Tout projet de relance européenne risque de se heurter à l’intérêt national. Faute de progrès, c’est une tout autre Europe qui pourrait remporter la partie. (Photo: Maison Moderne)

Tout projet de relance européenne risque de se heurter à l’intérêt national. Faute de progrès, c’est une tout autre Europe qui pourrait remporter la partie. (Photo: Maison Moderne)

«Nos conclusions ne sont rassurantes ni pour l’Union, ni pour nos citoyens.» C’était en mars 2010. Le groupe de réflexion au Conseil européen présentait ses conclusions et des recommandations toujours pertinentes sur un «projet pour l’Europe à l’horizon 2030». Si la crise économique semble surmontée, personne à l’époque n’aurait en revanche imaginé la crise migratoire, le Brexit, ou encore l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche.

Pas une année passe sans scrutin qui tient les partis traditionnels en haleine. Cette année, Emmanuel Macron faisait barrage au Front national, alors que Marine Le Pen obtenait quasiment deux fois plus de voix que son père en 2002. En Allemagne, la chancelière Angela Merkel était réélue une quatrième fois, mais l’Alternative für Deutschland (AfD) entrait pour la première fois au Bundestag. En Autriche, les ultra-conservateurs de l’ÖVP, menés par le très jeune Sebastian Kurz, gagnaient les élections, tandis que l’extrême droite, le FPÖ, récoltait un quart des voix. Et comme si l’Europe n’avait pas déjà des grandes difficultés à répondre à la globalisation, à la menace terroriste, à la transition numérique, à la transition écologique, au vieillissement de la population et à la croissance des inégalités, l’Espagne est en pleine crise à cause des aspirations indépendantistes de la Catalogne.

C’est donc dans ce contexte difficile et à un croisement des chemins que Jean-Claude Juncker et Emmanuel Macron tentaient, au mois de septembre, de «larguer les amarres» et de rallumer l’idée européenne, jugeant qu’au 21e siècle, c’est en s’unissant que les nations européennes pourraient préserver leur position dans le monde. «En 2060, aucun des États membres ne représentera ne serait-ce qu’1% de la population mondiale», rappelait l’ancien Premier ministre luxembourgeois au mois de mars.

Plusieurs vitesses

«Je ne laisserai rien, rien à toutes celles et ceux qui promettent la haine, la division ou le repli national. Je ne leur laisserai aucune proposition. C’est à l’Europe de les faire, c’est à nous de les porter, aujourd’hui et maintenant», déclarait le président de la République française, le 26 septembre à la Sorbonne. Deux semaines plus tôt, le président de la Commission européenne déclarait dans son discours sur l’état de l’Union au Parlement européen à Strasbourg: «Nous sommes en train de réparer le toit de l’Europe. Mais, aujourd’hui et demain, nous devons patiemment, étage par étage, moment après moment, inspiration après inspiration, continuer à ajouter de nouveaux étages à la maison Europe.»

Face à la menace terroriste et la crise migratoire, sujet de prédilection des partis d’extrême droite, ils s’accordent sur le principe que l’Europe doit avant tout «protéger» ses citoyens et plaident pour un renforcement de la coopération en matière de sécurité et de défense qui doute encore que la politique du centre s’est décalée à droite n’a qu’à visionner un débat entre les Républicains américains Ronald Reagan et George Bush en 1980 au sujet de la migration.

Alors que les deux hommes échangeaient des compliments après leurs discours respectifs, Jean-Claude Juncker ne manquait pas de souligner leurs différences dans le détail. Lors d’une conférence-débat du C2DH (Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History) à Esch-Belval le 13 octobre, le président de la Commission européenne commentait l’idée d’un ministre de la zone euro ainsi: «Il y a d’énormes différences entre Juncker, Merkel et Macron, lorsqu’il s’agit de donner du contenu à une idée qui m’est fort sympathique.» Tandis qu’Emmanuel Macron, ainsi que le Premier ministre luxembourgeois, Xavier Bettel, sont favorables à une Europe à plusieurs vitesses, qui existe déjà de fait en ce qui concerne la monnaie unique ou la zone Schengen, Jean-Claude Juncker avertissait que ce concept serait «dangereux», car des États membres, notamment en «Europe centrale», pourraient se sentir «écartés».

Solidarité de fait

Une fois libérée du Royaume-Uni qui ne freinait que trop souvent les initiatives européennes, l’Union européenne pourra éventuellement mieux avancer, mais devra toujours faire avec la résistance des autres États membres quand il s’agit d’égratigner leurs intérêts nationaux. Ou lorsque la force politique dans un État membre ne partage de toute façon pas le consensus de l’establishment européen.

Dans cette «Union dans la diversité», le Luxembourg n’est pas une exception. Si le Grand-Duché souhaite «rebooster» l’Union européenne, la moindre tentative d’harmonisation fiscale est rejetée par la quasi-totalité de la classe politique luxembourgeoise. Certes, le Luxembourg n’irait sans doute pas jusqu’à ignorer une décision du Conseil à majorité qualifiée, confirmée par la Cour de justice de l’UE, comme l’ont fait la Hongrie et la Slovaquie en ce qui concerne le mécanisme de répartition des réfugiés. En revanche, le Grand-Duché, comme par le passé, n’hésitera pas à utiliser tous les moyens pour défendre les intérêts de la place financière.

Lorsque Jean-Claude Juncker dirigeait encore le pays, le Luxembourg s’opposait aussi longtemps que possible à l’échange automatique d’informations bancaires. Lors de la réunion libérale au château de Senningen fin août, Xavier Bettel évoquait la «coopération renforcée» en compagnie de ses amis et alliés, Emmanuel Macron et le Premier ministre belge, Charles Michel: si la France et la Belgique tenaient à une taxe sur les transactions financières, «qu’ils le fassent». Et d’ajouter, lors d’une interview avec Paperjam, qu’en ce qui concerne l’assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés, il ne s’opposerait pas à des discussions sur l’assiette. Toute initiative au niveau du taux, en revanche, risquerait de nuire à la compétitivité du Luxembourg. Pour résumer, Xavier Bettel expliquait: «C’est la question de l’intérêt national dans un contexte international, et pas qu’européen.»

«L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble: elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord des solidarités de fait», déclarait Robert Schuman en 1950. Les gouvernements nationaux qui refusent toute concession qui nuirait à leur score lors du prochain scrutin devraient tout doucement comprendre que les menaces qui planent sur l’avenir du continent, ne serait-ce que la montée du nationalisme, suffisent largement à légitimer davantage de solidarités de fait. À défaut de réaliser cela, ils risqueront de perdre le temps qu’il leur reste et de définitivement céder le terrain à ceux qui ont d’autres projets pour l’avenir.