surface de 2,59 hectares (0,05% de la superficie du territoire de la Ville de Luxembourg) située à Polfermillen (Pulvermuhl). En parallèle à la procédure de PAG, approuvée par le conseil communal le 29 juin dernier, le développeur du site, la société Allfin, a présenté une demande d’approbation du plan d’aménagement particulier du site qui pourrait accueillir entre 300 et 600 habitants et beaucoup d’espaces verts, qui apparaissent comme une réparation pour les erreurs du passé.

La réunion d’information a fait se déplacer deux personnes seulement, une riveraine et une ancienne locataire de bureaux qui avaient été fermés en novembre 2003 par décision du ministère de l’Environnement pour cause de «graves troubles» de jouissance compromettant la santé du personnel des sociétés occupant les lieux. Lydie Polfer rappela aux deux dames présentes sa promesse de ne délivrer un permis de construire aux promoteurs du site qu’une fois la dépollution de l’ancien site industriel accomplie.

Les officiels s’étonnent de ce peu d’intérêt du public pour un projet immobilier sur un site sensible aux abords de l’Alzette. L’aménagement des lieux est assorti d’un dispositif conditionnant l’urbanisation à la dépollution, permettant ainsi d’interdire toute construction et tout aménagement du terrain tant que les travaux de dépollution n’auront pas été réalisés. «Une attention particulière devra être portée au réaménagement du site due aux pollutions détectées», signalait en juin le premier conseiller de gouvernement du ministère de l’Environnement, Mike Wagner, dans une lettre à l’administration communale.

Cette sollicitude actuelle des autorités tranche singulièrement avec leur conduite du passé, où elles laissèrent agir à leur guise un promoteur immobilier sans scrupule, jusqu’à ce que la justice pénale soit saisie et finisse par le rattraper. Pour autant, la décontamination des sols n’est toujours pas réglée.

Le dossier Polfermillen, qui est un beau projet d’urbanisation et de réhabilitation de sites industriels, est aussi un des exemples de ce que fut l’incurie du pouvoir dans les années 1990 et 2000.

L’aménagement du site, développé par la société Allfin (qui a réalisé des gros projets de bureaux au Kirchberg et à la Cloche d’Or), se fera sur une parcelle de 2,59 hectares (45  ares vont être retranchés et reclassés en «zone de verdure») que se partagent la société Tractim, regroupant les actifs immobiliers du groupe industriel Secalt (2,32 hectares) et Moulin SA, propriétaire de 26,7 ares, notamment de l’ancienne blanchisserie industrielle Express Services, convertie en bureaux paysagers à la fin des années 1990 sans autorisation ni décontamination des sols, comme la loi sur le commodo/incommodo le prévoit.

5 millions d’euros pour dépolluer

Dans le dossier du PAG, l’administration communale explique que la reconversion du site exploité depuis le 18e siècle et qui n’héberge plus que des services administratifs de la firme Secalt «s’impose dans l’intérêt de la sécurité, de la salubrité, de l’hygiène, de la typologie du quartier d’habitation qu’est Pulvermuhl». La Ville y ajoute «l’intérêt d’une rénovation esthétique du caractère de cette partie enclavée du quartier». C’est surtout «le potentiel de développement à l’intérieur d’un tissu urbain existant» qui est visé, à l’heure de la raréfaction du terrain à bâtir, de la sur-urbanisation et de «l’étalement urbain» dans la capitale: «Considérant un niveau élevé des prix des immeubles et des loyers, dû notamment aux prix fonciers, une meilleure exploitation des surfaces disponibles doit être recherchée», explique la VdL.

La gentrification du quartier jadis industriel et populaire est déjà en route, même s’il reste un des derniers îlots de la pauvreté dans la capitale. De 2001 à 2011, le loyer moyen par mètre carré y a augmenté de 67%, mais y est moins élevé que la moyenne: 425 à 795 euros, alors que le niveau moyen pour la Ville se situe entre 663 et 998 euros par mètre carré.

Le projet du développeur Allfin prévoit 10 lots destinés à l’habitat, avec une obligation de 10% réservés au logement social (entre 14 et 27 unités qui devraient être réparties dans l’ensemble pour ne pas créer de «ghettos»). La réhabilitation pourrait faire venir entre 300 et 600 personnes sur une surface constructible brute de 25.000 mètres carrés minimum à 29.200 mètres carrés maximum. Ce qui suppose de «frapper» l’ensemble des terrains à aménager d’un coefficient maximal d’utilisation (CMU) de 1,85, alors qu’il est actuellement de 0,86 pour le bâti existant.

La réalisation d’un nouveau quartier, qui fera du Pulvermuhl pour l’habitat (95% des surfaces y seront dédiées) ce que l’ancien site des brasseries à Clausen est désormais pour l’entertainment et les bureaux, permettra aussi aux autorités de se retirer une épine du pied. Ce qui explique probablement l’empressement (la pression même) que le ministère de l’Environnement met au réaménagement du site, à commencer par la décontamination des sols selon «un concept global». «Il est essentiel, signale le dossier de modification du PAG, que les sols pollués soient décontaminés avant le début des travaux de construction. Les terrains ‘Secalt Tratel SA’ et ‘Moulin SA’ sont traités au sein d’un même projet d’aménagement, ce qui permettra de tenir compte des migrations de polluants en sous-sol d’un terrain vers l’autre.»

Le dossier de modification du PAG pointe ainsi «les faiblesses» du projet et la contamination du sol et sous-sol «assez importante». La pollution a été clairement identifiée sur les terrains de Secalt après une analyse «exhaustive» réalisée par l’organisme Luxcontrol. L’inventaire est plus nébuleux sur la partie «Moulin» sur l’ancien emplacement de la blanchisserie, où la présence de solvants comme le PER (perchloréthylène, tétrachloréthylène et toluène) et d’hydrocarbures volatiles de type Thinner et White Spirit a été identifiée.

Luxcontrol a estimé la quantité d’excavation des terres polluées à 32.000 mètres cubes ou 57.600 tonnes, uniquement pour le site Secalt, ce qui correspond à 2.700 camions et une enveloppe budgétaire de 5 millions d’euros.

Des investigations furent engagées en 2007, 2008 et 2010 dans le cadre de la cessation d’activités du groupe Secalt pour déterminer à la fois le degré de pollution des structures bâties, des sols et sous-sols. Une étude complémentaire fut effectuée pour analyser la pollution des eaux souterraines. Il a fallu que le ministère du Développement durable et des Infrastructures mette la pression sur le propriétaire pour obtenir un vrai plan d’assainissement. Début janvier, un arrêté du ministre ordonna la remise en état du site.

Le second dossier est celui de l’ex-blanchisserie. Express était un établissement de classe 1, et lorsque l’activité de son atelier cessa, ses exploitants optèrent pour la liquidation volontaire, sans faire de déclaration de cessation d’activité auprès de l’administration de l’Environnement, pensant ainsi pouvoir échapper à l’obligation de décontamination du site.

Lorsque le site fut vendu pour 14,5 millions de francs luxembourgeois au promoteur et constructeur Pasquale Corcelli et sa société Pasta Mano, pour en faire plus de 1.400 mètres carrés de bureaux paysagers, aucune autorisation ne fut sollicitée. Le dossier du PAG mentionne d’ailleurs faussement une surface de 1.200 m2.

Helminger et Pesch

Seules des autorisations de construire furent délivrées par la Ville de Luxembourg entre 1999 et 2000, à cheval entre les mandats de Lydie Polfer, qui entra au gouvernement entre 1999 et 2004, et celui de Paul Helminger qui prit le relais. Un Paul Helminger que l’on retrouve d’ailleurs, aux côtés de Fernand Pesch – l’ancien directeur du Fonds d’urbanisation du Plateau de Kircherg et actuellement président de la firme de construction CLE –, au conseil d’administration de la structure Allfin Holding Luxembourg, contrôlée par la maison mère belge, également actionnaire de l’entité Allfin Lux, développant le nouveau quartier. L’autorisation d’exploitation des bureaux fut stoppée en novembre 2003 par décision du ministre de l’Environnement en raison des problèmes de santé des locataires. Inlouables, les bureaux restent inoccupés depuis lors.

En janvier 2007, le ministère de l’Environnement avait ordonné au propriétaire Pasta Mano d’établir un programme analytique pour quantifier la pollution du site, sans qu’il obtempère pour autant. Une partie de yoyo se joua ensuite entre les autorités et le propriétaire qui se fit condamner en juillet 2013 par un tribunal correctionnel pour violation de la législation sur les déchets, après une plainte de ses anciens locataires pour empoisonnement.

Un arrêté du 24 novembre 2014 a ordonné un diagnostic complet du sol, sous-sol et eaux souterraines dans les six mois à compter du 25 mai 2015. Mais dans l’intervalle, Pasta Mano a cédé le site pour 500.000 euros à une autre société du groupe Corcelli, Moulin SA. Cette dernière est désormais passée aux mains d’Allfin. Le diagnostic devait être rendu pour le 24 août dernier et comprendre un plan d’assainissement.

Pasta Mano (deux entités, une sàrl et une société en commandite simple) va à vau-l’eau, alors qu’un dernier litige en matière de bail à loyer (une garantie bancaire de trois mois de loyer tirée par la propriétaire) oppose la société à l’un de ses anciens locataires, DS Corporation. L’avocat de cette société, Me Arsène Kronshagen, a fait une dénonciation au Parquet en octobre 2014 pour violation de la loi sur les sociétés commerciales et non dépôt des bilans depuis sa constitution en 1997.

La justice s’est alors saisie de l’affaire et le procureur d’État réclama en janvier 2015 la liquidation judiciaire de Pasta Mano sàrl et Pasta Mano sàrl & Cie SECS. Une audience fut fixée pour le 12 février au tribunal siègeant en matière commerciale, mais dans l’intervalle, entre le 29 janvier et le 20 février, le groupe Corcelli fit déposer presque d’un coup ses bilans de 1997 à 2014, à l’exception toutefois de deux exercices, de 2011 et 2012. Pasta Mano s’étant mis en conformité avec la législation, il n’y avait plus de raison pour le Parquet de maintenir sa demande de liquidation judiciaire.

Pour autant, DS Corporation ne relâcha pas la pression sur son ancien propriétaire, même après la condamnation pénale de ce dernier, et introduisit en février une plainte pour des anomalies comptables exhumées dans les bilans de Pasta Mano. Dans un nouveau courrier au procureur d’État, l’avocat Kronshagen s’étonnait qu’entre 2001 et 2002, tous les postes étaient à zéro alors que le propriétaire percevait 11.725 euros de loyers tous les mois.

Alors que le problème de pollution était connu en 2003 et 2004, la valeur de l’immeuble était inscrite au montant de 1,78 million. C’est en 2005, après l’engagement de procédures civiles de bail à loyer, que l’immeuble Express a été enregistré à 1 euro. En outre, les comptes 2009 et 2010 font apparaître des dettes considérables, de respectivement 735.782 et 950.482 euros pour une société n’ayant qu’un actif, l’ancienne blanchisserie reconvertie. Autre anomalie détectée dans les bilans, des frais de comptabilité annuels s’échelonnant entre 40.000 et 60.000 euros «pour une société qui n’a pas déposé de bilans pendant plus de 15 ans», observe l’avocat. Qui, dans un courrier à Sandra Kersch, premier substitut du procureur d’État, signale que ses mandantes craignent que le gérant et actionnaire unique Pasquale Corcelli « tente de mettre à l’abri l’actif de la société Pasta Mano (…) de toute condamnation à venir dans la (…) procédure de bail à loyer » et «troubles de jouissance» pour lesquels les anciens locataires réclament 345.000 euros d’indemnités. «Il s’agit là d’une tentative organisée» pour priver les anciens locataires de toute indemnisation.

Contactée par Paperjam, l’administration judiciaire n’avait pas connaissance de l’ouverture d’une enquête préliminaire passant au crible plus de 15 ans de comptabilité questionnable du promoteur, qui a entre-temps vendu l’immeuble.

Histoire en 14 dates

  • 1797: Moulin déclaré propriété nationale.
  • 1840: filature de coton (l’unique du pays) appartenant à J.-P. Kuborn.
  • 1940-1945: spoliation des biens juifs et réquisition de l’usine par les nazis. Production de lingerie fine et de doublure de chaussures.
  • 1950: ouverture de la firme de nettoyage à sec Express appartenant à la famille Scholer (magasins Monopole). Liquidation de la Manufacture de draps et de tricots.
  • 1958: constituée en 1948, Secalt achète les immeubles et terrains de l’ancienne Manufacture de draps et de tricots en liquidation.
  • 1996: Express nettoyage à sec placée en liquidation et cédée en décembre 1998 à Pasta Mano (groupe Corcelli) pour 14,5 millions de francs luxembourgeois qui transforme l’usine en bureaux paysagers.
  • 11 mai 2001: contrat de bail entre Pasta Mano et DS Corporation.
  • 2002: premiers symptômes d’ennuis de santé par les locataires.
  • Juillet 2003: les analyses révèlent la présence de solvants chimiques. L’ITM est alertée.
  • 12 novembre 2003: mise en demeure du ministère de l’Environnement au propriétaire et aux locataires qui dénoncent le bail au 31 janvier 2004.
  • 11 juillet 2013: Pasquale Corcelli condamné en correctionnelle en sa qualité de gérant de Pasta Mano du chef de violation de la législation sur la prévention et la gestion des déchets.
  • 19 juillet 2013: constitution par le groupe Corcelli de Moulin SA, qui devient propriétaire du site.
  • 26 mars 2015: Allfin rachète Moulin.
  • 29 juin 2015: le conseil communal de la Ville de Luxembourg approuve la modification ponctuelle du PAG.

Allfin
100 millions investis

Parmi les grosses opérations que pilote Allfin Lux SA actuellement, il y a donc, notamment, celle en cours dans le quartier Pulvermuhl, sur la fiche industrielle de la Secalt. Elle porte sur la création de différents bâtiments pour une surface totale de 26.600m2. «Le projet prévoit 1.600m2 de bureaux et 25.000m2 de logements, précise Olivier Bastin, le CEO d’Allfin Lux. Mais si la demande en bureaux devenait plus importante, nous pourrions ventiler les espaces différemment pour libérer 3.000m2 de bureaux supplémentaires. La construction d’une vingtaine de maisons et quelques lofts de standing figurent également au programme.»

Bénéficiant d’un cadre bucolique, aux abords de l’Alzette, à une dizaine de minutes du centre-ville, le site cumule les avantages, affirme le dirigeant: «Il n’y a pas à faire de compromis entre la campagne et la ville, on peut profiter des deux.»

Les enquêtes publiques étant achevées, la procédure administrative est déjà enclenchée. En ce qui concerne la pollution des sols, toutes les études ont été menées en collaboration avec un organisme de contrôle agréé. Les plans d’assainissement ont été définis et sont également en cours d’examen. «Le chantier démarrera par cette phase de dépollution. Notre ambition est d’entamer les travaux dans le courant de l’année 2017 pour une livraison des logements et bureaux en 2019. La commercialisation pourrait quant à elle débuter en 2016», précise Olivier Bastin.

La société Allfin investit, seule, plus de 100 millions d’euros dans ce projet.