Bert Theis à Milan ou le pavillon luxembourgeois à la Biennale de Venise... l'art contemporain luxembourgeois ne se limite pas aux frontières du Grand-Duché. Josée Hansen porte un regard critique sur cette scène protéiforme. (Photo: Trash Picture Company)

Bert Theis à Milan ou le pavillon luxembourgeois à la Biennale de Venise... l'art contemporain luxembourgeois ne se limite pas aux frontières du Grand-Duché. Josée Hansen porte un regard critique sur cette scène protéiforme. (Photo: Trash Picture Company)

Comment vous est venue l’idée de votre nouveau livre, Piccolo Mondo?

Josée Hansen: «Je côtoie le milieu culturel et le monde des arts plastiques en particulier au quotidien depuis plus de 20 ans maintenant. L’idée m’est venue après la lecture du livre de Sarah Thornton, Seven days in the art world, où elle raconte la vie de l’art contemporain occidental vu de l’intérieur, organisé en sept chapitres, de l’école des beaux-arts à la biennale, en passant par le musée ou le magazine spécialisé. Cela m’a donné l’idée de transposer ce système à notre réalité au Luxembourg.

Votre livre est divisé en trois parties. La première est consacrée au projet de Filip Markiewicz pour le pavillon luxembourgeois à Venise lors de la 56e Biennale d’art contemporain, Paradiso Lussemburgo. Pourquoi?

«Il y a quelque temps, j’avais fait pour le Land un travail de suivi de création théâtrale. Les retours sur ces articles avaient été très positifs et témoignaient de l’intérêt des lecteurs pour découvrir comment du texte on arrive à un spectacle. Je me suis dit que cela pourrait être intéressant de le transposer au projet de pavillon à Venise. La Biennale de Venise est très importante pour tous les artistes, mais encore plus pour les artistes luxembourgeois, car c’est la seule zone de friction que nous ayons avec la scène internationale. L’idée initiale était donc de suivre l’artiste qui investirait le pavillon luxembourgeois, de la rédaction de son projet à la période post-exposition. Grâce à la confiance que Filip Markiewicz m’a accordée, j’ai pu l’accompagner pendant près d’un an. Je raconte cette période, un peu comme un journal intime. Je documente le projet et ouvre les rideaux pour découvrir les coulisses.

Le journal intime sous-entend une tout autre approche que le regard journalistique…

«J’ai fait le choix de m’impliquer personnellement et d’écrire à la première personne, ce qui en journalisme est tout à fait défendu. Mais pour ce livre, c’est différent, c’est un projet personnel. Je relate quelque chose qui m’est arrivé, à moi.

La seconde partie traite de différents parcours d’artistes luxembourgeois. Pouvez-vous nous expliquer ce chapitre?

«Il s’agit d’une partie consacrée à six artistes que j’ai choisis par affinité, pour la qualité de leur travail et parce qu’ils ont une œuvre derrière eux. Il se trouve que tous ont également fait Venise. Je suis donc allée voir Bert Theis à Milan, Su-Mei Tse à la Villa Medicis à Rome, Simone Decker à Francfort, Gast Bouschet & Nadine Hilbert à Bruxelles, Martine Feipel & Jean Bechameil à Esch-sur-Alzette et Antoine Prum à Dudelange. Je les ai rencontrés pour parler de leur carrière, savoir où ils en sont actuellement. J’ai aussi voulu montrer que nous avons de très bons artistes, qui sont nés par hasard au Luxembourg, et qui mènent désormais une carrière internationale. Ce sont des artistes qui ne sont pas nécessairement très visibles ici, mais ils ont une belle carrière. Il ne faut pas toujours attendre qu’ils soient morts pour en parler!

La dernière partie prend par contre une autre tournure…

«En effet, elle est plus personnelle. J’y dresse un état des lieux en six chapitres, un bilan des acteurs, de l’ambiance de l’art contemporain au Luxembourg. Je suis un peu plus pessimiste dans cette partie, car je trouve qu’il y a une grosse fatigue dans le monde de l’art en ce moment au Luxembourg. Comme une flemme de certains. C’est aussi peut-être lié au changement de génération. Il y a eu l’enthousiasme des années 1990 avec l’année culturelle, l’ouverture du Casino et Manifesta. Puis les années 2000 avec l’ouverture du Mudam. Et maintenant, c’est moins vif, comme un petit backlash.

Je trouve qu’il y a une grosse fatigue dans le monde de l’art en ce moment au Luxembourg.

Josée Hansen, journaliste au Lëtzebuerger Land

Avez-vous illustré ce livre?

«Pas la dernière partie, mais pour les autres chapitres, j’y ai inclus mes photos, celles que je fais sous le pseudo Trash Picture Company, certaines prises juste avec mon téléphone, d’autres avec un vrai appareil. Elles sont toutes en noir et blanc, pour un aspect plus sobre, une volonté que l’on retrouve aussi dans la mise en page réalisée par Laurent Daubach. C’est un livre fait pour lire, ce n’est pas un livre d’images.

Vous publiez ce livre aux éditions d’Lëtzebuerger Land avec la collaboration de l’asbl artcontemporain.lu. Vous avez aussi eu une aide du Focuna. Mais aucune aide d’une des institutions.

«Non, car j’ai voulu rester libre et indépendante, ne surtout pas avoir de ciseaux dans la tête. On peut me reprocher d’être trop subjective, mais c’est vraiment une volonté de ma part.

Quels bilans tirez-vous finalement de votre analyse?

«L’art est en crise internationalement, ce n’est pas un secret. Il y a une crise du discours, qui est peut-être encore plus pointue au Luxembourg. En parallèle, il y a ce développement du marché de l’art, que l’on observe aussi avec la Luxembourg Art Week, et ce n’est pas un hasard si je présente mon livre à cette occasion. L’art comme marchandise est de plus en plus exacerbé et on se consacre de moins en moins à l’analyse ou au discours autour de l’art. Par ailleurs, je montre que c’est vraiment une petite poignée d’acteurs qui font l’art contemporain au Luxembourg. On peut citer Enrico Lunghi, qui a beaucoup fait en 15 ans pour connecter le Luxembourg à la scène internationale. Avant lui, il y avait Paul Reiles, qui était ‘un homme de goût’ comme l’avait écrit à l’époque Paperjam. Aujourd’hui, Paul di Felice est très présent. Jo Kox est aussi une personnalité importante. Tous ces gens sont des ‘MacGyver’ de la culture, qui réussissent à mener leurs projets avec trois bouts de ficelle et deux clous.

Cette génération arrive justement en fin de carrière et on assiste actuellement à un changement au niveau des directions d’institutions. Quelle évolution pouvons-nous attendre ou espérer?

«Ce que je constate, c’est que les jeunes artistes ne reviennent plus au Luxembourg. Actuellement, 800 Luxembourgeois sont inscrits en études d’art plastique et beaux-arts, mais il n’y a que 30 artistes indépendants déclarés. Où sont les 770 autres? Il y a beaucoup de talents qui se perdent. Et puis, il y a la guillotine des 35 ans. Avant cet âge, il est encore possible de bénéficier d’aides, mais après… Soit tu as réussi, ou tu es devenu professeur, ou tu as raté. Je constate aussi que dans les années 1990, il y avait une vraie émulation avec le Casino qui organisait des conférences avec des artistes internationaux importants comme Thomas Hirschhorn ou Martin Creed. Aujourd’hui, cette effervescence n’existe plus. Un exemple qui m’avait particulièrement agacée était lorsque le Casino l’année dernière a fait un appel au public pour proposer des noms d’intervenants pour les conférences. Si eux-mêmes ne sont plus prescripteurs, alors qui l’est? Les équipes du Mudam sont très peu présentes sur la scène locale. Ils font très bien leur travail, mais pourquoi ne prennent-ils pas plus position? Quel art défendent-ils, au-delà de celui qui nous est présenté dans leurs exposition ? Je sais que c’est difficile de s’exposer au Luxembourg, je le constate quotidiennement depuis 20 ans, mais je pense que c’est nécessaire.

Pourtant, on pourrait se dire qu’au vu du développement de la culture au Luxembourg, le terreau est désormais plus fertile, que les amateurs d’art et de culture en général ont plus d’outils entre les mains pour comprendre l’art et un panel culturel plus large qu’auparavant. Mais au lieu que l’ensemble aille vers le haut, vous constatez que ce milieu s’endort.

«Oui, c’est effectivement le constat que je dresse dans le livre. Il faut aussi souligner qu’il y a eu les difficultés budgétaires qui ont découragé un certain nombre de personnes, car il faut reconnaître que c’est usant de toujours devoir se battre pour obtenir de l’argent.

Est-ce que parmi les personnes interviewées on retrouve des politiques?

«Pour réaliser ce livre, je me suis entretenue avec près de 70 personnes. Mais pas les politiques, je les ai volontairement mis de côté, parce que, sincèrement, je n’attends pas de grande déclaration en ce moment sur la politique culturelle. Et je voulais rester dans le milieu de l’art. Mais je suis allée voir des collectionneurs, comme Patrick Majerus, qui a donné l’année dernière plus d’œuvres au Mudam que le musée n’a pu en acquérir lui-même, Henri Grethen, qui s’exprime aussi sur ses désaccords avec le Mudam, ou encore Michel Jimenez-Lunz, qui a soutenu Filip Markiewicz. J’ai interviewé aussi évidemment beaucoup d’artistes. J’ai essayé d’avoir une diversité de points de vue. Ce n’est pas exhaustif, mais j’essaie de donner un panorama, même s’il est forcément fragmentaire.

Au cours de ces entretiens, y a-t-il eu des sujets plus sensibles?

«J’ai choisi de publier par exemple la liste des candidats pour l’exposition au pavillon luxembourgeois à Venise. Non pas par méchanceté, mais parce que j’en ai assez de cette culture du secret. C’est tellement enfantin. Alors que c’est courageux de se présenter et qu’il y a du travail derrière. J’ai aussi eu un débat sur les jurys, car certes, c’est bien de faire un jury, mais ce sont toujours les mêmes membres! J’ai aussi pu ressentir que les artistes locaux souffrent du manque de regard des professionnels. Je suis persuadée que l’art contemporain au Luxembourg fonctionne avec plusieurs vases clos qui existent les uns à côté des autres, sans vraiment s’interpénétrer. Il y a le port franc avec les professionnels de l’art qui s’organisent autour, et il y a à côté le monde des galeries, puis celui des institutions et des artistes locaux. On manque aussi d’esprit critique. Nous sommes plutôt dans un phénomène à la ‘Jacques Martin’, où tout le monde a gagné et a la même taille d’article, que l’on expose dans un restaurant ou au Mudam. C’est dramatique.

Finalement, pourquoi avez-vous fait ce livre?

«Je suis attachée à cette notion de relais. Ce n’est pas de la théorie de l’art ni une propagande pour les musées. Je voulais simplement témoigner de ce que je vis et observe, tout en ayant un aspect grand public. Pas nécessairement pour être dans le top des ventes, mais pour que tout le monde puisse le lire s’il en a envie. J’ai toujours cette ambition de porter un regard et cette volonté de participer au débat, simplement.»

Piccolo Mondo, par Josée Hansen, éditions d’Lëtzebuerger Land & Artcotenporain.lu asbl. 352 pages. En vente en librairie, 29€.