Frank Reimen: «Si la croissance  stagne, il importe de jouir d’une certaine flexibilité» (Photo: Luc Deflorenne)

Frank Reimen: «Si la croissance stagne, il importe de jouir d’une certaine flexibilité» (Photo: Luc Deflorenne)

En 24 mois, la structure du capital de Cargolux a connu deux bouleversements majeurs. Elle apparaît aujourd’hui plus pérenne, mais l’arrivée d’un actionnaire étranger disposant d’une minorité de blocage, Qatar Airways, a jeté le trouble sur la gouvernance d’entreprise… de surcroît lorsque le premier conseil d’administration en présence des représentants de la compagnie de l’Emirat, le 16 septembre, a fait volte-face et rejeté, sine die, la livraison des deux premiers Boeing 747-8F (sur treize) commandés de longue date par la direction de la société semi-publique luxembourgeoise.

Peu de temps après, Akbar Al Baker, CEO de la compagnie du Golfe persique et dorénavant membre du conseil d’administration du leader européen du tout cargo, avait même remis une couche en déclarant que «malheureusement, la direction de Cargolux n’avait pas pris les décisions qu’elle aurait dû prendre dans la procédure d’acceptation des avions». La raison invoquée: la surconsommation de carburant des moteurs General Electric, 2,7% au-dessus de ce qui était mentionné dans le cahier des charges.

Mais la forme, seule, importait. Il se murmurait alors que le board s’opposait frontalement au comité de direction, qu’il voulait mettre fin à d’hypothétiques pratiques dépensières dont on affuble bien volontiers les organismes publics. Ambiance.

Mais il ne faut pas se fier aux apparences. Frank Reimen, PDG de Cargolux (voir interview page 115), monte au créneau et répète à l’envi qu’«il ne faut pas surestimer les changements à attendre au niveau de la gouvernance suite à l’entrée de Qatar Airways dans le capital de Cargolux». Pourquoi?

Dans la ligne d’émir

D’abord parce que Cargolux était dans le viseur de l’Emirat du Qatar, à la recherche de partenariats stratégiques, depuis presque une décennie. En 2001, Swissair Group faisait faillite et, du même coup, Cargolux perdait son deuxième actionnaire principal (voir infographie). En 2002, Richard Agutter, aujourd’hui membre du conseil d’administration de Cargolux en tant que représentant de Qatar Airways, avait déjà été embauché comme consultant par la compagnie du Golfe pour avancer sur le dossier de la reprise des parts de Swissair.

Le conseil d’administration de l’époque manifestait alors effectivement le désir de trouver un actionnaire de la même industrie avec lequel s’allier. Etihad et Qatar Airways se sont alors fait connaître. Des pourparlers ont été engagés, mais le gouvernement, garant du capital étatique injecté via Luxair, la BCEE, la SNCI et Lux-Avantage, ne goûtait vraisemblablement pas l’idée d’un mélange culturel pour son champion national du transport aérien. C’était trop tôt en tout cas, et la cession restait ensuite bloquée par des questions juridiques ayant trait à la liquidation de la compagnie aérienne suisse.
La cession des parts de la «banque volante» – sobriquet donné à mauvais escient à la compagnie aérienne suisse – fut en fait orchestrée dans l’urgence, en 2009, alors que la faillite guettait Cargolux. Les pertes opérationnelles enregistrées cette année-là par Cargolux, du fait de conditions de marché défavorables assorties à une condamnation aux Etats-Unis pour entente sur les prix, ont nécessité une recapitalisation.

Frank Reimen témoigne: «Cela a été une année vraiment terrible d’un point de vue opérationnel et commercial. Nous avons constaté un déclin du volume combiné à une chute des prix, à quoi s’est ajouté le dossier antitrust.»

En novembre, les actionnaires de la société luxembourgeoise de fret ont augmenté le capital autorisé de 200 millions de dollars, via une émission d’actions.

La structure de l’actionnariat était également bouleversée. L’Etat rentrait directement dans la danse pour une opération de portage. Frank Reimen en devenait le représentant au conseil d’administration. Les autres actionnaires rehaussaient leurs participations (voir infographie), à l’exception de BIP et de la sicav Lux-Avantage. Le Luxembourg ne souhaitait alors pas brader les actions de Cargolux aux prétendants de la péninsule arabique.
Seulement après avoir placé ses pions pour s’assurer que son champion de la logistique lui soit bien inféodé, l’Etat luxembourgeois a organisé la passation de pouvoir. Elle fut actée en catimini au niveau politique en février 2011 à Doha, lors d’une visite du Grand-Duc héritier Guillaume, du ministre des Finances Luc Frieden, et d’Albert Wildgen, président du conseil d’administration annoncé pour septembre, en succession de Marc Hoffmann. Elle n’a été officialisée qu’en juin.

Après une décennie de patience, en septembre 2011, la transaction est finalement clôturée. Richard Agutter, chargé de mettre en œuvre les accords décidés au niveau ministériel, peut maintenant confirmer les ambitions de la compagnie aérienne qatarie: «Qatar Airways croit sincèrement en des complémentarités stratégiques entre les deux compagnies, parce que beaucoup d’affaires de Cargolux passent par le Moyen-Orient.» La compagnie de l’Emirat compte même, dit-il, «sur l’expertise du staff du cargo center (M. Reimen a pour l’occasion mandaté LuxairCargo, ndlr.) de Luxembourg pour l’aider à concevoir, à Doha, son nouvel aéroport dans les règles de l’art».

Pas question non plus d’imposer leur dictature. Les Qataris viennent en amis, comme l’affirme le consultant et membre du conseil d’administration: «Je voudrais souligner que les intérêts de Qatar Airways dans Cargolux sont voués à soutenir la croissance de la compagnie luxembourgeoise. Le cas échéant, cela profitera aussi à l’Etat du Qatar.»

Avant cela, néanmoins, Cargolux doit traverser une zone de turbulences. D’abord au niveau interne. David Arendt, directeur financier et vice-président, en poste depuis treize ans, a dû voir d’un mauvais œil le fait de se faire doubler par un haut fonctionnaire dans sa course à la présidence du comité de direction. Il claque donc la porte. Quoique sans trop de fracas puisqu’il assure la transition, sur le financement du troisième jumbo notamment. Ce qui ne l’empêche pas de piétiner d’impatience, le temps que le conseil lui désigne un successeur. David Arendt prendra dès qu’il le pourra (probablement durant le mois de novembre) la direction du Freeport, zone de suspension de taxe sur la valeur ajoutée où seront stockés des biens de luxe, au Findel.
L’autre facteur de déstabilisation au sein du staff du leader européen du tout cargo provient du dossier antitrust. Frank Reimen atteste que les employés ont été «déstabilisés» par les condamnations prononcées par les instances européennes et américaines pour une entente sur les prix avec les autres compagnies aériennes. «Ils craignaient, en termes de compliance, de ne plus trop savoir faire du business. Comment approcher les clients? Comment discuter avec les concurrents? Il faut savoir, explique le PDG, que les nouvelles règles ont transformé le marché. Depuis quelques années, tous les secteurs économiques sont soumis à des réglementations plus strictes, notamment concernant la corruption ou l’entente sur les prix, ce qui a changé le cadre dans lequel opéraient les commerciaux.»

Mais les difficultés traversées ne sont bien évidemment pas le seul fait d’aléas internes. Les externalités liées à la conjoncture et aux nouvelles réglementations perturbent l’évolution du vaisseau amiral de la logistique luxembourgeoise.

Les incertitudes dans le secteur financier et bancaire, couplées à la crise dite de la dette souveraine, ont des retombées sur la croissance économique au niveau mondial et des effets sur la croissance des échanges de biens. Le secteur du fret aérien s’en trouve sérieusement affecté. L’IATA (Association internationale du transport aérien) a revu à la baisse ses prévisions de croissance en volume de fret de presque 6% à 1,4%.

Frank Reimen serre le gouvernail

Malgré tout, Frank Reimen maintient avoir le gouvernail bien en main. «On mise bien sur une croissance du chiffre d’affaires. Et les nouveaux 747-8F vont nous aider à acquérir des parts de marché de nos concurrents, puisque cet avion nous permettra de transporter plus de marchandises à de moindres coûts.»

De même, la mise en place opérationnelle de trois de ces nouveaux aéronefs dès la fin de l’année conférera à Cargolux une certaine marge de manœuvre, en ajustant la flotte selon l’évolution de la demande, que ce soit vers le haut ou vers le bas. «Si la croissance stagne en 2012 et peut-être même en 2013, il importe de jouir d’une certaine flexibilité avec les avions loués. Et on peut, au besoin, reporter la livraison de certains 747-8F, voire laisser l’un ou l’autre avion au sol», explique le CEO.

L’intéressé compte également mettre en œuvre le plan de coopération commerciale avec Qatar Airways, mais ne perd pas de vue pour autant le marché asiatique, et notamment la Chine, qui reste un des éléments clés pour la croissance de la société. L’Asie a, en 2010, représenté 45% des revenus de Cargolux. Et sur ce marché, la direction ne craint pas la concurrence de son nouveau partenaire. Sa flotte mixte, Airbus et Boeing, compte uniquement des avions logeant moins de 100 tonnes de marchandises. La compagnie luxembourgeoise s’est spécialisée dans le hors gabarit, permis par le chargement par le nez de l’avion, que seuls les Boeing autorisent.

Ainsi, lorsque Frank Reimen est interrogé sur le poids des décisions des Qataris au conseil, il rétorque: «Bien évidemment, nous sommes à l’écoute des remarques des représentants d’une compagnie aérienne ambitieuse et jouissant d’un réel succès. Des discussions se dégagent de leurs interventions. C’est ce qui a été recherché et c’est ce qui s’est produit lors du premier conseil d’administration en leur présence.» Richard Agutter, contrepartie qatarie (bien qu’anglo-saxon) au board confirme: «Depuis leur arrivée au conseil d’administration, les membres représentant les intérêts de Qatar Airways ont déjà su apporter concrètement leur aide, notamment par leur expérience dans l’acquisition d’avions.» La compagnie du Golfe dispose d’une flotte de 100 avions accumulés en moins de 20 ans. Faisant référence au refus de se voir livrer les avions en l’espèce, il indique: «Nous connaissons plus l’art de la négociation avec Boeing et General Electric que Cargolux.»

Qatar Airways jouera donc un rôle à la marge pour que la société contrôlée par des actionnaires semi-publics se focalise à la fois sur sa rentabilité et le bien commun luxembourgeois. L’Etat, via les participations semi-publiques mais aussi avec un CEO du sérail, reste maître à bord, et ce, même si le poids symbolique de la manne financière qatarie continuera d’influencer mécaniquement certaines décisions. Un signal sera donné avec la désignation du remplaçant d’Albert Wildgen à la tête du conseil d’administration. L’intéressé, nommé pour sa connaissance des affaires dans la péninsule, a récemment déclaré ne pas souhaiter voir son mandat reconduit en mars.