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Raymond Kirsch est un homme heureux. Bien sûr, l'année 2001 aura véhiculé son lot de difficultés et, en tant que banquier, Président de la Banque et Caisse d'Epargne de l'Etat, il pourrait avoir des raisons de rester sur une impression mitigée à l'heure de dresser un bilan. Mais non.

"Après des années fastes, voire faciles, nous avons en effet vécu une année plus difficile, mais nous l'avons passée dans de bonnes conditions. Et je constate que tous nos employés ont fourni un grand effort pour que la banque s"en sorte le mieux possible. Ca ne peut être qu'une grande satisfaction pour moi, car lorsque l'on travaille huit à dix heures par jour à la tête d'un établissement quel qu'il soit, on est heureux de voir que ses agents sont vraiment dédiés à cette entreprise et font un effort personnel important".

L'un des grands chantiers achevé avec succès, presque invisible pour le grand public, aura été la refonte totale de l'infrastructure informatique: toutes les agences ont été ré-équipées de nouveaux matériels, tant hardware que software. L'année qui s'achève a été la 145è pour la BCEE, et M. Kirsch a apprécié "le mouvement dans la continuité, qui a fait que nous avons maintenu notre 'rating' auprès des grandes agences de notation internationales, qui nous positionnent toujours dans la fourchette des 20 à 50 banques les mieux classées du monde".

La satisfaction de Raymond Kirsch est d'autant plus marquée que le nombre d'employés de la BCEE n'a pas varié d'une année sur l'autre. Aux stratégies de recrutement et de mise à pieds par à-coups, cet établissement du secteur public préfère largement miser sur la mobilité et la flexibilité de chacun des salariés. "C'est sur ce point précis du dévouement des gens que je veux exprimer ma satisfaction'. Et il aura sans doute l'occasion de le faire encore dans les prochains mois. Car l'arrivée définitive de l'Euro ne va pas manquer de donner quelques sueurs froides à bon nombre d'agents de la Banque. "Les trois prochains mois seront très durs. Non seulement il faudra changer les porte-monnaie de francs luxembourgeois en Euro, mais il y a aussi des tas de gens qui n'ont pas bien compris et pour qui il faudra expliquer tous ces changements".

Aussi, la banque va-t-elle renforcer exceptionnellement ses équipes par des recrutements anticipés, et par le volontariat d'une quarantaine de salariés qui, actuellement, travaillent à mi-temps dans le réseau, mais qui passeront pour quelques mois à temps plein.? Ainsi sera franchi un nouveau pas plus que symbolique, couronnement de la construction européenne telle qu'elle se dessine depuis près d'un demi-siècle. "L'Euro est vraiment une bonne chose, et je pense que les Luxembourgeois, en général, ont déjà bien accepté, avec satisfaction, cet événement qui nous libère du franc belge".

Au-delà de l'Euro, c'est bien évidemment l'intégration européenne qui va plus que jamais mobiliser les esprits, alors qu'à brève échéance, l'Europe des Quinze pourrait devenir l'Europe des Vingt-Sept. "Ce changement quantitatif et qualitatif est bien sûr très important. Le Luxembourg deviendra plus insignifiant, et il n'est même pas acquis que nous puissions défendre encore notre Commissaire à Bruxelles, ou tout du moins faire en sorte qu'il ait un rôle significatif". Ca, c'est pour le côté obscur de la force européenne. Mais Raymond Kirsch préfère trouver d'autres raisons d'espérer: "La chance que présente l'élargissement, c'est que comme ce sont avant tout des pays plus petits ou moins développés qui vont entrer dans l'Union, le risque de la voir dirigée de façon brutale par un ou deux pays devient moins grand. L'accroissement du nombre de petits pays augmente la chance et la protection de ceux-là. Et c'est d'ailleurs pour ça que les grands pays ont imposé la repondération des droits de vote, sans quoi ils perdraient de leur influence avec l'augmentation du nombre de votants. Les Luxembourgeois ont une identité assez solide, sans quoi ils n'auraient pas survécu. Nous serons, certes, confrontés à des ajustements dans le rôle qu'on peut prétendre jouer, mais je ne suis pas pessimiste, parce que en tant que petit pays, nous avons intérêt à avoir d'autres petits pays à nos côtés".

Tout petit soit-il, le Luxembourg a tout de même plutôt bien résisté aux remous conjoncturels actuels, même après le 11 septembre où les craintes d'assister à un effondrement des milieux financiers ont longtemps plané. Pour M. Kirsch, ce constat n'est pas nécessairement surprenant. "Le Luxembourg n'a pas été en première ligne de ces actes terroristes. Les répercussions les plus fortes ont été principalement relevées sur le tourisme international, l'aviation de grande taille, et les réassureurs. Or nous n'avons ni sièges de grands groupes de réassurance, ni de grandes compagnies aériennes internationales, et le pays ne nourrit pas de très grandes ambitions touristiques. Plus que nos fondamentaux économiques, ce sont ces quelques particularités qui nous ont épargné un choc plus brutal. Néanmoins, notre économie a en général ressenti la récession, surtout les branches industrielles. Mais à la fin du parcours, la place financière aura tout de même des résultats plus modérés, voire en légère baisse, par rapport à la croissance très rapide des années passées".

Si la situation actuelle est donc encore parfaitement supportable, qu'en sera-t-il dans un avenir proche, compte tenu de la délocalisation de bon nombre de centres de décision importants hors de nos frontières ? Pas question pour Raymond Kirsch de généraliser une situation qui se doit d'être observée au cas par cas. ?Pour la CLT, par exemple, il est clair que la nouvelle entité RTL Group fait que le siège à Luxembourg n'a plus le même pouvoir de décision qu'il y a 20 ans. Ce qui ne veut pas dire que les choses vont plus mal pour autant. En ce qui concerne la BIL, le rôle des Luxembourgeois a aussi fortement diminué, même si on a à nouveau un Luxembourgeois comme Chief Executive. Néanmoins, Dexia-BIL, à Luxembourg, a pu profiter du fait que Dexia, ni en Belgique, ni en France, ne disposait d'un développement international important. Il s'agit donc, là, d'une opportunité importante. "

Au sujet de la BGL, au sein du Groupe Fortis, tout est encore en train de se mettre en place, et la spécialisation de chacune des entités intégrées n'est pas encore clairement définie. En revanche, la SES, qui vient de racheter GE Americom, garde son siège administratif et juridique à Luxembourg, ce qui représente donc un potentiel de développement à partir de Luxembourg. "Enfin, pour l'Arbed, la localisation juridique de NewCo reste aussi à Luxembourg, mais Arbed plus Aceralia restent minoritaires dans la nouvelle infrastructure, et là on ne sait pas encore comment les plans d'investissement vont influer sur les centres de décision. "Tout ça pour dire qu'il ne faut pas généraliser. On ne peut pas dire qu'il y ait un phénomène de pure fuite, et même en cas de déplacement de centres de décision, on constate que cela peut néanmoins avoir des répercussions intéressantes pour le Luxembourg. L'élément décisif réside dans les conditions d'encadrement de l'économie à Luxembourg. Si ces conditions sont favorables, le pays va se développer. Dans le cas contraire, il ne pourra pas le faire".

Le développement du pays: voilà un autre sujet brûlant de l'actualité en ce début d'année 2001. La publication du rapport du Bureau International du Travail sur l'avenir du régime des pensions à Luxembourg, puis la tenue, tout au long du premier semestre, de la table ronde sur les pensions, ont fait se dessiner des scénarios de croissance, tant en activité qu'en population, et certains chiffres ont été avancés, projetant une population de plus de 700.000 habitants d'ici à la fin de la première moitié de ce siècle. Ces projections se basent, donc, sur une extrapolation de ce que le pays a vécu ces dernières années. Et tout comme pour les produits financiers, il est tout de même tentant de rappeler que les performances passées n'augurent en rien des performances à venir. "La question est en effet de savoir si le phénomène de croissance rencontré dernièrement va continuer. Et la réponse est simple: personne n'en sait rien !"

A l'heure actuelle, selon Raymond Kirsch, Luxembourg semble avoir plutôt bien absorbé le choc de l'harmonisation fiscale telle qu'elle est programmée après les accords de Feira. "Mais d'autres incidents et d'autres mesures au niveau communautaire peuvent à nouveau poser problème. Rien dans ce monde qui bouge n'est vraiment garanti d'avance, je ne voudrais surtout pas me prononcer sur une continuation indéfinie de notre situation exceptionnelle en matière de centre financier international'. Sans compter que sur le plan des infrastructures, le pays est déjà à la limite de l'engorgement, avec moins de 450.000 habitants? "La difficulté est que l'Etat s"est compliqué lui-même énormément la tâche, en imposant des procédures de plus en pus complexes et en devant gérer des conflits d'intérêts qui se présentent de plus en plus ouvertement. La croissance rapide de notre économie aurait dû impliquer une croissance rapide des infrastructures. Pourtant, l'argent est là, mais les procédures de décision, pour des tas de raisons, sont trop lentes par rapport aux besoins en matière d'infrastructures. Outre les problèmes routiers, je trouve par exemple anormal que le Luxembourg, pays le plus riche de la région, ne soit pas suffisamment équipé en maisons de retraite et doive placer une partie de ses gens âgés à l'étranger". Dans ce contexte, la "nouvelle économie", en particulier le commerce électronique, seront-ils de nature à donner un second souffle à une croissance incertaine " C'est loin d'être évident, surtout à court terme. Le e-commerce - dans lequel on peut inclure le e-banking -, après avoir créé beaucoup d'enthousiasme à un certain moment, a enregistré un net ralentissement au cours de ces derniers mois.

"Les choses se développent en effet plus modérément, mais continuent tout de même à bien se développer". Et de citer, en référence, les quelque 25.000 clients qui utilisent le système "online banking" S-Net, soit 10% de la clientèle particulière de la BCEE. Avec, parallèlement, 9.000 utilisateurs de S-Line, le système bi-latéral via ligne téléphonique directe. "Il est clair que chaque système a ses avantages et que l'Internet produit encore une certaine angoisse en matière de sécurité. Certains évoquent aussi des pertes de temps. Nous avons donc décidé de maintenir la cohabitation entre les deux systèmes pendant quelques années, afin de respecter le sentiment des clients et leur donner un peu plus de temps pour s"adapter à l'Internet. Il est clair que l'Internet sera la solution de l'avenir, mais il ne faut pas brusquer les choses. Il s'agit là d'un changement culturel et de comportement et il faut donc laisser le temps au temps". Pour beaucoup, la "nouvelle économie" a plus été une source de désillusions qu'un véritable puits d'abondance. Mais, une fois un certain "ménage" effectué, bon nombre d'acteurs ne désespèrent pas d'arriver enfin à assurer une rentabilité, raison de vivre de toute entreprise, qu'elle soit de la nouvelle économie ou de l'ancienne.

Le Luxembourg peut alors certainement tenir une place particulière dans les nouveaux marchés qui se dessinent. "Il y a bien sûr un certain nombre de choses qu'on ne peut inventer à Luxembourg ni pour le Luxembourg. Mais, d'un autre côté, la petite taille de notre pays lui permet d'être un marché test avant un lancement à plus grande échelle. Dans notre propre recherche d'entreprises de ce secteur, nous devrions donc nous concentrer sur celles pour qui le Luxembourg pourrait se positionner comme tel. Car une fois que les gens auront appris à connaître les avantages de notre site économique, il sera plus facile de les garder au pays". L'année 2002 qui arrive ne devrait donc pas donner lieu à de spectaculaires envolées, qu'elles soient électroniques ou financières. "Ce sera une année de transition vers le haut" avance Raymond Kirsch, qui préfère cette position mesurée aux avis divergents des "grands gourous" de l'économie, prévoyant pour certains la reprise au premier semestre et d'autres une poursuite du marasme financier. "J'ai quand même l'impression que la seconde moitié de l'année prochaine pourrait connaître un redressement. Ce qui ne veut pas dire qu'on va de nouveau entrer dans une bulle financière ! Mais on pourrait connaître une hausse de 10% à 15% par rapport au niveau des marchés boursiers qu'on a à l'heure actuelle. Au-delà, il faudrait alors commencer de nouveau à se méfier, car le soubassement macro-économique ne sera pas encore très fort. Evidemment, si entre temps les prix du pétrole doublent, tout sera bien sûr différent".

C'est donc en toute confiance que Raymond Kirsch aborde les mois à venir, persuadé que sa Banque détient entre ses mains tous les atouts nécessaires à poursuivre sur la trajectoire qui est la sienne.